Actualités

Réglementation semences : l’industrie pèse dans la balance

Par Denis MESHAKA

Publié le 13/12/2024

Partager

À l’heure où l’Union européenne prépare une nouvelle réglementation sur les semences, un regard sur les rencontres entre eurodéputés et différentes parties prenantes témoigne indirectement du poids des multinationales dans ces procédures. Ce constat pose des questions sur le déséquilibre dans la représentation de ces parties et les potentielles conséquences pour les petits semenciers, les agriculteurs et les paysans.

En juillet 2023, la Commission européenne a lancé la réforme de la réglementation sur les matériels de reproduction végétale (MRV), dite « règlement semences »i . Adopté, le texte proposé par la Commission imposerait de nouvelles pratiques aux petits acteurs non industriels et influencerait la diversité des cultures. Lors du processus de négociation tripartite – toujours en cours entre Parlement européen, Conseil de l’UE et Commission européenne – divers « groupes d’intérêts » (industriels, ONG, syndicats…) rencontrent les députés européens pour défendre leurs positionsii. Ces échanges sont inscrits dans un registre publiciii, visant à garantir une transparence, mais qui ne dévoile rien quant au contenu des échanges. Ce registre révèle une nette prédominance des industriels (ou de leurs affiliés et représentants) sur les ONG, les acteurs de l’agriculture biologique et les organisations syndicales paysannes, soulevant des questions sur l’équilibre et l’impartialité des décisions.

Typologie des groupes d’intérêts

Les groupes d’intérêts ayant rencontré les députés dans le cadre de la réglementation sur le MRViv peuvent être distingués en deux catégories, selon qu’ils appartiennent ou sont associés aux multinationales, ou à la production semencière traditionnelle et paysanne.

La première catégorie comprend des entreprises, comme KWS et Limagrain, et les organisations syndicales ou professionnelles proches d’industries agricoles, comme la Copa-Cogeca (syndicat d’agriculteurs européens), Euroseeds (représentant de l’industrie semencière européenne) et le Bayerische Pflanzenzucht- und Saatbauverbände (BPS, organisation regroupant des sélectionneurs de plantes et des multiplicateurs de semences bavarois). On y trouve aussi, à la marge, l’Association Générale des Producteurs de Blé et autres céréales (AGPB), qui représente les intérêts des producteurs français de céréales à paillev. Dans sa position sur les nouvelles règles relatives au MRV, Euroseeds par exemple, qui représente également KWS, Limagrain et d’autres entreprises majeuresvi, défend un système de production de semences industrielles standardiséesvii. Dans cette catégorie, on retrouve également des consultants tels que le cabinet hongrois PRM CE Kftviii, spécialisé en lobbyingix. Bien qu’indiquant travailler pour l’industrie, notamment l’« agri-business », ce cabinet ne mentionne pas ses clients.

La deuxième catégorie englobe des acteurs défendant une agriculture non (ou moins) industrielle, comme Arche Noah et la fédération Demeter, les associations de petits acteurs non industriels, comme le Irish Seed Savers, et celles promouvant l’agriculture biologique (AB), comme l’IFOAM. Une organisation syndicale paysanne, ECVC, a également participé à ces rencontres. Cette catégorie d’acteurs défend des modèles plus locaux, centrés sur l’environnement et les droits des petits semenciers et des paysans.

Entre ces deux pôles, certains acteurs ayant contribué aux rencontres, comme l’Office communautaire de variétés végétales (CPVO)x, bien qu’officiellement neutres, tendent à favoriser les intérêts industriels, tandis que les institutions européennes, comme la Commission, oscillent souvent entre différents intérêts selon les sujets traités. Nous avons également placé l’ONF (Office National des Forêts) dans cette catégorie.

