L’OMPI ouvre plus largement la porte à la biopiraterie
Par K.M. Gopakumar - Conseiller juridique et chercheur au Third World Network (TWN) sur le régime mondial de la propriété intellectuelle et son impact sur les pays en développement
Publié le 31/10/2024
Adopté le 24 mai 2024, après près de 25 années de négociations, un Traité sur la propriété intellectuelle, les ressources génétiques et les savoirs traditionnels vise à réglementer l’utilisation des ressources naturelles et culturelles par la divulgation obligatoire de l’origine dans les demandes de brevet. L’objectif de ce traité est de garantir un partage équitable des avantages. Cependant, des lacunes dans les exigences de divulgation permettent de les contourner. Ces lacunes laissent planer des inquiétudes quant à la légitimation potentielle de la biopiraterie par cette instance internationale.
Comprendre les absences d’obligation de divulguer l’origine du matériel à la base d’une « invention » brevetée est une des clefs pour saisir la stratégie en cours d’appropriation du vivant par quelques multinationales. Dans le domaine des brevets, Inf’OGM choisit ici de publier un éclairage sur un texte de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) adopté en 2024. Il est fourni par K.M. Gopakumar, juriste du Third World Network (TWN) qui a suivi de longue date les négociations à l’OMPI. Cet éclairage juridique peut paraître technique mais est toutefois indispensable pour comprendre les ressorts d’un texte international présenté comme garantissant la protection effective des « ressources génétiques »i.
Depuis 25 ans, des discussions ont lieu entre les pays au sein de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) pour établir un instrument juridique commun dont l’objectif est de protéger les ressources génétiques et les connaissances traditionnelles qui y sont associées. Ces discussions ont eu lieu alors que, dans le même temps, les séquences génétiques font l’objet d’une numérisation, laquelle alimente des bases de données privées et publiques. L’une des questions clés de ces négociations était de savoir si l’origine géographique d’une ressource génétique devait ou non être indiquée lors de la revendication d’un brevet sur les séquences génétiques de cette ressource. Une question essentielle : sans cette information, les pays n’auront pas la possibilité de contrer d’éventuelles biopirateries. Une réponse est arrivée en mai 2024, lorsque l’OMPI a adopté son nouveau traité.
Un mandat donné en 2000
Le 24 mai 2024, la conférence diplomatique de l’OMPI a adopté le Traité sur la propriété intellectuelle, les ressources génétiques et les savoirs traditionnels (le Traité)ii. Cette adoption a conclu près de 25 ans de négociations au sein du Comité intergouvernemental (CIG)iii, créé en 2000 par l’Assemblée générale de l’OMPI pour examiner les questions de propriété intellectuelle dans le contexte des savoirs traditionnels, des expressions culturelles traditionnelles et des ressources génétiques (« GRTK » en anglais). En 2009, l’Assemblée générale de l’OMPI confiait au CIG le mandat de mener ces négociations fondées sur des textesiv «dans le but de parvenir à un accord sur le texte d’un instrument juridique international (ou d’instruments juridiques internationaux) qui assurera la protection effective des ressources génétiques, des savoirs traditionnels et des expressions culturelles traditionnelles ». Ces négociations ont abouti à l’élaboration de trois projets d’instruments juridiques différents, dont un seul a été adopté par la conférence diplomatiquev, celui sur les ressources génétiques.
Divulgation obligatoire et partage des bénéfices en vertu du Traité
Le Traité adopté vise à lutter contre l’appropriation illicite des ressources génétiques et des savoirs traditionnels par le biais des brevets. À cette fin, il impose une obligation légale de divulgation du pays d’origine par le demandeur de brevet lorsqu’il cherche à obtenir des brevets sur des « inventions » fondées sur des ressources génétiques et des savoirs traditionnels. La raison d’être de cette divulgation obligatoire est de permettre aux pays, en particulier ceux qui sont parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB)vi ou au protocole de Nagoyavii, de remplir leurs obligations en matière de partage équitable des avantages. Cette obligation de divulguer la source des ressources génétiques ou leur pays d’origine aiderait les autorités nationales chargées de la biodiversité. Elles pourraient vérifier si l’invention brevetée sur les ressources génétiques a été obtenue conformément aux exigences de la législation sur la biodiversité en matière d’accès, tel que le consentement préalable en connaissance de cause.
En l’absence d’une telle divulgation, le titulaire du brevet pourrait se soustraire aux obligations de partage des avantages, en particulier dans les territoires étrangers. Actuellement, il existe environ 35 législations nationales/régionales qui prévoient des divulgations obligatoires. Le Traité devait fournir une norme minimale pour le régime de divulgation et des sanctions en cas de défaut de divulgation.
