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OGM non transgéniques – La justice européenne à nouveau saisie
Énième rebondissement dans le feuilleton judiciaire concernant le statut de certains OGM non transgéniques. Le 8 novembre 2021, le Conseil d’État a de nouveau saisi la Cour de justice de l’Union européenne pour clarifier l’étendue de la réglementation OGM et préciser ceux qui ne peuvent bénéficier de l’exemption prévue par la directive 2001/18. Cette nouvelle procédure bousculera-t-elle le calendrier politique de la Commission européenne ? Réponse possible les 22 et 25 novembre prochains.
En octobre 2020, neuf organisations de la société civile [1] saisissaient le Conseil d’État d’une requête en exécution pour faire reconnaître la non application par l’État français des injonctions de cette même juridiction concernant la réglementation OGM et des variétés rendues résistantes aux herbicides (VrTH). En effet, en février 2020, le Conseil d’État avait imposé au gouvernement un certain nombre de mesures [2], mesures qu’il n’a toujours pas adoptées. La Commission européenne a émis un avis circonstancié sur les propositions législatives françaises. Cette prise de position a donné une dimension européenne à cet imbroglio judiciaire. Et le Conseil d’État a donc préféré, pour la seconde fois en cinq ans, le 8 novembre 2021, s’en remettre à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Il a par ailleurs menacé l’État de sanctions financières importantes s’il n’exécute pas dans les trois mois les injonctions concernant les VrTH.
Une procédure qui a débuté en 2016
La première fois, en 2016, les questions posées par le Conseil d’État avaient donné lieu à un arrêt de la CJUE rendu le 25 juillet 2018 [3]. Cet arrêt confirmait l’interprétation de neuf organisations agricoles et de la société civile française contre la Commission européenne et le gouvernement français : les obligations de la réglementation « OGM » en Europe concernent tout OGM obtenu par une technique de modification génétique qui n’a pas fait preuve d’un historique d’utilisation sans risque, puisque apparue ou principalement développée après 2001. Autrement dit : la directive 2001/18 ne s’applique pas qu’aux seuls OGM transgéniques.
En février 2020, fort de ces précisions, le Conseil d’État enjoignait au gouvernement français de retirer du catalogue et du marché les variétés végétales obtenues par les techniques de mutagénèse dirigée et de mutagénèse aléatoire in vitro, qu’il identifiait comme sans historique d’utilisation sans risque. Mais le gouvernement n’a depuis fait que notifier à l’Union européenne des projets de décrets et d’arrêtés, sans agir plus au vu de l’opposition exprimée par la Commission européenne [4]. Le Conseil d’État a donc choisi de demander à la CJUE de trancher le différend. Pendant ce temps, 1000 hectares de colza rendu tolérant aux herbicides par mutagénèse aléatoire in vitro – OGM réglementé donc, selon la décision du Conseil d’État du 7 février 2020 et le projet d’arrêté du gouvernement français de l’été 2020 – ont été semés en France en 2019 selon la Confédération paysanne…
Le Conseil d’État prend acte des objections de la Commission
Dans sa décision du 8 novembre 2021 [5], le Conseil d’État rappelle sa décision de février 2020 (qui revêt l’autorité de la chose jugée) selon laquelle il ressortait « des pièces du dossier que tant les techniques ou méthodes dites « dirigées » ou « d’édition du génome » que les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques (…) sont apparues postérieurement à la date d’adoption de la directive 2001/18/CE ou se sont principalement développées depuis cette date ». Conformément à l’arrêt de la CJUE de juillet 2018, il en avait alors conclu que « ces techniques ou méthodes doivent être regardées comme étant soumises aux obligations imposées aux OGM par cette directive ».
