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UE : « De la ferme à la table » ou comment la communication prend le pas sur les débats
La large promotion de la stratégie « De la ferme à la table » par la Commission européenne, devant les instances internationales et les pays tiers, entretient un flou quant à l’état de sa mise en œuvre et, surtout, laisse penser que celle-ci est contraignante à l’égard des États membres. La Commission européenne s’en sert pourtant comme argument politique pour défendre sa volonté de révision de la réglementation applicable aux OGM.
Qui n’a pas entendu parler de la stratégie « De la ferme à la table » ? Lancée par la Commission européenne en 2020, figurant déjà dans le programme de la candidate à la présidence Ursula von der Leyen [1], cette stratégie vise à répondre, sur les volets agriculture et alimentation, aux enjeux identifiés dans le Pacte vert pour l’Europe [2] [3] : changement climatique, perte de biodiversité, croissance de la population mondiale… Le point de départ de la stratégie « De la ferme à la table » est l’idée selon laquelle les systèmes agricoles et alimentaires sont l’un des moteurs clé du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. Relever ces défis suppose donc de mettre en place une transition vers un « système alimentaire et agricole durable » en réduisant la dépendance aux pesticides et aux fertilisants, en augmentant l’agriculture biologique, en finançant la recherche et l’innovation…
Une stratégie de la Commission, pas de l’Union européenne !
Objet d’une importante promotion dans les cercles politiques, comme nous allons le voir plus loin, il est frappant d’observer que cette stratégie de la Commission est souvent assimilée à une stratégie de l’Union européenne. Or, le Parlement européen et le Conseil n’ont pas été associés aux travaux de la Commission pour élaborer la stratégie et en définir les objectifs dans le cadre d’une procédure législative ordinaire. Et pour cause : d’un point de vue juridique, la stratégie est une communication de la Commission européenne, tout comme le Pacte vert Européen [4]. Ce type d’acte n’est pas juridiquement contraignant. La Commission européenne y définit sa propre orientation politique sur la manière dont elle entend agir dans les années à venir sur ce sujet.
Le Parlement européen et le Conseil ont pris position sur cette stratégie, faisant valoir des points de divergences et de convergences [5]. Mais les deux institutions ne seront véritablement associées qu’à travers les différentes propositions législatives que leur soumettra la Commission pour la mise en œuvre progressive de la stratégie, d’ici à 2024. Il n’en reste pas moins que, dans ces conditions, il n’est pas simple de saisir précisément la place que cette stratégie est amenée à occuper dans la mise en œuvre de politiques européennes. Surtout que cette large promotion de la stratégie « De la ferme à la table », depuis près de deux ans, laisse penser que celle-ci est d’ores et déjà mise en œuvre et qu’elle est contraignante.
Une stratégie globale et pro-biotech largement promue…
Depuis son lancement, la stratégie fait l’objet d’une large promotion par la Commission européenne, différentes directions générales étant d’ailleurs concernées par sa mise en œuvre (Agriculture et développement rural, Environnement, Recherche et innovation, Santé et sécurité alimentaire, Coopération internationale et du développement…). La stratégie fait même l’objet d’un site internet dédié [6] et deux conférences ouvertes aux « parties prenantes » européennes lui ont été consacrées. Cette mise en avant se fait auprès des autres institutions de l’Union européenne, auprès des États membres, auprès d’acteurs privés tels que la Fédération de vétérinaires, ou encore au niveau international (devant des pays tiers ou des organisations internationales [7]) (voir encadré).
A titre d’exemples non exhaustifs, la Commission européenne organisait dès septembre 2020 une session d’information en ligne devant une cinquantaine d’Ambassades et Missions de pays tiers pour leur présenter cette stratégie. La stratégie est également mise en avant dans le cadre de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Ainsi, l’un des avant-propos à un ouvrage publié en 2020 par l’organisation et consacré à l’agriculture durable est rédigé par le commissaire européen à l’agriculture. Une large partie de cet avant-propos est réservée à la stratégie « De la ferme à la table » et l’accent est mis sur le fait que « la recherche et l’innovation, les services de conseil, les investissements, la numérisation et les nouvelles technologies seront les principaux moteurs permettant cette transition (NDLR : agricole et alimentaire) » [8]. Plus récemment, la Commission européenne a présenté sa stratégie dans le cadre d’un séminaire organisé par l’Union internationale pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) [9] . Lors de ce séminaire, la Commission européenne précisait que les « agriculteurs ont besoin de semences de qualité » et qu’à ce titre, » le potentiel des nouvelles techniques génomiques est abordé parmi d’autres sujets dans le cadre de la stratégie « De la ferme à la table » « .
