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Conflit autour d’une tomate violette

Par Denis MESHAKA

Publié le 28/05/2024, modifié le 30/05/2024

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Menacé par des brevets appartenant à l’entreprise anglaise Norfolk Plant Sciences, le semencier étasunien Baker Creek Heirloom Seed a décidé de retirer de son catalogue 2024 une tomate dite « violette » ou « pourpre », riche en antioxydants. Ce conflit entre semenciers a pour base un brevet de Norfolk sur une tomate transgénique non autorisée dans l’Union européenne.

On connaît déjà les cas de Franck Morton aux États-Unis sous la menace de brevets de Rijk Zwann et celui de l’entreprise néerlandaise Nordic Maize breeding (NMB) sous la menace de brevets de KWS. Début 2024, un nouveau conflit est apparu entre une entreprise semencière étasunienne, Baker Creek Heirloom Seed (BC), et une entreprise britannique de tomates transgéniques, Norfolk Plant Sciences (NPS). Ce conflit est différent des deux précédents en ce qu’il implique notamment des tomates transgéniques. D’un côté de la barre, l’entreprise Norfolk Plant Sciences qui a mis au point une tomate transgénique et dispose d’un brevet1. De l’autre, l’entreprise Baker Creek qui commercialise des semences non-OGM aux États-Unis et souhaitait vendre, en 2024, des semences d’une tomate violette qu’elle affirme non transgénique…

La Purple Tomato, une tomate GM brevetée

Le 20 juin 2023, la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis achève son examen d’un dossier déposé en 2021 pour une tomate violette génétiquement modifiée par transgénèse de Norfolk Plant Science (NPS)2. La FDA décide alors d’en autoriser la commercialisation à destination de l’alimentation humaine par la filiale californienne de NPS, Norfolk Healthy Produce (NHP)3. Cette tomate a été modifiée afin d’exprimer deux séquences transgéniques en provenance du muflier et une séquence transgénique de résistance à un antibiotique. La nouvelle caractéristique recherchée par Norfolk est une augmentation du taux d’anthocyane, un antioxydant flavonoïde promu comme ayant des effets bénéfiques – anticancéreux notamment – sur la santé. Cette augmentation du taux d’anthocyane confère à la tomate une couleur pourpre.

Selon Norfolk, s’il est possible de produire par sélection-croisement des tomates violettes, la synthèse d’anthocyane, qui donne sa couleur au fruit, se limite cependant à la peau. Modifiée génétiquement, sa tomate produit ces anthocyanes dans sa chair également, lui conférant une couleur violette à l’extérieur et à l’intérieur.

Cette tomate violette transgénique fait l’objet d’un brevet obtenu aux États-Unis, le brevet US 8,802,925 (US’925), délivré le 12 août 20144. Il couvre des plantes solanacées présentant un taux d’anthocyanes augmenté du fait de séquences transgéniques codant pour les gènes Del et Ros1, ainsi que des produits alimentaires obtenus à partir de ces plantes. Outre les plantes et leurs produits, le brevet couvre enfin les procédés utilisés pour les obtenir via l’expression des gènes transgènes Del et Ros1. Aucun droit de brevet équivalent ne semble en vigueur en dehors des États-Unis. Surtout, bien que Norfolk soit une entreprise britannique, aucune autorisation commerciale n’a été demandée, et donc accordée, dans l’Union européenne. La culture, l’importation, la production de semences… aucune activité commerciale et donc mise en culture ne sont donc autorisées sur le territoire européen. Plus généralement, aucune tomate génétiquement modifiée n’est autorisée dans l’Union européenne.

