Les chantiers législatifs de la Commission européenne sur le vivant
En moins d’un an et demi, entre le 3 mai 2022 et le 12 octobre 2023, la précédente Commission européenne a ouvert de nombreux chantiers législatifs touchant au vivant. Déréglementation des OGM, numérisation du vivant ou encore brevets sont autant de sujets mis sur la table des États membres et du Parlement européen. La conséquence de ces projets, s’ils devaient être adoptés, sera une appropriation du vivant facilitée pour les entreprises disposant d’importantes ressources. Des initiatives qui viennent en écho de négociations internationales en cours.
Depuis le 5 juillet 2023, l’attention est focalisée sur la proposition formulée par la Commission européenne de déréglementer un grand nombre d’OGM végétaux. Celle-ci supprimerait les obligations d’évaluation des risques, de traçabilité et d’étiquetage le long de toute la chaîne de production et de transformation jusqu’aux consommateurs. Mais cette déréglementation des plantes OGM n’est pas, de loin, le seul sujet à l’ordre du jour du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne.
Or, ces initiatives partagent un point commun avec des discussions en cours à l’international. Adoptées, elles retireraient toute capacité aux autorités nationales à tracer aussi bien un produit génétiquement modifié couvert par un brevet que l’origine du « matériel » à la base d’une invention brevetée. Se faisant, les brevets deviendraient un outil d’appropriation du vivant d’autant plus efficace que les revendications ne pourraient plus être circonscrites aux seuls produits « inventés ».
A l’international, faciliter l’appropriation du Vivant
La stratégie des multinationales pour s’approprier le vivant par le biais des outils de propriété industrielle tourne autour d’un impératif pour ces entreprises : supprimer toutes traçabilité et informations sur l’origine du « matériel » ayant servi de base à leurs inventions brevetées. Car, dans le domaine du vivant, ce « matériel » est tout simplement la biodiversité, qu’elle soit sauvage ou cultivée. Connaître l’origine des organismes vivant utilisés pour mettre au point une invention brevetée reviendrait, en théorie, à limiter les revendications de propriété industrielle aux seuls organisme issus de l’invention. Une perspective qui ne répond pas aux ambitions ou impératifs industriels des multinationales de la semence, de la pharmacie, des pesticides, des micro-organismes ou encore du numérique.
L’outil informatique fut un élément déterminant dans cette stratégie. Il a permis d’accélérer grandement les capacités de séquençage des génomes d’organismes vivants et de constituer des bases de données informatiques pour compiler des informations de séquences numérisées (DSI). Ces bases de données peuvent contenir des séquences génétiques, mais aussi des informations sur les caractères de ressources génétiques qui les contiennent ou d’autres informations liées à ces données. Ces DSI sont ainsi l’objet de multiples débats réglementaires alors même qu’elles ne disposent d’aucune définition juridique partagée par tous.
Exploiter la biodiversité en utilisant des « ressources génétiques » qui la composent nécessite aujourd’hui d’avoir une autorisation fournie par les autorités locales pour accéder à ces ressources et, éventuellement, les transférer de leur lieu d’origine vers les laboratoires et les marchés. Pour les plantes, cela nécessite de renoncer à tout droit de propriété intellectuelle portant sur ces ressources, leurs parties ou composantes génétiques, puis de partager les avantages tirés de l’exploitation de cette biodiversité. Dans plusieurs instances, le sujet des DSI est aujourd’hui utilisé comme une opportunité pour tenter de contourner ces obligations. Au sein de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB)i, mais également au sein de la Commission des ressources génétiques de la FAOii ou du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa)iii, des négociations sont en cours pour savoir si les DSI sont des ressources génétiques non brevetables ou des produits de la recherche brevetables. Cette dernière position est celle systématiquement prise dans de nombreuses instances internationale (Tirpaa, CDB…) par le « groupe Europe », qui comprend quelques États européens non membres de l’Union européenne. S’il était décidé qu’elles ne sont pas des ressources génétiques, leur utilisation ne serait pas soumise aux règles que l’on vient de résumer ci-dessus. Autre point important, de nombreuses base de données de DSI sont déjà librement accessibles sur Internet sans aucune indication de l’origine géographique du matériel séquencé. De plus, il n’est la plupart du temps plus possible de retrouver cette origine vu que de nombreuses « ressources génétiques » très différentes les unes des autres peuvent contenir certaines DSI absolument identiques. Un état de fait qui hypothèque les capacités de tracer l’origine naturelle de ce qui devient une « invention » brevetée.
Ces DSI permettent en effet aux entreprises d’ambitionner le dépôt de demande de brevets sur des informations de séquences qu’elles affirment avoir mises au point à l’aide de telle ou telle technique de modification génétique brevetable. Obtenus sur base de DSI, la portée de ces brevets s’étendrait néanmoins à tous les organismes contenant les séquences concernées, à condition que l’origine des DSI ne soit pas renseignée dans les bases de données ni requise dans la demande de brevets et que les États soient privés de toute capacité effective de contrôler. Ce chantier vient justement d’être bouclé au sein de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI)iv. Cette question intéresse également les industries pharmaceutiques, expliquant que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) travaille aussi sur la questionv.
