n°178 – janvier / mars 2025

Deux obtenteurs concrètement menacés par des brevets

Par Denis MESHAKA

Publié le 01/01/2025, modifié le 08/04/2025

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Depuis l’automne 2023, la question des brevets s’est imposée dans le débat autour de la déréglementation des OGM. Certains États membres et eurodéputés se disent préoccupés par les impacts des brevets de l’agro-industrie sur le reste de la filière agricole. L’histoire montre que les menaces qu’ils représentent sont en effet bien réelles. Voici deux exemples d’entreprises semencières dont certains produits sont visés par de telles menaces.

Le 7 février 2024, le Parlement européen votait des modifications de la proposition de déréglementation des OGM/NTG faite par la Commission européenne en juillet 2023. Si les modifications sur les brevets devenaient définitifs, les obtenteurs traditionnels, les agriculteurs et les paysans resteraient sous la menace d’actions en contrefaçon des quelques multinationales contrôlant les droits de brevets dans les NTG1. Des menaces qui pourraient devenir concrètes, comme ce fut déjà le cas pour l’agriculteur Percy Schmeiser en 1998 et pour le français Gautier Semences en 2004.

Le risque est aujourd’hui tel que des acteurs pourraient préférer retirer du marché certaines de leurs productions végétales plutôt que de négocier avec des détenteurs puissants de brevets ou de finir devant les tribunaux.

Rijk Zwaan, le hollandais volant…

et « récidiviste » ! L’entreprise néerlandaise avait, en effet, en 2004, fait pression sur Gautier Semences, qui s’était à cette époque opposé à un de ses brevets européens. Ce dernier couvrait des salades rendues résistantes à un puceron, obtenues en utilisant la sélection assistée par marqueurs, à partir d’une espèce de laitue sauvage. L’entreprise familiale provençale avait, de son côté, créé depuis longtemps des laitues résistantes à ce puceron, en utilisant des méthodes de sélection classiques. Ses clients pour cette laitue ayant été menacés par Rijk Zwaan, Gautier Semences avait été contraint de se retirer de la procédure d’opposition au brevet du hollandais, négocier avec lui un droit de licence et lui verser des redevances pour pouvoir continuer à commercialiser ses semences de salade2.

En 2021, Frank Morton, un semencier de l’Oregon (États-Unis) a vendu à un client une variété de salade certifiée bio, la « Funny Cut Mix », développée par son entreprise. Ce client voulait l’inclure dans ses essais de laitues pour évaluer sa performance. Interrogé par Inf’OGM, Morton explique que ce client a apprécié cette variété, mais l’a trouvée trop similaire à l’une des variétés qu’il vend lui-même et qui est couverte par un brevet. Ce client ne souhaitait donc plus vendre la variété « Funny Cut Mix ». Morton s’étonne : « l’objectif de la sélection du Funny Cut Mix était de donner aux producteurs un choix non breveté pour une laitue de type « multi-feuilles ». L’élimination de ma variété par mon client, parce qu’elle est en concurrence avec un produit breveté, renverse l’argument en faveur des brevets. Les brevets sont censés stimuler la concurrence, et non l’empêcher. Dans le cas présent, mon intention de concurrencer les laitues brevetées est sapée par le succès que j’ai remporté dans ce domaine. Oui, je continue à vendre Funny Cut Mix directement aux clients, mais pas par l’intermédiaire d’autres catalogues ».

De son point de vue, Morton considère que son travail ne peut contrefaire les brevets de Rijk Zwaan, car il n’aurait utilisé aucun matériel breveté ou lignées parentales pour créer ses variétés : « J’ai utilisé les caractéristiques naturelles de mes propres lignées de laitue pour créer le Funny Cut Mix, et je ne pense pas que Rijk Zwaan puisse porter plainte contre moi. Je pense que les caractères génétiques et les gènes qui les sous-tendent sont l’œuvre de la nature, et non des sélectionneurs de plantes. Les sélectionneurs de plantes découvrent les caractères et les gènes qui les accompagnent, ils ne les inventent pas ». L’obtenteur de l’Oregon conclut : « Je ne m’inquiète donc pas rapport à Rijk Zwaan. Ils peuvent venir me chercher. Ce serait un beau couronnement pour ma carrière que de mettre en lumière le manque de fondement du droit des brevets sur les plantes. J’ai la conscience tranquille, mais je pense que ce n’est pas le cas pour eux ». Franck Morton ne devrait peut-être pas sous-estimer – et peut-être ne le fait-il pas – la capacité et la volonté d’action judiciaire des titulaires de brevets, a fortiori les multinationales de la semence.

