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OGM – Crispr/Cas9 : la bataille sur les brevets continue
Inf’OGM suit depuis ses débuts les contentieux sur Crispr/Cas9 en Europe et aux États-Unis [1]. Un nouveau rebondissement judiciaire est survenu outre-Atlantique, le 1er mars, concernant la « paternité » de l’invention. Si les chercheuses nobélisées des Universités de Californie/Berkeley et de Vienne restent bien les premières à avoir conçu l’usage de Crispr/Cas9, c’est au Broad Institute, du MIT (Massachussetts Institute of Technology) et de Harvard, que reviennent in fine les droits sur son application dans les cellules eucaryotes, autrement dit les animaux, parmi lesquels les humains, et les plantes. De nouveaux enjeux se dessinent donc autour de l’accès aux droits de licence, voire leur renégociation, en particulier dans le secteur des essais cliniques.
Deux camps revendiquaient les brevets sur Crispr/Cas9 : d’un côté, Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier avec l’Université de Californie (UC) et de Vienne (UV), et, de l’autre, Feng Zhang avec le Broad Institute. La décision de l’Office des brevets et des marques des États-Unis (USPTO) à propos de la paternité de cette invention est tombée ce lundi 1er mars. Il reconnaît que les chercheuses J. Doudna (UC) et E. Charpentier (UV) sont bien celles qui ont découvert le complexe Crispr/Cas9 mais a estimé que leurs droits se limitaient à son utilisation sur de l’ADN d’organismes procaryotes (dépourvus de noyau), comme les bactéries. Elles ne peuvent donc pas revendiquer la propriété industrielle des applications de Crispr/Cas9 sur des cellules eucaryotes, c’est-à-dire les cellules animales et végétales. Or, c’est dans ce domaine que se situent les principaux enjeux économiques.
Des brevets sur Crispr/Cas9 différents selon le type de cellules modifiées
Ces droits spécifiques dans le domaine des eucaryotes tombent donc dans l’escarcelle du Broad Institute, qui aurait été le premier à y avoir démontré le fonctionnement de Crispr/Cas9. Pour le moment seulement, puisque l’Université de Californie (UC) entend bien faire appel de cette décision. En effet, l’UC la trouve « surprenante et contraire à ce que plus de 30 pays et le Comité du Prix Nobel ont décidé concernant l’utilisation de l’invention de la technologie d’édition génomique Crispr/Cas9 dans tous type de cellules, y compris les cellules humaines » [2]. Dans un communiqué [3], l’Université de Californie déclare également vouloir examiner « diverses options pour contester la décision ». Elle ajoute posséder, avec son groupe, « plus de 40 autres brevets Crispr/Cas9 non pris en compte dans cette procédure dite d’interférence [4] et couvrant différents systèmes d’édition génomique de Crispr/Cas9 pour des applications dans tous les environnements, y compris les cellules eucaryotes ». L’UC rappelle enfin que leurs brevets, qui sont les premiers à avoir décrit le système Crispr/Cas9, sont en vigueur dans plus de 30 pays dans le monde et ne sont pas affectés par la procédure d’interférence américaine.
Le contentieux ne semble donc pas prêt de s’éteindre et un appel devant la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit fédéral, qui gère les affaires de brevets, peut être en théorie déposé. On comprend les réactions du camp des nobélisées. L’enjeu économique est, en effet, de taille et explique que le conflit dure. En 2017, l’USPTO avait estimé que les revendications des deux parties pouvaient cohabiter, l’invention du Broad Institute sur le volet eucaryotes ayant été considérée comme une invention distincte. C’est en 2020 que la même instance revenait sur sa position en considérant qu’il y avait bien litige.
Au-delà de l’intérêt que suscite Crispr/Cas9 auprès du monde scientifique et industriel, et malgré les effets délétères que cette technique peut provoquer [5], se pose à présent la question de son accès aux droits et d’une possible évolution des conditions de licences, en particulier pour des utilisations animales et végétales.
Un nouvel interlocuteur pour accéder à une utilisation « eucaryotique » de CRISPR
La décision de l’USPTO du 1er mars valorise donc substantiellement les brevets détenus par le Broad Institute, qui devient l’interlocuteur principal pour l’accès, notamment, aux droits d’utilisation clinique de Crispr/Cas9. Editas Medicine, Inc., licencié exclusif et mondial du Broad Institute, s’en satisfait en déclarant dans un communiqué que « la décision réaffirme la force de notre propriété intellectuelle alors que nous continuons de développer des médicaments pour les personnes atteintes de maladies graves ». Son cours de bourse s’est d’ailleurs envolé de 17% dans l’après-midi du lundi 1er mars [6].