Purple Galaxy, une tomate conventionnelle présumée contrefaisante

C’est parce que sa tomate riche en anthocyanes est elle aussi violette, aussi dans sa chair, que le semencier étasunien Baker Creek l’a nommée Purple Galaxy, avant de la mettre en première page de son catalogue 2024. Baker Creek se présente comme un producteur s’engageant à ne vendre que des variétés anciennes à pollinisation libre et non-OGM. L’entreprise du Missouri explique sur le site de Rare Seeds qu’elle s’est procurée ses semences de Purple Galaxy auprès d’un sélectionneur en Europe, qui collecte des semences de tomates rares depuis des décennies et cultive plus de 1000 variétés de tomates par an. Baker Creek explique avoir suivi pendant trois années les cinq générations qui ont permises à ce sélectionneur européen d’obtenir Purple Galaxy avec sa peau et sa chair violettes5.

En mars 2024, NHP, la filiale étasunienne de NPS, poursuit Baker Creek en soutenant que Purple Galaxy contrefait son brevet US’925. Baker Creek se défend que sa tomate Galaxy Purple est transgénique et dit s’être fourni auprès d’un semencier européen. Mais, pour Norfolk, seule leur version transgénique de la tomate peut produire une telle tomate violette dans sa chair. Pour l’entreprise britannique, la Purple Galaxy serait donc dérivée de sa Purple Tomato. Pourtant, d’autres entités, telle que l’Université l’Oregon, revendiquent le développement de tomates pourpres riches en antioxydant il y a plus d’une décennie en utilisant la sélection traditionnelle des plantes6. Les tomates violettes car riches en anthocyanes ne sont pas rares et plusieurs semenciers européens en vendent (Kokopelli par exemple, mais aussi la ferme de Sainte Marthe, Graines de folie…).

Pour analyser la contrefaçon, la pratique étasunienne évalue si une revendication de brevet (qui définit précisément les caractéristiques de l’invention) est réellement « lisible » sur le produit présumé contrefaisant.

Pour le cas présent, il s’agit donc de déterminer – et c’est ce que demanderait un tribunal – s’il peut être montré que les séquences d’ADN revendiquées dans le brevet US’925, et évoquées ci-dessus, sont bien exprimées dans la tomate de Baker Creek. Une analyse d’autant plus facile à faire quand il s’agit de plantes transgéniques, les séquences à rechercher n’étant pas naturellement présentes dans l’espèce.

L’histoire prend ici une tournure étonnante. Car si des tests en laboratoire, demandés par les deux parties, ont bien été effectués, il s’agit de tests menés sur la base de « marqueurs génétiques ». Une recherche directe des séquences transgéniques auraient pourtant été plus simple et conclusive, mais il n’a pas été possible de savoir pourquoi elles n’ont pas été faites. Toujours est-il que, selon Baker Creek, les tests effectués « n’ont pas permis d’établir de manière concluante un lien entre Purple Galaxy et la tomate violette génétiquement modifiée de Norfolk ». L’interprétation de Norfolk est opposée : « on nous dit que des tests en laboratoire ont permis de déterminer qu’il s’agit en fait d’une tomate issue de la bio-ingénierie (OGM). Ce résultat confirme que la technologie brevetée de Norfolk est le seul moyen de produire une tomate à chair violette riche en antioxydants anthocyaniques. Nous apprécions que Baker Creek ait testé son matériel et, après avoir découvert qu’il s’agissait d’un OGM, l’ait retiré de son site web ». Il n’en reste que, d’un point de vue strictement juridique, s’il n’est pas apporté de preuve que les revendications du brevet US’925 de NPS couvrent indubitablement la tomate de Baker Creek, on ne peux constater de contrefaçon.

Malgré cette absence de conclusion, basée sur des tests insuffisamment poussés, Baker Creek a annoncé sur le site de Rare Seeds qu’elle retirait les semences de Purple Galaxy de son catalogue avant même qu’une décision de justice soit prononcée7.