Déséquilibre de représentation des parties prenantes

Les données disponibles sur la plateforme de transparence du Parlement européen révèlent un déséquilibre dans la représentation des parties prenantes (voir figure ci-dessous). Sur les 58 rencontres répertoriées, les eurodéputés ont, en effet, rencontré plus fréquemment (32 fois) l’industrie et ses représentants (syndicats, organisations professionnelles et consultants, en couleur bleue), que les ONG, représentants de l’agriculture biologique ou organisations syndicales paysannes (en couleur pourpre) avec 24 rencontres. Ce déséquilibre est accentué par les institutions européennes, le CPVO et la Commission, qui sont, comme évoqué précédemment, plus enclins à défendre les intérêts du milieu industriel que des petits semenciers ou paysans. Comme l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (Upov) dont elle est membre, le CPVO favorise en effet l’industrie semencière et les sélectionneurs « commerciaux » en protégeant leurs « innovations » via les droits d’obtention végétale. Cette position, critiquée par les petits semenciers et agriculteursxi, renforce le pouvoir des grandes entreprises au détriment des petits semenciers et des paysans.

Figure 1 : Rencontres avec les députés européens

Illustration de la forte présence de l’industrie auprès de personnes clés, Herbert Dorfmann, rapporteur sur ce projet de règlement MRV, a tenu 18 réunions avec l’industrie et ses représentants contre 9 réunions avec des ONG. Herbert Dorfmann est membre du Parti populaire européen (PPE), historiquement favorable aux intérêts de l’agro-industrie et régulièrement positionné de manière à défendre des positions alignées avec celles du secteur industriel. Ce positionnement peut être observé dans les discussions autour de la réglementation, où les représentants industriels militent pour des règles simplifiées favorisant la standardisation des semences et leur protection par des brevets.

Cette asymétrie dans le nombre de rencontres illustre en outre une dynamique où les groupes industriels, grâce à leurs ressources, leur réseaux et leur capacité de mobilisation, parviennent à peser davantage dans les discussions. Or, une telle influence industrielle pourrait peser lourd dans une orientation de la législation vers des choix qui profiteraient principalement aux grandes entreprises, au détriment des préoccupations environnementale et des petits acteurs agricoles. La puissance des lobbies risque de marginaliser ces derniers dans un système qui favorise la standardisation et la propriété intellectuelle au détriment de la diversité et de l’accès équitable aux semences.

Inégalité financière des forces

En Europe, des organisations comme Corporate Europe Observatory (CEO) mettent en lumière la problématique du lobbying en produisant des rapports, tels que « Loud Lobby, Silent Spring », qui dénoncent l’influence des groupes d’intérêts industriels sur les politiques environnementales et agricoles européennesxii. CEO a développé un outil, Lobby Facts, indiquant les dépenses de lobbying de différents acteurs. A titre d’exemple, en 2022, Euroseeds a dépensé entre 1,75 et 2 millions d’eurosxiii et la Cogeca entre 700 000 et 800 000 eurosxiv. En 2019, Euroseeds dépensait déjà près de 1,13 millions d’eurosxv, alors que la même année Arche Noah dépensait environ 75 000 euros (pas de données pour les années suivantes). Dans d’autres régions du monde, des règles de transparence réputées plus strictes peuvent encadrer les pratiques de lobbying. Aux États-Unis, par exemple, le Lobbying Disclosure Actxvi impose des obligations de déclaration détaillées des activités de lobbying, des déclarations plus fréquentes de telles activités et des sanctions plus fortes, permettant ainsi un contrôle public plus sévèrexvii .

Impact pour les « petits acteurs » et la biodiversité

Une réglementation trop favorable aux seules pratiques des multinationales industrielles pourrait avoir des conséquences graves pour les agriculteurs, les semenciers non-industriels et les paysans. Des règles favorisant, directement ou indirectement, les semences brevetées augmenterait voire achèverait la dépendance des paysans aux grandes entreprises, compromettant leur autonomie et leur durabilité économique. Par ailleurs, l’accès limité aux semences traditionnelles réduirait leurs options, tandis que la biodiversité, élément clé de l’agriculture, serait menacée par des normes favorisant des variétés standardisées et brevetées.

En favorisant des variétés standardisées et brevetées, la réglementation pourrait réduire l’utilisation des semences locales, essentielles pour maintenir la diversité phytogénétique des cultures. Cette diversité est pourtant cruciale pour la résilience de l’agriculture face à différents stress, biotiques ou abiotiques. Des acteurs comme la Via Campesinaxviii et IFOAM alertent sur ces risques et plaident pour une réglementation qui protège les semences traditionnelles et encourage l’agroécologie, plutôt que renforcer le monopole des multinationales.