Le maïs breveté de KWS jette un froid

L’entreprise néerlandaise Nordic Maize breeding (NMB), travaillant également en « bio », commercialise environ un tiers des semences de maïs biologique vendues aux Pays-Bas. Depuis 2023, elle s’inquiète pour son maïs résistant au froid qu’elle développe depuis une vingtaine d’années. Sa copropriétaire, Grietje Raaphorst-Travaille, a en effet appris que la société allemande KWS (sixième plus grand semencier mondial) avait obtenu, en juillet 2022, un brevet européen (EP3380618) sur une séquence génétique qui pourrait être présente dans le maïs de NMB.

Les revendications du brevet délivré à KWS couvrent, entre autres, un plant de maïs tolérant au froid, qui aurait été obtenu par sélection assistée par marqueurs, et qui comporte une séquence d’acide nucléique (ADN) spécifique conférant une telle résistance, ainsi que toutes séquences identiques à 98 % de cette séquence spécifique. Dans un article de Politico3, l’entrepreneuse néerlandaise déclare : « Les plantes présentant les caractéristiques revendiquées dans le brevet sont présentes sur le marché depuis des années. L’octroi de ces brevets ne fait qu’accroître les risques juridiques, les coûts et les incertitudes […].Cela pourrait signifier que NMB sera la dernière entreprise à lancer un programme de sélection du maïs et que la liberté de sélection prendra fin ». Dans un entretien qu’Inf’OGM a eu avec Grietje Raaphorst-Travaille, cette dernière explique que la résistance au froid de son maïs est multifactorielle et s’étonne que le plant de maïs breveté de KWS ne se suffise que d’un seul gène pour répondre à ce stress abiotique.

Si cet aspect technique se confirmait, il pourrait questionner la validité du brevet KWS. Les revendications d’un brevet doivent, en effet, définir les moyens essentiels de l’invention. Dans le cas présent, elles devraient donc inclure toutes les séquences génétiques impliquées dans une résistance au froid. Depuis mai 2023, ce brevet KWS est contesté dans le cadre d’une opposition, toujours en cours, déposée à l’Office Européen des Brevets (OEB) par No Patents On Seeds (NPOS). Grietje Raaphorst-Travaille nous a informés qu’elle continue, malgré ce brevet, à cultiver son maïs tolérant le froid. Mais, comme elle le précise à Politico, elle n’est « pas convaincue par les garanties des grandes entreprises de semences qui offriraient des licences gratuites ou abordables sur leurs brevets […] et qu’en tant que petit obtenteur on ne sera jamais libre. […] On aura toujours à écouter ces plus grandes entreprises ».

Ces exemples de NMB et de Franck Morton montrent l’effet concret des brevets sur les obtenteurs et les paysans. Les entreprises françaises avaient d’ailleurs émis des positions réservées sur les brevets concernant les OGM/NTG. C’est donc bien le sort de l’ensemble de la biodiversité cultivée qui pourrait être dans les mains de quelques propriétaires de brevets sur les traits végétaux si la déréglementation des OGM proposée par la Commission européenne devait aboutir. D’autant plus si, comme le propose le Parlement européen, l’Union européenne remet en question la brevetabilité des produits, mais pas celle des procédés NTG, qui s’étendra aux produits obtenus s’ils présentent des caractéristiques revendiquées.

Deux exemples concrets des craintes de certains États membres

En octobre 2023, plusieurs États membres avaient communiqué leur position sur les brevets à la Commission européenne 4. En 2024, les États membres ont examiné ces questions de brevets, mais une absence de consensus a demeuré sur ce sujet, qui reste le principal frein à l’adoption de la proposition de règlement NTG. Si la position de la plupart des États, dont la France, est restée globalement la même, celle de la Pologne, actuelle présidente du Conseil, a évolué au fil du temps.

Alors que cette dernière demandait, en janvier 2025, la transparence et l’accès à l’information sur les brevets, cette condition devenait, dans sa proposition de février, simplement déclarative et sans mécanisme de vérification. Le texte ignore, de plus, les problèmes liés à la contamination des cultures par des plantes NTG brevetées et ne prévoit toujours pas d’obligation de publication des procédés de détection et d’identification des plantes OGM et brevetées.

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