Les brevets : une réponse insatisfaisante
Le système des brevets autorise des pratiques critiquées dans les domaines de l’agriculture et des sciences de la vie. Il impacte l’innovation variétale « non GM », la sécurité juridique de la majorité des acteurs de la semence, et pose des questions d’éthique et de transparence. A terme, le système alimentaire risque d’être dominé par quelques multinationales titulaires de brevets clés. Pour plusieurs acteurs, il y a donc urgence à réguler la manière dont les brevets sont accordés et gérés dans ces secteurs. Mais la Commission européenne ne semble pas dans cette dynamique.
« Nous nous engageons pleinement à évaluer l’impact potentiel du brevetage des plantes, des NTG [Nouvelles Techniques Génomiques], comme beaucoup d’entre vous l’ont demandé. C‘est une question permanente dans le débat au Conseil et au Parlement et j’ai pris note de vos demandes. Beaucoup d’entre vous ont demandé une accélération et je peux vous assurer que la Commission examinera cette question ». C’est ainsi que Stella Kyriakides, commissaire européenne « santé et sécurité alimentaire », s’adresse, le 11 décembre 2023, au Conseil de l’Union européenne, rassemblant les ministres de l’agriculture des États membres. A l’issue de cette réunion, le vote du Conseil ne trouvait pas de majorité qualifiée, en raison notamment du dissensus sur la question des brevets.
Le dangereux attentisme de la Commission…
Dans son intervention du 11 décembre 2023, S. Kyriakides veut répondre à une préoccupation grandissante exprimée par certains États : l’impact des brevets sur les petits et moyens obtenteurs, les paysans et l’agriculture en général, c’est-à-dire l’alimentation. L’UE est en fait à la croisée des chemins. Elle doit composer avec, d’un côté, une poussée de lobbying industriel très forte, voulant imposer les OGM/NTG et son armée de droits de brevets et, de l’autre, une filière agricole traditionnelle qui oppose sa conviction qu’il n’est pas envisageable de s’approprier la nature et revendique une indépendance dans son travail nourricier. Or, la commissaire chypriote ne paraît pas vouloir rassurer cette filière.
Le 17 octobre 2023, la Commissaire européenne avait déjà, en réponse à une question parlementaire, confirmé sa position attentiste concernant les préoccupations liées aux brevets dans le domaine de l’agriculture biologique et sans OGM. La question portait, notamment, sur les exigences en matière de traçabilité et les risques de conflits potentiels autour des brevets sur les OGM/NTG si une plante similaire à celle brevetée est reproduite de manière conventionnelle. L’absence de dispositions dans la proposition sur les OGM/NTG pour éviter de tels conflits de propriété intellectuelle et pour prévenir l’incertitude juridique pour les obtenteurs utilisant la reproduction conventionnelle était aussi soulignée dans la question posée. Stella Kyriakides se contentait d’une réponse peu constructive et proposant des mesures peu réalistes : « on peut s’attendre à ce que les sélectionneurs de plantes tiennent des registres sur le matériel de sélection et la technique utilisée pour produire la plante sélectionnée de manière conventionnelle ». En d’autres termes, la Commission entérinait le principe de « renversement de la charge de la preuve », qui demande au contrefacteur présumé de prouver qu’il n’est pas coupable. Les titulaires des droits de brevets n’en demandaient pas plus. D’ailleurs, les amendements à la proposition de déréglementation des OGM/NTG, votés par le Parlement européen en séance plénière le 7 février 2024, visent à exclure de la brevetabilité certains éléments issus des NTG, dont les plantes et leurs parties, mais rien n’est prévu sur l’exclusion des procédés d’obtention de tels éléments. Le renversement de la charge de la preuve évoqué ci-dessus par la commissaire européenne serait donc bien envisagé.