Les nouvelles techniques de modification génétique en bonne place
Dans cette stratégie, les nouvelles techniques de modification génétique sont donc clairement considérées par la Commission comme un des moyens permettant de contribuer à réaliser la transition souhaitée, alors qu’aucun socle scientifique ne vient étayer cette promesse.
Ainsi, dans ses communications et politiques, la Commission européenne s’appuie sur cette stratégie pour défendre l’argument politique en faveur d’une révision de la réglementation applicable aux OGM, y compris vis-à-vis de pays tiers. Le 30 juin 2021, la Commission européenne organisait à nouveau un séminaire en ligne pour les Ambassades et Missions de pays tiers dans le cadre de la stratégie « De la ferme à la table ». La Commission européenne y affirmait que la « législation européenne applicable aux OGM doit s’adapter aux progrès scientifique et technologique pour correspondre à certaines nouvelles techniques génomiques et leurs produits » et que « les nouvelles techniques génomiques peuvent contribuer aux objectifs du Pacte vert Européen et de la stratégie « De la ferme à la table » en matière d’innovation et durabilité des systèmes alimentaires ».
Un autre exemple frappant est la page internet dédiée à la consultation publique récemment organisée par la Commission européenne sur une proposition de législation applicable aux végétaux produits à l’aide de certaines nouvelles techniques génomiques [10]. Sur ce site, on peut lire que l’objectif de la proposition est notamment de « contribuer aux objectifs du Pacte vert pour l’Europe et de la stratégie « De la ferme à la table » ».
Enfin et surtout, dans son étude sur le statut des nouvelles techniques génomiques [11], la Commission explique que les nouvelles techniques de modification génétique permettent de produire des plantes contribuant aux objectifs de la stratégie « De la ferme à la table » (résistance aux maladies et aux conditions environnementales, utilisation réduite des intrants agricoles…). Elle en conclut qu’ « une évaluation des risques purement fondée sur la sécurité pourrait ne pas suffire à promouvoir la durabilité et à contribuer aux objectifs du Pacte vert Européen et, en particulier, aux stratégies » De la ferme à la table » et de la biodiversité ; les avantages contribuant à la durabilité devraient également être évalués, de sorte qu’un mécanisme approprié pour accompagner l’évaluation des risques pourrait être nécessaire »…
Une affirmation qui semble faire écho à l’une des propositions législatives envisagées dès 2020 par la Commission européenne pour mettre en œuvre sa stratégie : celle d’un « cadre législatif pour des systèmes alimentaires durables ». L’étude sur le statut des nouvelles techniques génomiques nous apprend que ce cadre concernera aussi les nouveaux OGM puisqu’il aura vocation à s’appliquer à tous les produits liés au système alimentaire, y compris les produits issus des nouvelles techniques de modification génétique.
Interrogée par Inf’OGM, la Commission européenne affirme que cette proposition de cadre législatif pour des systèmes alimentaires durables est prévue pour 2024, et qu’il est distinct de sa proposition législative sur les OGM issus des nouvelles techniques de modification génétique qui, elle, est prévue pour 2023. La Commission précise qu’il est encore trop tôt pour indiquer quel sera le lien « éventuel » entre les deux cadres législatifs. Elle ajoute que « les NGT (new genomic techniques) sont une entité distincte qui pourraient, cependant, dans leur application, contribuer à la durabilité ».
