Le renvoi préjudiciel, comment ça marche ?
Plusieurs organisations de la société civile française sont mobilisées contre le développement des variétés rendues tolérantes aux herbicides (VrTH) qui sont pour la plupart des OGM cachés obtenus par mutagenèse. Ces organisations ont introduit en mars 2015 un recours devant le Conseil d’État français pour dénoncer l’inaction du gouvernement en la matière. Face à des doutes quant à l’interprétation du droit de l’UE en matière d’OGM et à sa validité au regard du principe de précaution, le Conseil d’État a décidé, le 3 octobre 2016, d’effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice (Union européenne). Mais qu’est-ce que cette procédure ? Et quelles conséquences l’arrêt de la Cour de justice aura-t-il sur le droit français ?
Le renvoi préjudiciel est une procédure de coopération judiciaire entre le juge de l’Union européenne (UE) et le juge national, destinée à assurer une application homogène du droit de l’Union et éviter toute interprétation divergente dans les États membres.
Renvoi préjudiciel : pourquoi ?
Il s’agit d’une procédure de juge à juge dans laquelle la place des parties au litige est limitée. Selon cette procédure, une juridiction nationale saisie d’un litige dont la résolution pose une question relative au droit de l’UE, doit ou peut, selon les cas, « surseoir à statuer » (c’est-à-dire différer son jugement) et saisir la Cour de justice. La question peut porter sur l’interprétation du droit de l’UE ou viser le contrôle de la validité d’un acte de l’Union. Dans le renvoi qui concerne le statut juridique de la mutagenèse et des nouveaux OGM, se posent aussi bien des doutes sur l’interprétation que sur la validité du droit de l’Union. Le Conseil d’État était dans l’obligation de saisir la Cour de justice, non seulement parce qu’il statuait en dernier ressort et que les organisations soulevaient des questions d’interprétation du droit de l’UE, mais aussi parce que l’affaire soulevait la question de la validité de la directive 2001/18/CE sur la dissémination des OGM dans l’environnement au regard du principe de précaution. Or un juge national ne peut en aucun cas invalider un acte de l’UE de lui-même.
Quinze mois de procédure
La procédure se déroule en deux étapes. La première étape est la phase écrite. Elle comprend d’abord la traduction de la décision de la juridiction nationale dans toutes les langues officielles de l’UE et la notification de cette décision aux parties en cause dans le litige devant la juridiction nationale, à l’ensemble des États membres de l’UE et aux institutions de l’UE (Commission européenne, Conseil et Parlement européen dans le cas du renvoi effectué par le Conseil d’État). Il y a ensuite la publication au Journal officiel de l’UE de la procédure en cours. La phase écrite comprend enfin le dépôt du mémoire des parties en litige ou des observations des destinataires de la notification. La procédure préjudicielle n’est pas contradictoire, il n’y a pas de réplique et duplique : les parties produisent un seul mémoire, et elles ne réagissent pas au mémoire de l’autre partie. Le mémoire ou les observations, qui doivent être déposés dans les deux mois à compter de la notification, ne peuvent pas aller au-delà des questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi. Dit autrement, ils ne peuvent pas tendre à modifier le contenu ou la portée de ces questions en essayant de faire dire à la Cour de justice quelque chose qui n’est pas visé par les questions posées par le juge national. Par exemple, pour le renvoi qui concerne le statut juridique de la mutagenèse et des nouveaux OGM, les organisations ne peuvent pas développer des arguments tendant à faire se prononcer la Cour sur la brevetabilité des plantes mutées.
À la phase écrite peut éventuellement succéder une deuxième étape, orale. C’est la Cour qui décide si cette phase aura lieu, même si les parties au litige, les États membres et les institutions de l’UE, peuvent lui suggérer de la mettre en œuvre. La Cour décide généralement de réaliser une telle étape lorsque les observations reçues ne sont pas suffisantes pour l’éclairer. Au cours de cette phase, la Cour peut auditionner des agents (des États membres ou des institutions de l’UE) ou conseils (avocats des parties en litige au principal), entendre l’exposé des conclusions de l’avocat général (si la Cour estime que l’affaire soulève une question de droit nouvelle), et, s’il y a lieu, des témoins et experts.
Le délai entre la phase orale et le rendu de l’arrêt par la Cour est variable et dépend notamment de la complexité de l’affaire. Une fois que la Cour a rendu son arrêt, ce dernier est transmis au juge national, lequel devra alors statuer sur le fond de l’affaire en appliquant les réponses de la Cour de justice. Le délai moyen de réponse à une question préjudicielle est de quinze mois.
La Cour de justice peut-elle refuser de statuer ?
Si les juridictions nationales peuvent dans certains cas être tenues d’effectuer un renvoi préjudiciel, la Cour de justice, elle, n’est pas tenue de répondre à toute question qui lui est posée. La Cour a en effet élaboré, au fil de sa jurisprudence, des conditions qui, si elles ne sont pas remplies, peuvent l’amener à estimer qu’une question préjudicielle n’est pas recevable.
Le Conseil d’État a posé à la Cour de justice quatre questions préjudicielles : le fait de savoir si les organismes génétiquement modifiés par mutagénèse, et particulièrement par « les techniques nouvelles de mutagenèse dirigée » sont des OGM au sens de la directive 2001/18/CE et s’ils sont tous, ou uniquement la mutagenèse aléatoire conventionnelle, exemptés des obligations imposées pour la dissémination et la mise sur le marché d’OGM ; la marge de manœuvre des États membres pour définir un régime national spécifique applicable aux organismes obtenus par mutagénèse ; la validité de la directive 2001/18/CE au regard du principe de précaution ; et enfin, la définition des OGM au regard de la directive 2002/53/CE relative au catalogue commun des variétés des espèces de plantes agricoles (dite directive « semences »).
Il est très improbable que la Cour refuse de statuer sur ces questions. C’est en effet la première fois qu’elle est amenée à se prononcer au sujet des exceptions que prévoit la directive 2001/18/CE pour les organismes issus de techniques de mutagénèse. La Commission européenne a plusieurs fois déclaré que seule la Cour pouvait trancher la question du statut juridique de l’ensemble des nouvelles techniques OGM : va-t-elle profiter de cette procédure pour le faire ?
Conséquences de l’arrêt préjudiciel
L’arrêt rendu par la Cour de justice s’impose au juge de renvoi mais aussi à tous les autres juges nationaux des États membres de l’UE. L’interprétation de la Cour au sujet de l’exclusion des techniques de mutagénèse du champ d’application de la directive 2001/18/CE aura donc une portée générale et aura des effets sur les législations à venir. En outre, s’agissant de la question relative à la validité de la directive 2001/18/CE, si la Cour constate qu’elle est illégale au regard du principe de précaution, les institutions concernées devront prendre les mesures nécessaires pour remédier à l’illégalité, par exemple en révisant ce texte.