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Des brevets menacent concrètement deux obtenteurs

Par Denis MESHAKA

Publié le 12/03/2024, modifié le 14/03/2024

    
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Depuis l’automne 2023, la question des brevets s’est imposée dans les débats autour de la déréglementation des OGM. Certains États membres et eurodéputés se disent préoccupés par les impacts des brevets de l’agro-industrie sur le reste de la filière agricole. L’histoire montre que les menaces qu’ils représentent sont en effet bien réelles. Voici deux exemples d’entreprises semencières dont certains produits sont visés par de telles menaces.

Le 7 février 2024, le Parlement européen votait en plénière des modifications de la proposition de déréglementation faite par la Commission européenne en juillet 2023. Si, parmi ces modifications, les amendements sur les brevets devenaient définitifs, les obtenteurs traditionnels, les agriculteurs et les paysans resteraient sous la menace d’actions en contrefaçon des quelques multinationales contrôlant les droits de brevets dans les NTG1. Des menaces qui pourraient devenir concrètes, comme ce fut déjà le cas pour l’agriculteur Percy Schmeiser en 1998 et pour le français Gautier Semences en 2004.

Aujourd’hui, cette épée de Damoclès est telle que des acteurs pourraient préférer retirer du marché certaines de leurs productions végétales plutôt que de négocier avec des détenteurs puissants de brevets ou de finir devant les tribunaux. Cela malgré les débats en cours initiés par certains États membres et des eurodéputés qui affichent vouloir s’inquiéter de leur sort.

Rijk Zwaan, le hollandais volant

… et « récidiviste ». L’entreprise néerlandaise avait, en effet, en 2004, fait pression sur Gautier Semences, qui s’était à cette époque opposé à un de ses brevets européens. Ce dernier couvrait des salades rendues résistantes à un puceron, obtenues en utilisant la sélection assistée par marqueurs, à partir d’une espèce de laitue sauvage. L’entreprise familiale provençale avait, de son côté, créé depuis longtemps des laitues résistantes à ce puceron, en utilisant des méthodes de sélection classiques. Les clients de Gautier Semences pour cette laitue ayant été menacés par Rijk Zwaan, Gautier Semences avait été contraint de se retirer de la procédure d’opposition au brevet du hollandais, négocier avec lui un droit de licence et lui verser des redevances pour pouvoir continuer à commercialiser ses semences de salade2.

En 2021, Frank Morton, un semencier étasunien de l’Oregon a vendu à un client une variété de salade, la « Funny Cut Mix », développée par son entreprise, dont la production est certifiée pour l’agriculture biologique. Ce client voulait l’inclure dans ses essais de laitues pour évaluer sa performance dans un environnement spécifique. Interrogé par Inf’OGM, Franck Morton explique que ce client a apprécié cette variété, mais l’a trouvée trop similaire à l’une des variétés qu’il vend lui-même et qui se trouve être couverte par un brevet. Ce client ne souhaitait donc plus vendre la variété « Funny Cut Mix », de Franck Morton. Ce dernier s’étonne : « l’objectif de la sélection du Funny Cut Mix était de donner aux producteurs un choix non breveté pour une laitue de type « multi-feuilles ». L’élimination de ma variété par mon client, parce qu’elle est en concurrence avec un produit breveté, renverse l’argument en faveur des brevets. Les brevets sont censés stimuler la concurrence, et non l’empêcher. Dans le cas présent, mon intention de concurrencer les laitues brevetées est sapée par le succès que j’ai remporté dans ce domaine. Oui, je continue à vendre Funny Cut Mix directement aux clients, mais pas par l’intermédiaire d’autres catalogues ».

Franck Morton considère que son travail ne peut, de son point de vue personnel, contrefaire les brevets de Rijk Zwaan dans la mesure où il n’aurait utilisé aucun matériel breveté ou lignées parentales pour créer ses variétés : « J’ai utilisé les caractéristiques naturelles de mes propres lignées de laitue pour créer le Funny Cut Mix, et je ne pense pas que Rijk Zwaan puisse porter plainte contre moi. Je pense que les caractères génétiques et les gènes qui les sous-tendent sont l’œuvre de la nature, et non des sélectionneurs de plantes. Les sélectionneurs de plantes découvrent les caractères et les gènes qui les accompagnent, ils ne les inventent pas ». L’obtenteur de l’Oregon conclut : « Je ne m’inquiète donc pas rapport à Rijk Zwaan. Ils peuvent venir me chercher. Ce serait un beau couronnement pour ma carrière que de mettre en lumière le manque de fondement du droit des brevets sur les plantes. J’ai la conscience tranquille, mais je pense que ce n’est pas le cas pour eux ». Franck Morton ne devrait peut-être pas sous-estimer – et peut-être ne le fait-il pas – la capacité d’action judiciaire des titulaires de brevets, à fortiori les multinationales de la semence. La protection de leur propriété industrielle leur coûte cher et les brevets obtenus seront selon toute vraisemblance généralement défendus.

Le maïs breveté de KWS jette un froid

L’entreprise néerlandaise Nordic Maize breeding (NMB), travaillant également en agriculture biologique, commercialise environ un tiers des semences de maïs biologique vendues aux Pays-Bas. Depuis 2023, elle s’inquiète pour son maïs résistant au froid qu’elle développe depuis une vingtaine d’années. Sa copropriétaire, Grietje Raaphorst-Travaille, a en effet appris que la société allemande KWS (sixième plus grand semencier mondial) avait obtenu, en juillet 2022, un brevet européen (EP3380618) sur une séquence génétique qui pourrait être présente dans le maïs de NMB.