Une réglementation aux enjeux cruciaux

Avec la proposition de règlement formulée par la Commission européenne, les petits agriculteurs risquent de perdre des droits essentiels de protéger, sélectionner et échanger leurs propres semences et connaissances associées, et d’accéder à une offre commerciale de semences adaptées à la diversité de leurs besoins et contextes. Cette situation menacerait directement leurs moyens de subsistance et compromettrait la biodiversité agricole, cruciale pour la sécurité alimentaire mondiale. La législation européenne doit impérativement protéger ces acteurs clés, indispensables à une agriculture pérenne et diversifiée.

Après son adoption en première lecture au Parlement européen, le texte relatif à la réglementation des semences est passé entre les mains du Conseil de l’UE, qui vient d’émettre une version révisée. Un « trilogue », mécanisme de négociation réunissant la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil européen, pourrait dorénavant être engagé, bien qu’une adoption en deuxième lecture au Parlement reste toujours possible.

ihttps://infogm.org/ue-semences-lautre-proposition-du-bouquet-legislatif/

ii Concernant la publication des rencontres entre les États membres du Conseil de l’Union européenne et les groupes d’intérêts, ces informations sont généralement disponibles sur les sites officiels des représentations permanentes concernées.

iiiCommission européenne, Registre de transparence https://commission.europa.eu/about-european-commission/service-standards-and-principles/transparency/transparency-register_fr

ivObservatoire législatif, « Production et commercialisation de matériel de reproduction végétale dans l’Union », Transparence (consulté le 29 novembre) https://oeil.secure.europarl.europa.eu/oeil/en/procedure-file?reference=2023/0227(COD)#section8

vAGPB (Association Générale des Producteurs de Blé et autres céréales), A propos https://agpb.fr/

viEuroseeds, Members (consullté le 10 décembre 2024) https://euroseeds.eu/members/individual-members/

viiEuroseeds, « Euroseeds raises serious concerns over COMAGRI vote on new rules for Plant Reproductive Material », 19 mars 2024 https://euroseeds.eu/news/euroseeds-raises-serious-concerns-over-comagri-vote-on-new-rules-for-plant-reproductive-material/

viiiPRM, About us https://prm-cee.com/

ixLobby Facts, PRM Cee Kft (consulté le 2 décembre 2024) https://www.lobbyfacts.eu/datacard/prm-cee-kft?rid=771241237007-83&sid=161604 et https://prm-cee.com/

xCPVO : agence communautaire qui assure la mise en œuvre et l’application du régime communautaire de protection des obtentions végétales. Elle délivre des certificats d’obtentions végétale ou COV.

xihttps://infogm.org/quand-la-loi-paralyse-les-paysans-au-dela-de-son-contenu/

xiiCEO https://corporateeurope.org/sites/default/files/2022-03/Loud%20Lobby%20Silent%20Spring%20Report.pdf

xiiiLobby Facts, Euroseeds, 2022 (consulté le 2 décembre 2024) https://www.lobbyfacts.eu/datacard/european-seed-association?rid=11362308587-10

xivLobby Facts, Cogeca (consulté le 2 décembre 2024) https://www.lobbyfacts.eu/datacard/european-agri-cooperatives?rid=09586631237-74&sid=183418

xvLobby Facts, Euroseeds, 2019 (consulté le 2 décembre 2024) https://www.lobbyfacts.eu/datacard/european-seed-association?rid=11362308587-10&sid=122511

xvi Gouvernement des Etats-Unis, Lobbying disclosure https://lobbyingdisclosure.house.gov/lda.html

xviiHaute Autorité de la Transparence de la Vie Publique, « Tableau extrait de l’étude comparative des dispositifs d’encadrement du lobbying », Octobre 2020 https://www.hatvp.fr/wordpress/wp-content/uploads/2021/06/etude-comparative_internationale.pdf

xviiihttps://infogm.org/reforme-de-la-commercialisation-des-semences-liberer-la-biodiversite-cultivee-ou-les-ogm-brevetes/

Actualités
Faq
A lire également