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Forçage génétique : l’AESA estime le cadre adéquat mais insuffisant
En novembre 2020, l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA) a considéré que ses lignes directrices étaient adéquates mais… insuffisantes pour évaluer les risques liés au forçage génétique chez les insectes. Ce paradoxe permet de deviner des luttes d’influence et un usage de la sémantique par le monde politique/administratif/scientifique dans un dossier où, à nouveau, chaque mot a son importance…
Un article rédigé par Hervé Le Meur, membre de l’association OGM Dangers et administrateur d’Inf’OGM.
Qu’est-ce que le forçage génétique ? Il s’agit d’une technique de modification génétique qui utilise une construction génétique insérée sur un chromosome qui se copie elle-même sur l’autre chromosome. On dit qu’elle est auto-réplicative. Les conséquences sont doubles. D’une part, cette technique donne bien un OGM. D’autre part, 100 % des gamètes produits par un organisme génétiquement modifié par forçage génétique auront théoriquement la construction génétique modifiée. Et, après fécondation, 100 % des descendants issus d’une reproduction sexuée auront théoriquement cette construction génétique forcée sur tous leurs chromosomes [1]. C’est pour cela qu’on dit qu’ils seront forcés (voir encadré). A contrario, dans la reproduction sexuée, 50% des gènes viennent du père et 50% de la mère. Dans une trasmission mendélienne, un gène se retrouve dans 50% du patrimoine génétique du descendant. Mais avec le forçage, ce sont 100% des chromosomes de 100% des descendants qui l’ont. En quelques dizaines de générations, statistiquement, toute une population est ainsi génétiquement modifiée. On peut voir et comparer de tels arbres généalogiques dans la figure ci-dessus.
Forcer la stérilité, forcer la Nature
Le but du forçage génétique est donc de contourner les lois de l’hérédité sexuée (dites lois de Mendel) qui induisent un brassage génétique et donc une biodiversité dans l’espèce (intraspécifique). L’idée de certains scientifiques est d’associer une telle construction génétique auto-réplicative à une séquence génétique qui nuit à son porteur. Par exemple, ils l’associeraient avec une séquence génétique qui empêche les femelles de dépasser le stade larvaire. Assez vite, il n’y aurait plus que des mâles pour finalement aboutir à… la disparition de l’espèce entière puisqu’une reproduction sexuée nécessite l’appariement de mâles et de femelles. Un observateur inattentif pourrait s’étonner que les « sciences de la vie » travaillent à éradiquer des espèces entières. Mais ce serait avoir oublié les discussions sur la construction transgénique dénommée Terminator dans les années 2000. Déjà à l’époque, il s’agissait de stériliser les plantes… pour le plus grand bien des agriculteurs bien sûr ! Empêcher la reproduction d’organismes vivant ou contrôler leur fertilité n’est donc pas nouveau.
Ce paradoxe de défendre la biodiversité en proposant d’éradiquer des espèces peut survenir dans des lieux inattendus. On se rappelle qu’au sein de l’Union internationale pour la conservation de la Nature (UICN), une commission sur la biologie de synthèse s’est penchée sur le forçage génétique. Or, les scientifiques qui mettent au point de tels forçages génétiques ont réussi à faire discuter par l’UICN le fait d’autoriser et d’encourager de telles recherches [2]. Ces scientifiques soutiennent que le forçage génétique pourrait aider à la conservation de la biodiversité alors qu’il vise à éradiquer des espèces ou à les rendre plus uniformes… Ce n’est pas contradictoire pour eux car ils considèrent plus un aspect qu’un autre.
Les experts européens de l’AESA ont un avis
L’agence européenne de sécurité sanitaire des aliments (AESA) a préparé son avis sur ces techniques de forçage génétique appliquées aux insectes en commençant par solliciter l’avis des parties prenantes souhaitant s’exprimer, parmi lesquelles quelques ONG. Publié en novembre dernier, l’avis de l’AESA [3] conclut que « les lignes directrices existantes […] sont adéquates, mais non suffisantes pour la caractérisation moléculaire, l’évaluation des risques environnementaux et le suivi environnemental post-commercialisation » des insectes GM forcés. C’est adéquat mais non suffisant… Si vous avez cru lire une contradiction, vous n’êtes pas seuls.
