Une proposition « sans fondement scientifique »
Le 7 février 2024, l’eurodéputée Jessica Polfjärd se réjouissait que le Parlement européen ait voté « en faveur de la Science ». Le Parlement venait d’adopter une version modifiée de la proposition de déréglementation des OGM faite par la Commission européenne. Cette satisfaction est pourtant loin de l’opinion d’experts scientifiques. En France, ces experts ont critiqué l’absence de fondement scientifique du texte de la Commission. En Europe, ils ont été ignorés par la Commission. Et de nombreux scientifiques se sont exprimés contre le projet, pour que la Science soit respectée.
Qui peut encore affirmer que la proposition de la Commission européenne (CE) repose sur des fondements scientifiques ? Certes, en janvier 2024, 35 prix Nobel (dont treize en physique ou économie) ont signé une lettre soutenant cette proposition. Mais cette lettre était surtout un courrier politique qui ne contenait aucun argument scientifique étayé.
Les experts français très, très critiques
Dans un rapport de décembre 2023, les experts français de l’Anses sont clairs. Il n’y a « pas de justification scientifique [à déclarer que] des catégories de plantes qui seraient équivalentes en type, taille et nombre de variations ou modifications génétiques seraient équivalentes en type de caractères et niveau de risques ». Une telle équivalence est pourtant la clef de voûte de la proposition formulée par la CE, qui estime que les végétaux modifiés par des NTG « et leur descendance […] devraient être traités comme des végétaux apparaissant naturellement ou produits au moyen de techniques d’obtention conventionnelles, étant donné qu’ils sont équivalents et que leurs risques sont comparables, ce qui permet de déroger entièrement à la législation de l’Union sur les OGM ».
Mais les experts rappellent que, en décrétant une équivalence entre plantes NTG et plantes conventionnelles, la CE fait notamment fi des « milliers d’années d’évolution, de dérive ou de sélection naturelle ». Pour eux, une comparaison des éventuelles conséquences sur une fonction biologique doit être faite, c’est-à-dire qu’une évaluation des risques doit être conduite. Dans cette logique, ils ajoutent qu’ignorer, comme le propose la CE, les « modifications génétiques non intentionnelles […] n’est pas justifié ».
Quant aux critères proposés par la CE, les experts ne sont pas plus réceptifs à leur caractère scientifique. Pêle-mêle, ils les estiment ne faire l’objet d’aucune « justification scientifique », être mal formulés quand la Commission européenne écrit par exemple « contigüe » au lieu de « continu », ou encore être imprécis, voire ambigus. Il en est ainsi de l’expression « pool génétique des obtenteurs », qui, selon eux, manque de clarté. L’expression « végétaux conventionnels » mériterait d’être définie, comme l’expression « site ciblé ». A défaut, les experts « alertent sur un risque de distorsions entre les dossiers, lié à l’interprétation de chaque demandeur ».
Les experts européens volontairement ignorés
L’opinion des experts français est d’autant plus marquante qu’elle ne fut pas demandée par le gouvernement français. En 2023, ce dernier semblait peu soucieux de savoir si les postulats de base de la CE et les critères proposés relevaient de cette fameuse « bonne science », si chère à la CE, aux multinationales et aux gouvernements. Les experts européens ont eu droit, eux, à un traitement similaire. La CE a simplement estimé inutile de les consulter sur les critères qu’elle allait proposer pour décréter des plantes équivalentes. Comme nous l’a indiqué le service presse de l’AESA, « les critères spécifiquement proposés par la Commission européenne pour la catégorie 1 de NTG ont été développés par la Commission européenne elle-même ». La CE a pu s’inspirer d’un avis de l’AESA de 2022 sur l’évaluation des risques associés à l’utilisation des plantes modifiées génétiquement par de nouvelles techniques. Mais, sur les critères tels que proposés par la CE, aucune consultation des experts européens n’a eu lieu.