Les revendications du brevet délivré à KWS couvrent, entre autres, un plant de mais tolérant au froid, qui aurait été obtenu par sélection assistée par marqueurs, et qui comporte une séquence d’acide nucléique (ADN) spécifique conférant une telle résistance, ainsi que toutes séquences identiques à 98 % de cette séquence spécifique. Dans un article de Politico3, l’entrepreneuse hollandaise déclare : « Les plantes présentant les caractéristiques revendiquées dans le brevet sont présentes sur le marché depuis des années. L’octroi de ces brevets ne fait qu’accroître les risques juridiques, les coûts et les incertitudes […] Cela pourrait signifier que Nordic Maize breeding sera la dernière entreprise à lancer un programme de sélection du maïs et que la liberté de sélection prendra fin. » Dans un entretien qu’Inf’OGM a eu avec Grietje Raaphorst-Travaille, cette dernière explique que la résistance au froid de son maïs est multifactorielle et s’étonne que le plant de maïs breveté de KWS ne se suffise que d’un seul gène pour répondre à ce stress abiotique.

Ce dernier aspect doit être souligné car, s’il était confirmé, il pourrait remettre en question la validité d’un tel brevet. Les revendications d’un brevet doivent, en théorie, définir les moyens essentiels de l’invention. Dans le cas présent, elles devraient donc inclure l’ensemble des séquences génétiques impliquées dans une résistance au froid. Depuis mai 2023, ce brevet de KWS est contesté dans le cadre d’une opposition, toujours en cours, déposée à l’Office Européen des Brevets (OEB) par No Patents On Seeds (NPOS). Grietje Raaphorst-Travaille nous a informé qu’elle continue « évidemment », pour le moment, et malgré ce brevet, à exploiter son maïs tolérant le froid. Comme elle le précise néanmoins à Politico : « je ne suis pas convaincue par les garanties des grandes entreprises de semences qui offriraient des licences gratuites ou abordables sur leurs brevets […] en tant que petit obtenteur, vous ne serez jamais libre. […] Vous aurez toujours à écouter ces plus grandes entreprises ».

Ces exemples de Nordic Maize breeding et Franck Morton montrent l’effet concret des brevets sur les obtenteurs et les paysans. Les entreprises françaises avaient d’ailleurs émis des positions réservées sur les brevets concernant les OGM/NTG. C’est donc bien le sort de l’ensemble de la biodiversité cultivée qui pourrait être dans les mains de quelques propriétaires de brevets sur les traits végétaux si la déréglementation des OGM devait aboutir telle que proposée par la Commission européenne. D’autant plus si, comme le propose le Parlement européen, l’Union européenne remet en question la brevetabilité des produits, mais pas celle des procédés NTG, qui s’étendra aux produits obtenus s’ils présentent des caractéristiques revendiquées.

Deux exemples concrets des craintes de certains États membres

Les États membres s’expriment également, depuis plusieurs mois, sur le sujet des brevets, notamment la brevetabilité, l’accès aux ressources génétiques et l’insécurité générée auprès des acteurs de filières agricoles. Et l’impossibilité actuelle du Conseil des ministres européen à adopter la proposition de règlement NTG est essentiellement due à une absence de consensus sur ce sujet. La position de plusieurs États membres a été communiquée cet automne à la Commission européenne4.

Produire un résumé de ces positions serait délicat, mais quelques-unes peuvent être soulignées. Plusieurs pays européens, notamment la France, la Pologne et la République Tchèque, expriment tout d’abord des inquiétudes sur l’impact négatif des brevets sur les petits agriculteurs et la biodiversité. Ces États demandent des études d’impact accélérées (la date avancée par le texte voté par le Parlement est 2025). D’autres pays, tels que la Finlande et la Lituanie, requièrent une meilleure coordination entre législations sur les brevets et les certificats d’obtention végétale (COV), ainsi que des demandes de clarification sur les régulations existantes. La Pologne et la République Tchèque affirment plus franchement leur opposition au brevetage des traits natifs pour, entre autres, protéger l’innovation variétale. En outre, plusieurs États plaident pour l’accès sans restriction au matériel génétique et aux NTG pour maintenir un système de propriété intellectuelle équilibré.

  1. Denis Meshaka, L’exclusion de la brevetabilité des seuls OGM/NTG serait un leurre, Inf’OGM, 29 février 2024. ↩︎
  2. European Coordination Via Campesina, « Impacts de l’initiative de la commission visant à modifier la réglementation de certains OGM végétaux sur l’application du droit européen des brevets », 9 novembre 2022. ↩︎
  3. Bartosz Brzeziński et Paula Andrés, « Patent war looms over Europe’s future supercrops », Politico, 6 février 2024. ↩︎
  4. Conseil de l’Union européenne, « Regulation on new genomic techniques (NGT) – comments on
    biotechnology patents in plant breeding from the Netherlands, Poland and Romania »
    , 26 octobre 2023.
    Conseil de l’Union européenne, « Regulation on new genomic techniques (NGT) – comments on
    biotechnology patents in plant breeding from France »
    , 26 octobre 2023.
    Conseil de l’Union européenne, « Regulation on new genomic techniques (NGT) – comments on
    biotechnology patents in plant breeding from Finland, Hungary and Lithuania »
    , 26 octobre 2023.
    Conseil de l’Union européenne, « Regulation on new genomic techniques (NGT) – comments on
    biotechnology patents in plant breeding from Cyprus, Czechia and Denmark »
    , 26 octobre 2023.
    Conseil de l’Union européenne, « Regulation on new genomic techniques (NGT) – comments on
    biotechnology patents in plant breeding from Germany »
    , 26 octobre 2023. ↩︎
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