La Commission européenne pousse plusieurs pions
La législation actuelle de l’Union européenne sur les OGM constitue un frein majeur à cette stratégie en cours à l’international. Elle impose en effet un étiquetage, une traçabilité documentaire et une publication des procédés analytiques de détection et d’identification de tout OGM disséminé ou commercialisé en Europe. Si ces méthodes de traçabilité sont fournies, les revendications très larges ambitionnées par les entreprises qui détiennent des brevets ne pourront plus être satisfaites aussi aisément. En effet, elles impliquent que tout un chacun puisse identifier un produit breveté et le distinguer de tout autre produit qui n’est pas issu de l’invention brevetée. Les mêmes entreprises poussent donc depuis longtemps l’Union européenne et d’autres pays à ne plus réclamer l’étiquetage et la traçabilité des OGM. Pour cela, elles prétendent que leurs techniques de modifications génétiques font « la même chose que la nature, ou que la sélection traditionnelle », non brevetables, juste en allant plus vite, et ne pouvant donc pas s’en distinguer. Cet argument leur permet d’étendre la portée de leurs brevets au ressources biologiques contenant naturellement, ou suite à des sélections traditionnelles non brevetables, les mêmes DSI que celles couvertes par leurs brevets.
La Commission européenne a donc ouvert plusieurs chantiers législatifs en Europe, sur une période pour le moins restreinte, pour répondre aux desiderata des industries de se débarrasser de toute obligation de traçabilité. Ces initiatives servent, au passage, à se débarrasser d’autres requis de la réglementation européenne actuelle jugés inutiles, comme l’évaluation des risques. Ainsi, entre mai 2022 et octobre 2023, ce sont pas moins de sept propositions de règlements que la Commission a présenté au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne. Le tableau ci-dessous (qu’Inf’OGM mettra régulièrement à jour) synthétise ces différentes procédures ainsi que :
- celle qui est encore à l’état de discussion informelle sur une possible nouvelle interprétation du règlement 1829/2003 ;
- les deux demandes du Parlement européen pour deux propositions de règlements à formuler.
Dans les grandes lignes, qu’en est-il ?
Concernant les DSI, la Commission européenne a présenté, en octobre 2023, une proposition (procédure 2023/0353) de signature par l’Union européenne de l’accord signé au sein de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS) et « portant sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique marine des zones ne relevant pas de la juridiction nationale ». Cet accord cite les DSI mais sans les définir, ne permettant pas au débat d’avancer dans l’immédiat. Un an plus tôt, en mai 2022, la Commission européenne s’est penchée sur le domaine de la santé humaine en formulant une proposition de règlement (procédure 2022/0140) pour encadrer l’accès aux informations de santé des européens, dont leurs données génétiques, génomiques et protéomiques. Rassemblées sous forme numérique dans des bases de données, ces informations sont des DSI humaines dont la proposition de règlement propose de permettre l’accès à des acteurs de la recherche et industriels.
Dans le dossier des végétaux (dont les algues marines ou d’eau douce) OGM, une déréglementation a été proposée en juillet 2024 (procédure 2023/0226). Cette proposition vise à ne plus soumettre de nombreux végétaux OGM à une évaluation des risques, ni à une obligation d’étiquetage et de traçabilité. Elle permettrait ainsi l’extension de la portée des brevets sur des DSI (« informations génétiques » ou « matières biologiques » associées à une « fonction » particulière) à tous les organismes qui les contiennent et expriment cette fonction, qu’ils soient ou non issus de l’invention brevetée.
Les micro-organismes OGM font également l’objet de discussions visant à alléger l’encadrement actuel. Ainsi, une discussion encore informelle a été initiée entre les États membres et la Commission européenne. Cette discussion porte sur une potentielle nouvelle interprétation du règlement 1829/2003, qui pourrait déboucher sur une exemption d’étiquetage et traçabilité des lots d’additifs alimentaires contaminés par de l’ADN issu de MGM (micro-organismes génétiquement modifiés) ayant servi à leur productionvi.
La Commission européenne a également ouvert un chantier législatif, en avril 2023, dans le domaine médical. Elle propose (procédure 2023/0132) d’harmoniser et d’alléger les procédures d’autorisation de produits médicaux de thérapies géniques « contenant des séquences d’acides nucléiques recombinantes ou des microorganismes ou des virus génétiquement modifiés », ou des cellules GM.
Enfin, en février 2024, le Parlement européen a demandé à la Commission européenne de soumettre une proposition de déréglementation des MGM obtenus par de nouvelles techniques de modification génétique, à l’image de ce qu’elle a proposé pour les végétauxvii.
Dans le domaine animal, le Parlement européen a demandé, toujours en février 2024, une proposition similaire à celle demandée pour les MGM obtenus par de nouvelles techniques de modification génétiqueviii.