L’objectif manqué par le Traité
Dans quelle mesure les dispositions du Traité atteignent-elles leur objectif premier, qui est de compléter le régime national et international d’accès et de partage des avantages (APA) ?
Selon l’article premier, les objectifs du Traité sont :
« a) de favoriser l’efficacité, la transparence et la qualité du système des brevets en ce qui concerne les ressources génétiques et les savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques ;
b) de prévenir la délivrance de brevets indus pour des inventions qui ne sont pas nouvelles ou n’impliquent pas d’activité inventive au regard des ressources ».
Ainsi, les objectifs suggérés sont de renforcer l’efficacité et la transparence du système des brevets en ce qui concerne les ressources génétiques et les savoirs traditionnels associés, et d’empêcher la délivrance « à tort » de brevets sur les ressources génétiques et les savoirs traditionnels associés qui ne sont pas nouveaux ou inventifs. Mais le texte ignore donc l’objectif clairement formulé dans le mandat donné à l’IGC. Celui-ci était double :
– réconcilier le fossé entre la CDB et le régime de propriété intellectuelle ;
– faciliter la mise en œuvre effective du partage des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels qui y sont associés.
Comme nous l’avons mentionné, la CDB et le protocole de Nagoya obligent les États à partager les avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés. Mais les instruments juridiques internationaux relatifs à la propriété intellectuelle permettent au détenteur de la propriété intellectuelle de monopoliser les avantages sans pour autant créer d’obligation de partager ces avantages avec les États ou communautés qui conservent les ressources génétiques et les savoirs traditionnels. La version précédente du projet de Traité mentionnait explicitement la réconciliation entre le régime de la CDB et le régime de la propriété intellectuelleviii.
Une ligne floue sur les DSI
Le Traité rend donc obligatoire la divulgation des ressources génétiques, des savoirs traditionnels et de leurs origines. L’article 2 définit que les « ressources génétiques sont le matériel génétique ayant une valeur effective ou potentielle ». Le matériel génétique est lui définit comme « le matériel d’origine végétale, animale, microbienne ou autre, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité ». Cette définition du matériel génétique pourrait être interprétée comme excluant l’information de séquence numérique (DSI) du champ d’application de la définition des ressources génétiques. En conséquence, les obligations de divulgation prévues par le Traité ne pourraient s’appliquer qu’aux inventions fondées sur les formes physiques du matériel génétique. Une telle interprétation réduirait considérablement l’application des exigences de divulgation aux seules demandes de brevet fondées sur les ressources génétiques physiques qui entrent dans le champ d’application du Traité. Cependant, la plupart des brevets fondés sur les ressources génétiques utilisent des DSI au lieu des formes physiques du matériel génétique et apparaissent donc comme une nouvelle forme de biopiraterieix. Si aucune disposition du Traité n’empêche une partie de rendre obligatoire la divulgation de la source de DSI, une interprétation excluant les DSI du champ d’application du Traité compromettrait gravement son efficacité à compléter le régime d’APA.
Divulgation d’informations ? Seulement si possible
La divulgation obligatoire est fixée par l’article 3 du Traité. Cet article établit précisément quand le demandeur de brevet doit divulguer le pays d’origine ou la source des ressources génétiques et des savoirs traditionnels à l’office des brevets. Selon cet article, chaque fois qu’une invention revendiquée dans une demande de brevet est « fondée » sur des ressources génétiques ou des savoirs traditionnels, le demandeur doit divulguer le pays d’origine des ressources génétiques ou, s’il ne connaît pas le pays d’origine, la source des ressources génétiques.
L’expression « fondée sur » est définie par l’article 2. Cela signifie « que les ressources génétiques et/ou les savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques doivent s’être avérés nécessaires à l’invention revendiquée et que l’invention revendiquée doit dépendre des propriétés spécifiques des ressources génétiques et/ou des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques ». Ainsi, la divulgation ne devient obligatoire que si ces deux conditions sont remplies. Par conséquent, on pourrait avancer que les exigences de divulgation ne seraient applicables que lorsque la revendication de brevet est liée aux ressources génétiques. Il n’est pas nécessaire de procéder à la divulgation lorsque le mémoire descriptif du brevet contient les ressources génétiques utilisées dans l’invention mais qui ne font pas partie des revendications. Cette portée étroite du déclenchement de l’obligation de divulgation permet aux parties d’éviter que les produits dérivés n’y soient soumis. Par exemple, un ingrédient actif séparé des ressources génétiques et produit ultérieurement par des méthodes synthétiques pourrait être exclu du régime de divulgation. Il existe de nombreux brevets de dérivés de produits naturels dans les domaines pharmaceutique et agrochimiquex. Le protocole de Nagoya définit en effet un dérivé comme « tout composé biochimique qui existe à l’état naturel résultant de l’expression génétique ou du métabolisme de ressources biologiques ou génétiques, même s’il ne contient pas d’unités fonctionnelles de l’hérédité ».