Une situation arrêtée à des hypothèses

Avant sa mise au catalogue 2024, Baker Creek a souhaité anticiper de potentiels accrocs juridiques liés à la commercialisation de sa Purple Galaxy. Il a fait tester des échantillons de sa tomate « par le laboratoire européen de l’un des laboratoires internationaux les plus importants et les plus respectés au monde […] qui a conclu qu’elle ne contenait pas les deux marqueurs génétiques qu’ils avaient mesurés ». Baker Creek a même continué, après la publication du catalogue, à collaborer avec Norfolk sur de nouveaux tests sur leurs tomates. Ceux-ci se sont montrés « non conclusifs ».

Baker Creek estime avoir fait preuve de diligence avant d’importer d’Europe et de commercialiser des semences susceptibles de contrefaire un brevet étasunien. Si le semencier étasunien avait appris qu’elles contenaient des éléments brevetés, il n’aurait peut-être pas pris le risque d’importer ces semences de tomates violettes. Sa décision de retirer Purple Galaxy de son catalogue tend à le confirmer. D’autant que les tomates violettes et les végétaux riches en anthocyanes (baies, raisins rouges, cerises, aubergines…) sont légions et aisément disponibles chez les semenciers.

Actuellement, on peut seulement émettre des hypothèses sur le fond de cette affaire. Si Norfolk va au bout de son action judiciaire et qu’il est démontré que la tomate Purple Galaxy de Baker Creek est effectivement couverte par le brevet US’925, on pourrait conclure que le semencier européen a peut-être violé sciemment le brevet. Outre l’aspect inquiétant et surprenant de la chose, on peut se demander comment ce semencier aurait eu accès à la tomate transgénique de Norfolk qui n’est pas censée sortir des laboratoires en Europe. Mais il peut aussi avoir été contaminé (bien que, à nouveau, aucune mise en culture ne soit autorisée). Dans ce dernier cas, il peut être reproché à Norfolk de ne pas avoir maîtrisé la circulation de ses transgènes. Quoi qu’il en soit, bien que la justice n’ait pas encore tranché, Baker Creek se sent suffisamment menacé par cette puissante « biotech » pour retirer sa tomate – qu’il affirme pourtant non-OGM – du marché étasunien.

Ce cas montre que les brevets sur des séquences transgéniques permettent également une intimidation des petits/moyens semenciers. Ces derniers et les obtenteurs n’ont en effet pas forcément les moyens d’analyser, de contrôler, de surveiller toutes leurs productions et travaux de création variétale qui reposent nécessairement sur des échanges. D’autant plus quand l’espèce améliorée – la tomate dans le cas présent – n’est pas commercialement autorisée sous forme OGM.

C’est le troisième cas de conflits potentiels ou en cours autour de brevets qu’Inf’OGM rapporte dans ses colonnes, et ce type de situation peut théoriquement se répéter à chaque fois qu’un petit acteur de la filière semence (obtenteur, semencier…) voudra commercialiser une variété développée conventionnellement mais exprimant des traits possiblement couverts par des droits de brevets. A la faveur du développement des NTG et des portefeuilles brevets associés, et compte tenu du coût insurmontable des études de liberté d’exploitation, un tel acteur sera continuellement contraint d’avancer dans un champs de mines.

  1. Christophe Noisette, « États-Unis – Une tomate transgénique bientôt autorisée », Inf’OGM, 31 octobre 2022. ↩︎
  2. USDA APHIS, « Norfolk Plant Sciences – Information Supporting a Regulatory Status Review of Tomato Genetically Engineered to Produce Increased Levels of Anthocyanins », 31 juillet 2021. ↩︎
  3. FDA, « Biotechnology Notification File No. BNF 00o17 », 20 juin 2023. ↩︎
  4. Norfolk Plant Science Limited, brevet US8802925, The Lens, 12 août 2014. ↩︎
  5. Ken Roseboro, « Rotten tomato: Biotech company makes false claim about its GMO purple tomato », The organic and non-GMO report, 9 avril 2024. ↩︎
  6. Rare Seeds, « Baker creek discontinues purple galaxy tomato seeds » (consulté le 23 avril 2024). ↩︎
  7. Ibid. ↩︎
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