Les semences font également l’objet d’une initiative législative en cours, lancée en juillet 2023 (procédure 2023/0227). Adoptée, la proposition de règlement faite par la Commission européenne pourrait faciliter l’identification des semences commercialisées par des marqueurs moléculaires, supprimer les protections nationales existantes des droits des paysans, ouvrir la voie aux OGM brevetés et faciliter la confiscation de toutes les semences paysannes et traditionnellesix.
Justement, les brevets sont le dernier domaine concerné par des initiatives de la Commission européenne. En avril 2023, elle a présenté deux propositions de règlements qui visent à prolonger la durée d’un brevet délivré pour des produits phytopharmaceutiques (procédure 2023/0126) et des produits médicaux (procédure 2023/0127). Ces propositions sont en cours de négociations entre Parlement européen, Conseil de l’Union européenne et Commission européenne.
Synthèse des chantiers législatifs de la Commission européenne touchant au vivant
DEREGLEMENTATION OGM | |||||
Plantes issues de « NTG » | MGM issus de « NTG » | MGM ADN lots additifis | MGM pharmaceutiques | Animaux issus de NTG | |
Objet | Déréglementation d’un grand nombre d’OGM végétaux | Déréglementation d’un grand nombre de MGM | Statut réglementaire des produits contenant des traces d’ADN de MGM | Harmonisation des procédures d’autorisation de produits médicaux (thérapies géniques) | Déréglementation d’un grand nombre d’animaux OGM |
Référence de la procédure | 2023/0226 | Demandée par le Parlement européen le 07/02/24 | 2023/0132 | Demandée par le Parlement européen le 07/02/24 | |
Proposition de la CE | Texte de la proposition (05/07/2023) | Suivre les discussions (Dernière en date : 20/09/2021) | Texte de la proposition (26/04/2023) | ||
Commission du PE | Texte du rapport (24/01/2024) | Texte du rapport (21/03/2024) | |||
Vote du PE | Texte voté (07/02/2024) | Texte voté (10/04/2024) | |||
2nd vote du PE | Texte voté (24/04/24) | ||||
Vote Conseil de l’UE | |||||
Adoption finale |
DSI | BREVETS | SEMENCES | |||
UNCLOS | Espace européen des données de santé | Produits phytopharmaceutiques | Produits médicaux | Règlement semences | |
Objet | Signature accord BBNJ de l’UNCLOS (RG et DSI eaux internationales) | Accès aux données génétiques, génomiques et protéomiques humaines | Certificat complémentaire de protection unitaire pour les produits phytopharmaceutiques | Certificat supplémentaire unitaire pour les produits médicaux | Production et commercialisation de matériel de reproduction végétale dans l’Union |
Référence de la procédure | 2023/0353 | 2022/0140 | 2023/0126 | 2023/0127 | 2023/0227 |
Proposition de la CE | Texte de la proposition (12/10/2023) | Texte de la proposition (03/05/22) | Texte de la proposition (27/04/23) | Texte de la proposition (27/04/23) | Texte de la proposition (05/07/23) |
Commission du PE | Texte du rapport (19/04/24) | Texte du rapport (05/12/23) | Texte du rapport (24/01/2024) | Texte du rapport (31/01/2024) | Texte du rapport (22/03/24) |
Vote du PE | Texte voté (24/04/24) | Texte voté (13/12/23) | Texte voté (26 février 2024) | Texte voté (28/02/24) | Texte voté (24/04/24) |
Négociations entre institutions | Accord adopté (en anglais) (22/03/24) | ||||
2nd vote du PE | Texte voté (24/04/24) | ||||
Vote du Conseil de l’UE | |||||
Adoption finale | Texte adopté (19/07/2024) |
i Eric MEUNIER, « Négociations en cours sur la numérisation du vivant », Inf’OGM, 14 mai 2024.
ii FAO, Commission des ressources génétiques pour l’alimentation et l’agriculture, « Informations de séquençage numérique ».
iii Guy Kastler, « Interconnexions entre les nouvelles biotechnologies et les DSI ou GSD », Inf’OGM, 11 juillet 2024.
iv K.M. Gopakumar, « L’OMPI ouvre plus largement la porte à la biopiraterie », Inf’OGM, 31 octobre 2024.
v Frédéric Prat, « Main basse sur les pathogènes par l’OMS ? », Inf’OGM, 11 février 2021.
vi Voir le compte-rendu de la réunion du 20 septembre 2021, point A.07 :
Commission européenne, Direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire, « Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed Section Genetically Modified Food and Feed », 20 septembre 2021.
vii Eric Meunier, « La Commission européenne veut en finir avec les OGM », Inf’OGM, 24 juillet 2023.
viii Ibid.
ix Guy Kastler, « Réforme de la commercialisation des semences : libérer la biodiversité cultivée ou les OGM brevetés ? », Inf’OGM, 22 février 2024.