Cet historique avait déjà été détaillé dans une toute première décision du Conseil d’État en 2016 [6]. Il y exposait alors que, « postérieurement à l’adoption de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, de nouvelles méthodes de modification génétique ont été développées ». De nouvelles méthodes qui, précisait-il, « ont tout d’abord consisté à appliquer des procédés de mutagénèse aléatoire in vitro, en soumettant des cellules de plantes à des agents mutagènes chimiques ou physiques ».
Mais, à l’été 2020, la Commission européenne fait savoir qu’elle n’interprète pas de la même façon l’arrêt de la CJUE auquel elle s’était déjà opposée lors de son instruction. Dans un avis circonstancié adressé au gouvernement français [7], elle explique considérer « que la distinction opérée par le Conseil d’État entre la mutagénèse in vivo et la mutagénèse in vitro n’est étayée ni par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 25 juillet 2018, ni par la législation de l’Union européenne, ni par les avancées scientifiques de ces techniques ». Pour la Commission, il n’y a pas lieu de différencier les deux techniques de mutagénèse aléatoire in vivo et in vitro. La Commission estime en effet qu’elles sont à considérer comme « un continuum dans les modifications génomiques causées par la mutagénèse aléatoire in vivo et in vitro, ainsi que dans la régénération des plantes qui en résulte ».
En termes plus simples, peu importe que le développement de plantes issues de mutagénèse aléatoire in vitro soit récent, il bénéficie de l’historique d’utilisation sans risque de celles issues de mutagénèse in vivo. Selon le Conseil d’État, la Commission citait à l’appui un rapport préliminaire des experts européens de l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA/EFSA), rapport adopté dans sa version finale fin octobre 2021 et publié le 11 novembre [8].
Comme le souligne le Conseil d’État, les experts européens se sont intéressés, conformément à la question posée par la Commission européenne, au seul mécanisme d’action de l’agent mutagène utilisé, et non à l’ensemble des mutations ou épimutations pouvant apparaître du fait du contexte dans lequel il est utilisé, ni aux autres étapes constituant le procédé global de modification génétique. Le Conseil d’État rappelle aussi que le Haut Conseil des Biotechnologies (HCB) lui-même a souligné que la seule mise en culture de cellules in vitro a des « effets propres (…) dites variations somaclonales, lesquelles sont définies comme les variations génétiques et épigénétiques résultant de l’impact de la culture in vitro sur le matériel végétal et leur fréquence est supérieure à celle des mutations spontanées ».
Le Conseil d’État pose deux questions à la CJUE
Le Conseil d’État estime faire face à deux approches différentes « pour déterminer les techniques de mutagénèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». La première est celle de la Commission européenne et de l’AESA. Pour elles, « il convient (…) de ne prendre en compte que le processus par lequel le matériel génétique est modifié ». Autrement dit, seule la mutation induite par l’agent mutagène doit être considérée. La seconde approche est celle du Conseil d’État lui-même – et des organisations requérantes. Ces derniers considèrent qu’il faut prendre en compte « l’ensemble des incidences sur l’organisme du procédé utilisé dès lors qu’elles sont susceptibles d’affecter la santé humaine ou l’environnement, que ces incidences proviennent de l’agent mutagène ou de la méthode de reconstitution de la plante, le cas échéant, employée ».
Pour trancher ce dilemme, le Conseil d’État choisit de poser la question à la CJUE. Il lui demande si, pour identifier les techniques de mutagénèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, la directive 2001/18 doit être lue de manière à « ne considérer que les modalités selon lesquelles l’agent mutagène modifie le matériel génétique de l’organisme » ou, au contraire, si « il y a lieu de prendre en compte l’ensemble des variations de l’organisme induites par le procédé employé, y compris les variations somaclonales, susceptibles d’affecter la santé humaine et l’environnement ».
Le Conseil d’État pose une seconde question tout aussi fondamentale. Il souhaite savoir quelles sont les informations à prendre en considération pour établir un historique d’utilisation sans risque. Cet historique d’utilisation sans risque repose-t-il sur les seules cultures en plein champ de plantes obtenues par ces techniques ? Ou repose-t-il également sur les travaux de recherche antérieurs à ces cultures et, dans ce cas là, faut-il prendre en compte uniquement les travaux de recherche concernant les risques pour la santé et l’environnement ?