D’autres dispositions de l’article 3 du Traité compromettent encore davantage l’efficacité de la divulgation. Tout d’abord, il permet au demandeur de brevet de ne pas faire de divulgation en faisant une déclaration «affirmant que le contenu de la déclaration est vrai et correct à la connaissance du déposant »xi. De même, les parties ne peuvent pas obliger les offices nationaux de brevets à vérifier le contenu de la divulgationxii. L’interdiction d’obliger les officesxiii à vérifier la divulgation faite par le demandeur de brevet affecte sérieusement l’invocation de sanctions en cas de non-divulgation ou de divulgation illicite.
Des sanctions… au cas où ?
Que se passerait-il si cette fragile obligation de divulguer l’origine géographique n’était pas respectée ? Le Traité affaiblit la capacité des pays à agir. Son article 5 limite la liberté des parties à révoquer le brevet en cas de défaut de divulgation aux seuls cas de divulgation frauduleuse. L’alinéa 5.3 interdit aux parties de « révoquer, invalider, rendre inopposables les droits de brevet conférés au seul motif que le déposant n’a pas communiqué les informations visées à l’article 3 du présent traité ». Selon l’alinéa 5.4, les parties sont libres de révoquer le brevet uniquement en cas de divulgation dans une intention frauduleuse. Une interprétation stricte de cette disposition signifie qu’un brevet ne peut pas être révoqué simplement en raison d’une divulgation illicite ou d’une absence de divulgation. Il ne peut être révoqué que s’il existe une preuve d’intention frauduleuse. Prouver l’intention frauduleuse crée une charge de la preuve pour les autorités et rend la révocation du brevet extrêmement difficile. Cela réduit considérablement l’efficacité des sanctions. Pour remédier à ce problème, le droit national peut introduire le concept de présomption d’intention frauduleuse en cas de divulgation ou de non-divulgation illicite. En d’autres termes, le droit national peut stipuler que la non-divulgation ou l’inaction face à une divulgation illicite après un rappel de l’office des brevets peut être présumée frauduleuse et entraîner la révocation du brevet.
Base de données sur les ressources génétiques et les savoirs traditionnels associés
Selon l’article 6 du Traité, les États « peuvent établir des systèmes d’information (tels que des bases de données) en matière de ressources génétiques et de savoirs traditionnels associés à des ressources génétiques, en consultation, le cas échéant, avec les peuples autochtones et les communautés locales et autres parties prenantes et en tenant compte des circonstances nationales ». En l’absence de garanties, la création de ce type de bases de données pourrait exposer les ressources génétiques et les savoirs traditionnels associés au danger de la biopiraterie. En effet, les parties au Traité sont libres de mettre en place une base de données sur les ressources génétiques et les savoirs traditionnels qui y sont associés. Il n’existe donc aucune obligation de le faire. Ajoutons que le Traité donne également aux parties la liberté de mettre la base de données à la disposition de l’office des brevets à des fins de recherche et d’examen, moyennant des garanties appropriées.
Quels sont les liens avec le Traité de coopération en matière de brevets?
Le Traité de coopération en matière de brevets (PCT) est un accord international qui vise à faciliter le dépôt de demandes de brevet dans plusieurs pays par le biais d’une seule demande de brevet. Actuellement, 157 pays sont parties au PCT. Bien que ce traité permette de déposer des brevets dans plusieurs pays par le biais d’une demande unique, la délivrance d’un brevet est soumise à l’examen de fond prévu par la législation nationale sur les brevets. Par conséquent, le PCT ne garantit pas la délivrance de brevets dans tous les pays où des demandes ont été déposées dans le cadre du PCT. L’application des dispositions du Traité dans le contexte du PCT laisse dubitatif.