Stella Kyriakides évoquait aussi, en octobre 2023, l’analyse d’impact du brevetage des plantes et des pratiques de licence et de transparence associées sur l’innovation dans la sélection végétale et sur l’accès des sélectionneurs au matériel et aux techniques génétiques. Proposée pour 2026 par la Commission, elle pourrait être avancée à juin 2025 selon la proposition de déréglementation amendée par le Parlement en février 2024. Toujours est-il que des brevets couvrant les plantes issues de NTG sont et continuent d’être délivrés, notamment par l’Office Européen des Brevets. Si la Commission dit examiner la question de la demande d’accélération de l’analyse d’impact, une épée de Damoclès reste néanmoins suspendue au dessus des petits et moyens obtenteurs, agriculteurs et paysans jusqu’à 2025, ou plus…
… alors que des brevets larges et opaques menacent toujours
A cette question de l’acceptabilité des brevets sur des plantes issues des NTG s’ajoute celle de la portée des brevets qui les couvrent. L’analyse d’impact proposée par la Commission doit, en effet, aussi prendre en compte ce facteur d’incertitude et d’opacité.
Les brevets sur les plantes issues de NTG, et plus globalement les brevets de biotechnologies, portent souvent sur des séquences génomiques (ADN, ARN, protéines…), qualifiées d’« information génétique » dans les textes de lois. Ce sont les revendications1 qui déterminent la portée d’un brevet, et ces dernières peuvent être démesurément étendues via quelques artifices de rédaction, particulièrement efficaces dans le cas des séquences. Inf’OGM a rendu compte de ces pratiques de l’industrie semencière (voir ici et ici). Par exemple, via un jeu d’écriture, les déposants de demandes brevets revendiquent l’ensemble des variants théoriques de la séquence effectivement décrite et dont la fonction a été identifiée, cherchant à couvrir jusqu’au « trait natif » concerné. Or, l’ensemble des séquences revendiquées n’a évidemment pu être testé par les détenteurs de tels demandes de brevets. Cela représenterait des centaines ou des milliers de tests.
Afin de palier ceci, les déposants de tels brevets utilisent couramment un autre artifice : l’inclusion d’exemples dits « prophétiques » ou « fictifs ». Ceci permet d’étayer artificiellement, et donc injustement, la portée de brevets. Une telle pratique aboutit, en fait, à l’octroi de brevets de faible valeur et de validité douteuse. Mais tant qu’ils ne sont pas invalidés par une instance judiciaire, ces brevets font peser une insécurité juridique sur, notamment, les petits et moyens obtenteurs, agriculteurs et paysans. Comment ces derniers peuvent-ils en effet savoir, sans mettre en œuvre des moyens hors normes à leur échelle, s’ils sont libres d’utiliser du matériel végétal ? On sait, de plus, que les outils mis en place par les grands semenciers pour limiter ces risques sont incomplets et inefficaces. Alors que les menaces sont réelles.
La poursuite par Monsanto de l’agriculteur canadien Percy Schmeiser, à la fin des années 90, dans une affaire sur le Colza « Roundup ready », reste un exemple emblématique des actions qui peuvent être menées pas les titulaires de brevets. Mais ces pratiques existent toujours et n’épargnent pas l’Europe. Récemment encore, en 2020 et 2021, des brevets appartenant à l’allemand KWS (maïs résistant au froid) et au néerlandais Rijk Zwaan (salade) ont inquiété des obtenteurs qui avaient identifié ces traits sans connaissance de tels droits, et peut-être même avant que ceux-ci soient revendiqués via les brevets :
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une entreprise néerlandaise, Nordic Maize breeding, qui a malgré tout décidé de maintenir sur le marché un maïs résistant au froid développé via des méthodes d’amélioration conventionnelle (elle attend une éventuelle action de KWS, dont le brevet est contesté à l’Office européen des brevets).
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le client d’un obtenteur de l’Oregon (États-Unis), qui a retiré de son catalogue une salade conventionnelle, préférant son équivalent breveté (voir les articles du Guardian et de Politico).
Parce qu’elles soulèvent de telles questions éthiques et génèrent une insécurité juridique, les pratiques liées aux brevets concernant les NTG sont inadaptées. Une régulation plus stricte et une réflexion plus approfondie sur la manière dont les brevets sont accordés et gérés dans ces secteurs sont demandées par des acteurs et pays qui les estiment nécessaires et urgentes. L’objectif est d’établir des exclusions à la brevetabilité pertinentes, et d’informer au plus tôt les petits et moyens obtenteurs, agriculteurs et paysans sur le contexte judiciaire futur. Une certitude : le débat est lancé dans l’Union européenne et pourrait prendre quelques années…