Le Conseil d’État note en effet que « s’il ressort des pièces du dossier que de nombreuses recherches sur la mutagénèse aléatoire in vitro ont été conduites à partir des années 1980 et que diverses variétés ainsi obtenues ont été enregistrées dans les années 1980 et 1990, soit avant l’adoption de la directive 2001/18/CE du 12 mars 2001, très peu d’éléments attestent de l’exploitation agricole de ces variétés au cours de cette période, alors que seule une utilisation en plein champ semble pertinente en vue de s’assurer de la sécurité de la dissémination des organismes génétiquement modifiés dans l’environnement ». Le Conseil d’État a donc bien un avis sur la question mais, la prise de position de Commission ayant donné à ces questions une dimension européenne, il préfère questionner la CJUE elle-même.
L’avis du rapporteur public et
L’avis du rapporteur public et la réaction de la Confédération paysanne
Le 13 octobre 2021 se tenait l’audience publique du Conseil d’État sur le recours (n°451264) contre le gouvernement pour son retard à appliquer les injonctions du Conseil d’État de février 2020. Le rapporteur public – dont les conclusions seront rendues publiques sous forme écrite avec la décision du Conseil d’État – a préconisé que la CJUE soit saisie de deux questions préjudicielles à traiter dans le cadre d’une procédure accélérée…
Avant de les détailler, précisons que, pour lui, ce renvoi à la CJUE a pour but d’éviter que le gouvernement français soit pris entre le marteau politique de la Commission européenne et l’enclume juridique de la CJUE. En effet, en France, le Conseil d’État a précisé les techniques qui donnent des OGM régulés (mutagenèse dirigée et mutagenèse aléatoire in vitro), ce que n’avait pas fait la CJUE, laquelle parlait de » techniques apparues ou principalement développées » après 2001. La première question vise donc à obtenir de la CJUE qu’elle précise si les mutations non intentionnelles, fruits des techniques de mutagénèse in vitro et susceptibles de risques sanitaires et environnementaux, doivent être prises en compte pour définir si une technique donne des OGM réglementés ou non. La seconde porte, elle, sur l’historique d’utilisation sans risque de techniques de modification génétique (lequel historique permet d’exempter la mutagenèse des prérogatives de la directive 2001/18 selon le considérant 17). Cette période doit-elle inclure la phase de recherche ou seule importe la période de commercialisation de produits issus de ces techniques ?
La CJUE jugera-t-elle à temps ?
La saisine de la CJUE démontre combien l’enjeu de cette affaire dépasse largement le contexte dans lequel le Conseil d’État a été saisi. Ce dernier reconnaît d’ailleurs que l’affaire soulève en ce moment une « importante controverse qui implique la Commission européenne et un nombre significatif d’États membres et concerne, au-delà, l’ensemble des États membres ».
C’est d’ailleurs notamment cette raison – qui semble être aussi une référence à l’agenda politique de la Commission européenne qui espère obtenir une nouvelle législation sur les OGM en 2023 [9] – qui pousse le Conseil d’État à demander à la CJUE d’utiliser la procédure accélérée. Dans un communiqué de presse du 9 novembre 2021 [10], la Confédération Paysanne se fait aussi l’écho de cet agenda. Elle espère en effet « que la Cour de justice européenne se prononcera avant que la Commission européenne ne puisse jeter à la poubelle les fondamentaux de la réglementation OGM : le principe de précaution et le droit des paysans et paysannes et des citoyens et citoyennes de savoir ce qu’il cultivent et ce qu’ils mangent ».