Sans se plonger dans le détail scientifique de cet avis que nous n’aborderons pas ici, deux informations apparaissent importantes. La première est que l’AESA n’est pas constituée que de scientifiques. Elle est dirigée par des personnes qui ont, certes, souvent été chercheurs (devant leur paillasse), mais la fonction créant l’organe et la promotion transformant un chercheur en administratif, ils sont devenus des directeur ou des administratifs de l’AESA. Ils sont surtout devenus leur fonction, c’est-à-dire des gestionnaires. Marie-Angèle Hermitte a publié un article en 1998 [4] expliquant qu’une commission devant répondre à une question, n’est plus constituée de scientifiques, mais d’experts. Or le scientifique habillé en expert ne raisonnera pas pareil. Car un expert doit répondre à une question (dont la formulation est issue déjà d’allers-retours avec le politique qui pose la question) en fonction de la bibliographie qu’il connaît. A contrario, un chercheur doit… se poser des questions, voire y trouver des réponses et étendre la bibliographie. La juriste qu’est Marie-Angèle Hermitte observait donc que, de ce point de vue, le principe du contradictoire des juristes (le juge écoute chaque point de vue) ressemble plus à la nécessaire réfutabilité de la science (on doit pouvoir réfuter un énoncé sinon il n’est pas scientifique [5]) qu’au consensus organisé d’un rapport d’experts qui conseillent une décision politique. Les experts sont orientés vers le conseil à la décision alors que les scientifiques sont orientés vers les questions. Un scientifique qui fait une expertise devient alors un expert. Ainsi, les avis divergents ont longtemps été non mentionnés dans les rapports d’experts. Sinon ils risquaient de rendre la prise de décision plus fragile pour le politique. L’avis AESA ressemble à s’y méprendre au fruit d’une lutte interne entre les chercheurs (qui émettent des critiques) et les administratifs (qui estiment que les règles sont adéquates).
Le Politique et l’injonction contradictoire
Une seconde explication est que chaque lecteur du rapport final aura tendance à n’en retenir que les points qui l’interpellent directement. Au moment d’appliquer ce rapport de l’AESA sur le forçage génétique, les politiques européens se rappelleront qu’ils ne veulent ni freiner le Progrès ni la Croissance, ni la Science et donc encourageront probablement la réalisation de ce forçage génétique. Au besoin, ce sera sous forme « prudente » et « avisée« , voire « sans s’affranchir de nos principes éthiques ». Finalement, les experts n’auront pas pris la décision – et ce n’est pas leur rôle – et les politiques la prendront en renvoyant la responsabilité d’une éventuelle mauvaise décision aux… experts qui les ont renseignés ! Dans ce renvoi de responsabilité, on aura autorisé certaines personnes à projeter d’éradiquer complètement une espèce. Mais, rassurons-nous, on commencera par les espèces qu’on aime le moins : des moustiques, des rats, les espèces qui envahissent les champs ou qu’on a changées d’écosystèmes… puis on en étendra l’usage.
Finalement, lorsque l’AESA affirme que ses lignes directrices existantes sur les organismes génétiquement modifiés sont adéquates pour évaluer les risques associés aux insectes génétiquement modifiés par forçage génétique tout en précisant que des informations supplémentaires seront nécessaires, elle donne une injonction en partie contradictoire. Dans le mandat adressé à l’AESA, la Commission européenne avait entrouvert la porte à une telle réponse puisqu’elle lui demandait de « déterminer si les lignes directrices existantes sont adéquates et suffisantes (…) ou si une mise à jour est nécessaire ». L’AESA n’a donc répondu positivement qu’à la première question, négativement à la seconde et pas à celle d’une mise à jour. L’adéquation dispense d’une mise à jour mais l’insuffisance force à rechercher des compléments !
Face à cela, il paraît important de ne pas oublier les informations de base. La première est qu’avec le forçage génétique, des scientifiques veulent éradiquer des espèces entières par des nouveaux OGM issus de la biologie de synthèse. La seconde est qu’il est pour le moins paradoxal de présenter cette approche comme destiné à « protéger la biodiversité« .
Insectes génétiquement forcés,
Insectes génétiquement forcés, le langage est-il correct ?
Les mots employés sont importants. Déjà, les insectes qui ont subi un forçage génétique sont génétiquement modifiés. Dans le cas présent, certains parlent d’insectes génétiquement forcés. Si ces mots sont corrects, ils peuvent faire oublier qu’en fait ces insectes sont non seulement des objets de la modification génétique (ils la subissent), mais ils la propagent également. Ils sont donc non seulement forcés, mais aussi « forçants« . En ne les qualifiant que d’insectes forcés, on en fait presque des victimes alors qu’ils propagent de force la construction génétique à toute leur descendance, voire à d’autres espèces proches qu’ils pourraient contaminer.
[1] , « Forçage génétique : une transmission hégémonique de transgène », Inf’OGM, 21 septembre 2020
[2] , « Biologie de synthèse : l’UICN construit sa position politique », Inf’OGM, 21 septembre 2020 par Christian Hosy, Coordinateur du réseau Biodiversité de France Nature Environnement.
[3] « Adequacy and sufficiency evaluation of existing EFSA guidelines for the molecular characterisation, environmental risk assessment and post‐market environmental monitoring of genetically modified insects containing engineered gene drives », EFSA, novembre 2020.
[4] « Marie-Angèle Hermitte : Pour une agence de l’expertise scientifique« , La Recherche, n° 309, mai 1998.
[5] K. Popper, Logique de la découverte scientifique, 1973, Payot, Première édition en 1934.