Encore plus paradoxal, les conclusions de cette opinion de 2022 (et de précédentes) ont été ignorées par la CE. Entre 2012 et 2020, l’AESA a publié plusieurs avis sur les risques liés aux plantes OGM/NTG. Ces derniers concluaient qu’une évaluation des risques, même allégée, était nécessaire. Finalement, en octobre 2022, l’AESA a complété son travail en publiant un document listant les « six critères principaux pour aider à l’évaluation des risques » de ces plantes OGM/NTG. Or, ce dernier avis a inquiété les entreprises qui souhaitent qu’aucune évaluation des risques ne soit requise. Certaines se sont alors mobilisées.
En décembre 2022, CropLife expliquait à la CE être inquiète que l’avis de l’AESA « suggère qu’une étape obligatoire d’évaluation des risques est nécessaire pour toutes les plantes obtenues par mutagénèse dirigée, cisgénèse et intragénèse ». En janvier 2023, Limagrain portait le même discours à la CE, bien qu’en des termes plus retenus. Le même mois, l’Association française des biotechnologies végétales (AFBV) montait également au créneau. Dans les réponses fournies, la CE a tenu à rassurer les entreprises, à l’image de son courrier à CropLife en janvier 2023. Elle y indique que « le travail de l’AESA sur de possibles critères d’évaluation des risques nourrit le travail politique en tant qu’avis scientifique […]. Il ne préjuge en rien du cadre réglementaire qui pourrait éventuellement être proposé pour les plantes NTG. […] Une décision quant à savoir si une évaluation des risques devrait être conduite ou non sur les plantes NTG n’est pas du ressort de l’AESA, comme vous l’avez à juste titre noté ». Si le politique est évidemment le décisionnaire, il est étonnant que la Commission finisse par aller contre ses experts en proposant qu’aucune évaluation des risques ne soit conduite pour une majorité des plantes OGM/NTG, faisant fi du principe de précaution.
Mais la CE a été plus loin, en réécrivant l’opinion de l’AESA. Dans sa proposition, elle affirme que les risques présentés par les plantes OGM/NTG (catégorie 1) sont « comparables » à ceux présentés par les plantes conventionnelles. En 2022, l’AESA écrivait « que, dans certains cas, les plantes produites par mutagénèse dirigée, cisgénèse et intragénèse ne présentent pas de nouveaux risques par rapport aux plantes obtenues par mutagénèse classique ou méthodes conventionnelles ». Dans certains cas seulement !
Des scientifiques mobilisés contre la proposition de la CE
Début décembre 2023, cent scientifiques ont cosigné une lettre adressée à la CE pour s’opposer au projet de dérèglementation des OGM. Ils y expliquent, à l’instar de l’Anses, que les deux catégories d’OGM/NTG proposées n’ont « aucun fondement scientifique ». Ils complètent en expliquant qu’une « plante GM [génétiquement modifiée] avec moins de vingt modifications génétiques […] présentera moins de risques qu’une plante GM avec plus de vingt modifications génétiques » ne fait l’objet d’aucune preuve scientifique.
Pour ces scientifiques, le non-respect du principe de précaution est une source d’inquiétudes. Ils notent que ce principe est « complètement exclu du plus grand groupe de NTG, la catégorie 1 ». Pour ce groupe, la CE ne souhaite ni évaluation concrète des effets potentiels sur la santé et l’environnement, ni traçabilité qui permettrait d’agir en cas de problème après commercialisation. D’après ces scientifiques, la CE fait une erreur de raisonnement l’amenant à ne pas respecter le principe de précaution. Ils rappellent que l’ADN est une molécule « encore largement inexplorée » et qu’il est aberrant de ne pas prendre en compte « les dommages non souhaités que de nouvelles techniques comme Crispr/Cas introduisent dans le génome ». Pour ces chercheurs, évaluation des risques et surveillance des effets non intentionnels devraient donc être obligatoires.
Les chercheurs soulignent également que cette déréglementation poserait des problèmes quant à une appropriation généralisée du vivant. Ils estiment ainsi que ces OGM/NTG « pourraient être le cheval de Troie ouvrant la porte à la brevetabilité potentielle de toutes les semences dans le futur, pas seulement celles manipulées génétiquement ».