La procédure accélérée, prévue dans le règlement des procédures de la CJUE, permet à une affaire d’être traitée en priorité, au détriment des autres affaires pendantes. La durée de la procédure est alors de deux à quatre mois, contre plus de 15 mois en moyenne. De manière générale, la Cour ne l’utilise toutefois que de manière très parcimonieuse [11].
Des implications majeures pour le débat politique européen
Si la CJUE accepte de répondre aux questions posées par le Conseil d’État (ce qu’elle n’est pas tenue de faire), pourra-t-elle mettre fin à un débat éminemment politique ? Sa réponse, quelle qu’elle soit, sera déterminante pour l’avenir juridique des OGM non transgéniques. En effet, en septembre dernier, la Commission européenne a justifié son initiative pour un nouvel encadrement réglementaire des produits issus de certaines techniques de modification génétique par une supposée incertitude juridique dans la législation actuelle. La Commission considérait alors comme imprécis le terme de « mutagénèse » et les expressions « traditionnellement utilisées pour diverses applications » et « sécurité est avérée depuis longtemps ». Rappelons que ces expressions, issues du considérant 17 de la directive 2001/18, sont à la base du jugement de la CJUE de 2018 qui avait donné tort au point de vue précédemment développé par la Commission européenne.
Concrètement, la Commission européenne continuera-t-elle de bénéficier du soutien d’un nombre suffisant d’États membres pour maintenir le calendrier de son initiative qu’elle voudrait voir aboutir en 2023, c’est-à-dire en même temps que la publication possible de la décision de la CJUE ? Ou, au contraire, vont-ils lui demander de suspendre ladite initiative afin d’attendre cette décision de la CJUE ? La réponse devrait être connue sous peu puisque des discussions entre Commission européenne et États membres sur l’initiative législative sont d’ores et déjà prévues les 22 et 25 novembre.
[1] Amis de la Terre, Confédération Paysanne, CSFV 49, OGM-dangers, Nature et Progrès, Réseau Semences Paysannes, vigilance OGM et Pesticides 16, Vigilance OGM 33, Vigilance OG2M.
[2] , « OGM : le Conseil d’État suit les organisations contre le gouvernement », Inf’OGM, 10 février 2020
[3] , « Europe – Les nouveaux OGM sont des OGM comme les autres », Inf’OGM, 25 juillet 2018
[4] , « Nouveaux OGM : chronologie des manquements de l’État français », Inf’OGM, 27 octobre 2022
[5] Conseil d’État, 3ème – 8ème chambres réunies, 8 novembre 2021, N° 451264. Consultable à l’adresse suivante : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2021-11-08/451264
[6] ,
,
, « France / UE – La Cour de Justice sera consultée sur les plantes tolérant les herbicides », Inf’OGM, 6 octobre 2016
[7] , « Nouveaux OGM : la Commission européenne veut bloquer la France », Inf’OGM, 20 octobre 2020
[8] EFSA, « In vivo and in vitro random mutagenesis techniques in plants », 11 novembre 2021. Consultable à l’adresse suivante : https://www.efsa.europa.eu/en/efsajournal/pub/6611
[9] , « La Commission lance une procédure pour déréguler certains OGM », Inf’OGM, 7 octobre 2021
[10] Confédération Paysanne, « OGM cachés et VrTH : le Conseil d’État met la pression sur le gouvernement et la Commission européenne », 9 novembre 2021. Consultable à l’adresse suivante :
http://www.confederationpaysanne.fr/rp_article.php?id=11951
[11] De 2016 à 2020, 173 demandes de procédures préjudicielles accélérées ont été introduites. Sur cette même période, seules 23 demandes ont été accordées, toutes demandes de procédures accélérées confondues, c’est-à-dire y compris celles concernant les recours directs devant la Cour (principalement les recours en annulation, en manquement et les demandes d’avis). Cour de justice de l’Union européenne, Rapport annuel 2020, p.231. Consultable à l’adresse suivante : https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2021-05/qd-ap-21-001-fr-n.pdf