La menace des brevets sur les OGM/NTG s’affirme
Vingt-cinq ans après les premières condamnations pour contrefaçon de brevet OGM, la menace de procédures judiciaires par l’industrie agrochimique pèse plus que jamais sur les agriculteurs, les obtenteurs et les paysans en raison de ses brevets.
L’affaire judiciaire qui a opposé l’agriculteur canadien Percy Schmeiser à Monsanto, en 1998, a ouvert la voie à d’autres actions en justice aux États-Unis et en Europe. Aujourd’hui, agriculteurs, obtenteurs et paysans – les « petites structures agricoles » – sont plus que jamais à la merci de démarches judiciaires de l’industrie et ses brevets.
Un contentieux historique
En 2004, s’achevait au Canada le célèbre procès en contrefaçon de brevet sur un colza génétiquement modifié. L’agriculteur Percy Schmeiser, dont un champ avait été contaminé par le colza Roundup Ready (tolérant au glyphosate), fut condamné pour violation de droits de brevets de Monsanto. La même année, l’entreprise française Gautier semences avait eu maille à partir avec un semencier néerlandais, Rijk Zwaan, titulaire d’un brevet sur des laitues résistantes au puceron Nasonovia. Le semencier français avait développé indépendamment, depuis longtemps, de telles laitues en y intégrant le gène sauvage. Incapable de financier son action judiciaire pour invalider le brevet, Gautier semences avait été contraint de négocier une licence avec Rijk Zwaan.
Aux États-Unis, en 2013, Monsanto obtenait la condamnation de Vernon Bowman, un agriculteur de l’Indiana. Ce dernier avait acheté et replanté des graines de soja Roundup Ready provenant d’un silo à grains. La Cour Suprême a considéré que le droit de brevet s’appliquait également aux graines replantées. Autrement dit, le droit du breveté « ne s’épuise pas » une fois que la semence a été vendue, comme c’est le cas pour d’autres produits qui ne se reproduisent pas naturellement.
Aujourd’hui, la liste des personnes physiques ou morales – de petites structures agricoles, certaines familiales – sujettes à une action judiciaire liée aux brevets continue de s’allonger, au point qu’une majorité d’agriculteurs nord-américains préfèrent acheter chacune des semences brevetées pour se garantir contre toute poursuite en contrefaçon.
Une évolution judiciaire peu rassurante
Inf’OGM rapportait récemment le cas de deux obtenteurs sous la menace de brevets, dont une entreprise néerlandaise, Nordic Maize breeding (NMB), qui a développé indépendamment un maïs résistant au froid. L’entreprise KWS détient un brevet concernant ce trait de résistance, déposé cependant postérieurement à la date de développement du maïs NMB. Interrogée sur les risques brevets, la réponse de Grietje Raaphorst-Travaille, cofondatrice de NMB, montre tant l’absurdité de la situation que l’impuissance des petits obtenteurs face au sujet : « Je pense qu’il est vraiment étrange que nous devions nous pencher sur ces questions […] nous ne pouvons pas tester les semences que nous vendons aux agriculteurs pour voir si elles sont libres de droits de brevets ou non, ou même si elles sont exemptes de nouveaux OGM […] les sélectionneurs et les agriculteurs courent ainsi un risque énorme, qu’ils ne pourront pas réduire ».
En mars 2024, la société californienne Norfolk Healthy Produce a poursuivi Baker Creek Heirloom Seed Company, une entreprise de semences traditionnelles du Missouri, sur la base d’un brevet couvrant une tomate violette génétiquement modifiée. Norfolk affirme que la tomate Purple Galaxy de Baker Creek, également violette mais non OGM, contrefait son brevet. Baker Creek dit avoir pourtant importé sa tomate d’Europe, où cette tomate GM n’est pas autorisée. Norfolk affirme pour sa part que seule leur modification génétique brevetée permet d’obtenir une tomate violette. Bien que les tests de laboratoire n’ont pas clairement conclu que Purple Galaxy était contaminée ou non par des OGM, Baker Creek a décidé de retirer cette tomate de son catalogue.