Ironie du sort, Crispr Therapeutics et Caribou Biosciences, fondées respectivement par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, devraient dès lors elles-mêmes négocier une licence d’accès à la technique Crispr/Cas9 eucaryote auprès du Broad Institute. Fort de la décision de l’USPTO, ce dernier pourrait quant à lui décider d’augmenter les droits d’entrée pour les nouvelles candidatures au programme de licence. Dans le secteur végétal, le groupe Corteva Agriscience, qui a obtenu des droits de licence sur Crispr/Cas9 auprès du Broad Institute, mais également de l’UC et de l’Université de Vienne [7], devra peut-être revenir vers ces concédants pour renégocier les termes de leurs accords. Ce cartel agroindustriel a, de son côté, développé son propre portefeuille de brevets autour de Crispr/Cas9 et mis en œuvre, notamment en Europe, une politique consistant à inonder les offices de brevets sous un flot de demandes, et ainsi mettre à l’épreuve les limites de l’exclusion de la brevetabilité. Cette stratégie, qui inclut une démarche lobbyiste auprès des institutions réglementaires européennes sur la question des nouveaux OGM, a fait récemment l’objet d’un article d’Inf’OGM [8].
Il existe donc une interdépendance entre le Broad Institute d’un côté, et les Universités de Californie et de Vienne de l’autre, concernant les droits sur Crispr/Cas9 ; ce qui pourrait inciter les deux parties à stopper le conflit, négocier des licences croisées ou même un pool de brevets [9]. Une façon pour l’UC de tenter de limiter les dégâts, ses pertes potentielles en revenus de licences étant évaluées entre 100 millions et 10 milliards de dollars US selon Jacob Sherkow, professeur à l’Université de droit de l’Illinois [10]. On peut toutefois s’attendre à ce que, compte tenu de l’enjeu et des revendications contraires, le contentieux se poursuive encore quelques années.
Cet événement judiciaire ne devrait néanmoins pas empêcher le Broad Institute et les deux universités de valoriser leurs droits de brevets respectifs sur la technique Crispr/Cas9 (avec des retombées économiques sans doute inégales) puisque ceux-ci n’ont pas été annulés par la décision étasunienne mais « partagés » entre les parties. Ces dernières doivent, en outre, garantir la défense de leur portefeuille de brevets pour le compte des entreprises auxquelles elles concèdent des licences dans les différents domaines d’application de Crispr/Cas9. Le besoin d’optimiser le retour sur investissement pour couvrir, entre autres, les frais de recherche et de protection par brevet reste donc une priorité pour les propriétaires d’une telle technique de modification génétique qui est une source de revenus majeure, notamment dans les secteurs de l’agro-industrie et de l’alimentation.
Cela ne fait pas oublier que les OGM, animaux ou plantes, demeurent une cause de fortes préoccupations aux plans sanitaire et environnemental pour la société civile. Dispose-t-elle encore, aujourd’hui, d’un pouvoir d’action suffisant pour enrayer les choses au vu des enjeux financiers que les OGM représentent à l’échelle globale et des moyens mis en œuvre par les détenteurs des droits de brevets pour maintenir leur mainmise sur cette technologie ?
[1] , « Brevets sur Crispr : la saga continue », Inf’OGM, 19 février 2018
[2] The Mercury News, « UC Berkeley loses CRISPR gene editing patent case », Lisa M. Krieger, 1er mars 2022.
[3] San Francisco Business Times, « University of California loses breakthrough CRISPR patent in PTO ruling », Ron Leuty, 7 mars 2022.
[4] Procédure américaine basée sur le concept du « first-to-invent » encore en vigueur lors du dépôt des demandes de brevets concernées qui cherche à lever une éventuelle « interférence » entre les droits de brevets des parties concernées, le droit au brevet étant dans l’ancien régime américain attribué au premier inventeur et non au premier déposant comme en Europe par exemple.
[5] , « OGM – Crispr/Cas peut « éclater » les génomes », Inf’OGM, 28 octobre 2021
[6] Communiqué de presse du 28 février d’Editas Medicine : « Editas Medicine Announces Favorable Decision from U.S. Patent and Trademark Office in CRISPR Patent Interference ».
[8] , « Nouveaux OGM : un afflux de brevets sème le trouble en Europe », Inf’OGM, 19 octobre 2021
[9] UC et UV détiennent les droits de brevets originels sur Crispr/Cas et le Broad Institute sur son application aux animaux et aux végétaux. Chaque partie dépend donc de l’autre sur la question de l’exploitation de ces droits et doit donc obtenir une licence à ces fins. C’est le concept de la licence croisée. L’option « pool de brevets » consisterait à mettre en commun l’ensemble de leurs droits pour les valoriser en commun.
[10] The Mercury News, « UC Berkeley loses CRISPR gene editing patent case », Lisa M. Krieger, 1er mars 2022.