Ainsi, l’article 27 du PCT dispose qu‘« aucune législation nationale ne peut exiger que la demande internationale satisfasse, quant à sa forme ou son contenu, à des exigences différentes de celles qui sont prévues dans le présent traité et dans le règlement d’exécution ou à des exigences supplémentaires ». L’application de la divulgation obligatoire aux demandes PCT est donc douteuse. Étant donné qu’un grand nombre de demandes sont déposées par la voie du PCT, de nombreux demandeurs peuvent utiliser cette voie pour contourner les exigences en matière de divulgation. Pour résoudre ce problème, une note de bas de page à l’article 7 du Traité, qui traite des relations avec d’autres accords internationaux, stipule que : « Les Parties contractantes demandent à l’Assemblée de l’Union internationale de coopération en matière de brevets d’examiner la nécessité de modifier le règlement d’exécution du PCT et/ou les instructions administratives relatives afin de permettre aux déposants qui déposent une demande internationale selon le PCT désignant un État contractant du PCT qui, en vertu de sa législation nationale applicable, exige la divulgation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques, de remplir toutes les formalités liées à cette exigence de divulgation soit au moment du dépôt de la demande internationale, avec effet pour tous ces États contractants, soit ultérieurement, lors de l’ouverture de la phase nationale devant un office de l’un quelconque de ces États contractants ». La mise en œuvre de la proposition contenue dans la note de bas de page se heurte à deux obstacles. Premièrement, la Conférence des Parties (CdP) du Traité doit parvenir à un consensus et elle ne doit avoir lieu qu’après l’entrée en vigueur du Traité. Deuxièmement, rien ne garantit que l’Assemblée du PCT acceptera la proposition de la CdP. Il n’est donc pas certain que l’obligation de divulgation puisse s’appliquer aux demandes de brevet déposées par la voie du PCT immédiatement après l’entrée en vigueur du Traité.
L’objectif initial du Traité était de combler les lacunes du droit des brevets qui permet au titulaire du brevet de jouir du monopole légal sur l’invention sans même partager les avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques et des savoirs traditionnels qui y sont associés. Les 25 années de délibérations et de négociations aboutissent au fait que le Traité n’a pas réussi à créer un régime de divulgation efficace pour atteindre ses objectifs initiaux. Au contraire, il établit des normes qui offrent au demandeur de brevet diverses échappatoires lui permettant de contourner les exigences en matière de divulgation et de saper le régime d’APA. Le Traité risque donc de légitimer la biopirateriexiv.
i Christophe Noisette, Annick Bossu, « « Ressource génétique » : une mauvaise expression », Inf’OGM, le journal, n°162, janvier-mars 2021.
ii OMPI, « Conférence diplomatique pour la conclusion d’un instrument juridique international sur la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés aux
ressources génétiques. Genève, 13 – 24 mai 2024. TRAITE DE L’OMPI SUR LA PROPRIETE INTELLECTUELLE, LES RESSOURCES GENETIQUES ET LES SAVOIRS TRADITIONNELS ASSOCIES », 24 mai 2024.
iii OMPI, « Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC) ».
iv TWN, « TWN Info Service on Intellectual Property Issues (Oct09/01) », 6 octobre 2009.
v OMPI, « Conférence diplomatique pour la conclusion d’un instrument juridique international sur la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques », 13-24 mai 2024.
vi CDB, « La Convention sur la Diversité Biologique ».
vii Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, « Protocole de Nagoya sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation », 2012.
viii À cette fin, le premier objectif mentionné dans le texte de négociation antérieur stipulait « Assurer un soutien mutuel aux accords internationaux relatifs à la protection des ressources génétiques et/ou des savoirs traditionnels associés aux ressources génétiques et à ceux relatifs à la propriété intellectuelle ».
ix Sara Dal Monico, « A New Horizon in Biopiracy Trends? Preliminary Considerations on Digital Sequence Information on Genetic Resource », OpinioJuris, 3 janvier 2024.
x US6069146 : exemple de brevet où l’halimide est un alcaloïde aromatique isolé de la fermentation d’un champignon Aspergillus marin collecté au large des îles Philippines et enregistré sous le numéro ATCC 74434 le 10 avril 1998. Cette molécule, composée de deux résidus d’acides aminés, est la première molécule cytotoxique anticancéreuse découverte pour cette souche de champignon. Les composés de l’invention, incluant l’halimide et ses dérivés, peuvent inhiber la progression des cellules en mitose, réduisant ainsi leur prolifération et viabilité.
xi Paragraphe 3 de l’article 3.
xii Paragraphe 5 de l’article 3.
xiii Les offices nationaux restent néanmoins « libres » de conduire cette vérification, seule une disposition légale les obligeant à la faire est interdite.
xiv Edward Hammond, « Biopiracy Watch – A compilation of some recent cases », éditions TWN, 2013.