Impuissance des petites structures
Les petites structures agricoles sont aujourd’hui dans une indéniable incertitude juridique due aux brevets, et assez démunies face à cela. Une des principales causes est le nombre important de demandes de brevets sur les « nouveaux OGM » ou « nouvelles techniques génomiques » (NTG), ainsi que leur complexité (voir p.6 et p.7-8). En outre, l’accélération du rythme d’innovation peut favoriser l’accumulation de traits brevetés au sein d’une même plante. Le cas échéant, le développement d’une nouvelle variété à partir d’un telle plante demanderait une négociation de plusieurs licences et le versement d’autant de redevances.
Par ailleurs, l’interprétation des brevets, de leur portée, et de leur utilisation comme outil juridique reste une matière de spécialistes. Si on ne l’est pas, comment peut-on savoir si des produits issus d’une agriculture non OGM contrefont un brevet, a fortiori si aucune obligation de décrire les procédés d’obtention, et surtout de détection et d’identification des OGM/NTG, n’est imposée à leurs producteurs ?
Cette menace permanente de brevets couvrant les NTG et dont l’impact potentiel est difficile, voire impossible à identifier pour une petite structure agricole, est préjudiciable, et ce pour plusieurs raisons. Lorsqu’une telle structure est menacée par un droit de brevet, peu de solutions s’offrent à elle. Elle peut décider de retirer ses produits du commerce, ou attendre l’éventuelle action du titulaire du brevet. Elle peut aussi accepter de prendre une licence et verser des redevances. Ces cas de figures ont des conséquences financières sur les structures concernées. Un brevet peut aussi être attaqué en justice, mais là aussi l’asymétrie des capacités économiques, juridiques et techniques des parties favorisent généralement la condamnation de la partie plus faible. Le procès Monsanto vs. Percy Schmeiser en est une illustration.
Vraies solutions ou impasse juridique ?
Le législateur européen ne prévoit que peu ou pas de dispositions réellement protectrices pour les petites structures agricoles menacées par des brevets. Alors que le droit français admet une « présence fortuite ou accidentelle d’une information génétique brevetée dans des semences » (Article 613-2-2 du Code de la Propriété Intellectuelle) – l’Allemagne prévoit aussi une protection similaire – , la Directive 98/44 CE ne propose pas d’« immunité » en cas de contamination. Les autres pays européens peuvent donc agir à leur guise. L’« exemption du fermier », qui permet de resemer et reproduire des semences pour son propre usage en contre-partie du paiement de royalties, s’applique sur un nombre limité d’espèces de semences et ne concerne que les COV (Certificat d’Obtention Végétale) sur les variétés et pas les brevets.
Les législations européennes – la directive 98/44 CE et la Convention sur le Brevet européen appliquée par l’Office européen des brevets – prévoient une protection pour les produits génétiquement modifiés (contenant une matière biologique ou une information génétique ou consistant en une information génétique), et ce quel qu’en soit le procédé de fabrication. Le Parlement européen a voté, en février 2024, l’exclusion de la brevetabilité de tels produits lorsqu’ils sont issus de NTG, en limitant insuffisamment les brevets aux procédés. Dans l’hypothèse où cette disposition était finalement retenue par les instances européennes, le risque pour les petites structures ne disparaîtrait pas totalement pour autant.
En effet, en présence d’un brevet de procédé, le droit européen prévoit qu’il s’étend aussi normalement au produit obtenu par le procédé. L’AJUB (Accord pour une Juridiction Unifiée du Brevet) considère en outre, dans son article 55, qu’un produit présumé contrefait a bien été obtenu par le procédé breveté à moins de prouver le contraire. C’est ce qu’elle appelle le « renversement de la charge de la preuve » (voir p. 9-10). Autrement dit, il n’est pas demandé au titulaire d’un droit de brevet de démontrer que celui-ci est violé – ce qui est pourtant un principe juridique de base que rappelle même l’article 54 de l’AJUB – mais au petit obtenteur, à l’agriculteur, au paysan de se « disculper ». N’est-ce pas créer ici une forme d’impasse en imposant beaucoup à ceux qui peuvent peu ou pas du tout, et peu à ceux qui peuvent beaucoup?