La stratégie « De la ferme à la table » n’est certes pas la seule stratégie non contraignante de la Commission européenne et ce n’est pas non plus la seule à faire l’objet d’une communication qui rappelle des méthodes de marketing [12]. Mais s’agissant des nouvelles techniques de modification génétique, dont le statut juridique fait l’objet d’une procédure judiciaire depuis 2016 [13], la communication autour de cette stratégie non contraignante est particulièrement problématique. Même si la Commission rappelle que sa stratégie n’est pas contraignante et doit faire l’objet d’une large discussion, sa présentation dans les instances internationales et devant les pays tiers entretient un flou quant à l’état de mise en œuvre de la stratégie. La communication semble ainsi devoir faire office de prophétie auto-réalisatrice…
Une stratégie qui inquiète les partenaires commerciaux
La mise en œuvre de la stratégie « De la ferme à la table » pourrait notamment se traduire par l’ajout de chapitres sur la durabilité dans les accords commerciaux internationaux de l’Union européenne, mais aussi par des obstacles au commerce et des restrictions à l’importation. Ces derniers aspects inquiètent les principaux partenaires commerciaux de l’Union européenne, parmi lesquels les États-Unis. Lors de son lancement en 2020, la stratégie a été considérée comme du protectionnisme déguisé par le Secrétaire d’État à l’agriculture de l’administration Trump, Sonny Perdue [14]. Si les craintes concernant les effets de cette stratégie sur les échanges internationaux n’ont pas disparu avec l’administration Biden, l’Union européenne et les États-Unis souhaitent désormais afficher une collaboration plus forte sur les questions agricoles avec la création d’une plateforme de collaboration transatlantique en matière d’agriculture [15]. Plus largement, compte tenu des restrictions commerciales qu’elle est susceptible d’entraîner, la mise en œuvre de la stratégie fait l’objet de discussions multilatérales dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), notamment au sein du comité sur les mesures sanitaires et phytosanitaires.
[1] Ursula von der Leyen, POLITICAL GUIDELINES FOR THE NEXT EUROPEAN COMMISSION 2019-2024. https://www.europarl.europa.eu/resources/library/media/20190716RES57231/20190716RES57231.pdf
[2] , « UE – « De la Ferme à la table » : tout se joue dans les détails », Inf’OGM, 10 novembre 2021
[3] La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 fait aussi partie de ce « paquet » découlant du Pacte Vert pour l’Europe.
[4] Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Une stratégie « De la ferme à la table » pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement, 20 mai 2020, COM/2020/381. https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52020DC0381
[5] , « UE – « De la Ferme à la table » : tout se joue dans les détails », Inf’OGM, 10 novembre 2021
[7] Organisation mondiale du commerce, Organisation des Nations Unies, Union internationale pour la protection des obtentions végétales, Union internationale pour la conservation de la nature…
[8] Oberč, B.P. & Arroyo Schnell, A. (2020), Approaches to sustainable agriculture. Exploring the pathways towards the future of farming, Brussels, Belgium : IUCN EURO. https://portals.iucn.org/library/sites/library/files/documents/2020-017-En.pdf
[9] L’UPOV est une organisation internationale créée par la Convention internationale pour la protection des obtentions végétales de 1961. Cette convention instaure un droit spécifique de protection de la propriété industrielle sur les variétés végétales : le certificat d’obtention végétale (COV). , « Qu’est-ce que le Certificat d’Obtention Végétale (COV) ? », Inf’OGM, 30 octobre 2017
[10] https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/13119-Legislation-for-plants-produced-by-certain-new-genomic-techniques_en
[11] Commission staff working document, Study on the status of new genomic techniques under Union law and in light of the Court of Justice ruling in Case C-528/16, 29.04.2021, SWD 2019 (92). https://ec.europa.eu/food/system/files/2021-04/gmo_mod-bio_ngt_eu-study.pdf
[12] Voir la stratégie industrielle pour l’Europe et la stratégie numérique pour l’UE, également lancées par la Commission von der Leyen.
[13] ,
, « OGM non transgéniques – La justice européenne à nouveau saisie », Inf’OGM, 17 novembre 2021
[14] Euractiv, US dubs EU’s ‘farm to fork’ agriculture plans ‘protectionist’, octobre 2020. https://www.euractiv.com/section/agriculture-food/news/us-dubs-eus-farm-to-fork-agriculture-plans-protectionist/
[15] Commission européenne, Speech following the announcement of an Administrative Arrangement for an EU/US dialogue on agriculture, with Mr Thomas Vilsack, US Secretary for Agriculture, 3 novembre 2021. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/SPEECH_21_5781