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Organes et tissus bio-imprimés : quelles protections ?

Par Denis MESHAKA

Publié le 23/08/2022, modifié le 01/12/2023

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Le secteur de la bio-impression 3D, privé et public, s’investit dans la protection de ses innovations, notamment des organes et des tissus transplantables. La société est-elle pour autant prête à accepter l’humain augmenté ?

Les applications de la bio-impression 3D (BI3D) se sont développées dans les biotechnologies, l’industrie pharmaceutique, la chirurgie, la médecine régénérative…, possiblement dans un objectif transhumaniste [1]. On s’interroge aujourd’hui sur l’importance des enjeux autour des droits de propriété intellectuelle générés par ce secteur de la BI3D, notamment les brevets.

Technologie nouvelle, problématique ancienne

Les premières demandes de brevets sur les produits issus de la BI3D ont soulevé la question de l’adéquation des systèmes de protection à cette technologie. Des experts ont analysé les dispositions juridiques applicables [2] [3] [4], notamment étasuniennes et européennes. Elles sont reprises en janvier 2022 par NM. Althabwhawi et Z. Zainol dans « The Patent Eligibility of 3D Bioprinting : Towards a New Version of Living Inventions’ Patentability » (L’admissibilité au brevet de la bio-impression 3D : vers une nouvelle version de la brevetabilité des inventions vivantes). [5].

Aux États-Unis comme en Europe, c’est le caractère « naturel » des produits de la BI3D qui est considéré. L’approche étasunienne de la brevetabilité s’est montrée expansive depuis le célèbre « Tout ce qui est produit par l’homme sous le soleil (est brevetable) » [6] en 1980, mais la jurisprudence a depuis précisé que « l’étendue des sujets brevetables dans le système étasunien est large mais pas infinie » [7]. Elle a aussi fixé des exceptions juridiques, notamment « les lois de la nature, les phénomènes naturels et les produits de la nature ». En Europe, la directive 98/44/CE [8] relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques dispose, à l’article 5 : « Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel ».

Dans les deux juridictions, le brevetage d’organes humains, en tant que tels, ne serait donc pas licite. Un produit de bio-impression, qui n’est pas un organe humain, serait par contre a priori brevetable aux États-Unis et en Europe.

Des tissus et des organes bio-imprimés brevetés

Les deux juridictions délivrent des brevets dans le domaine de la BI3D depuis quelques années, y compris sur des organes et des tissus bio-imprimés. Le premier brevet dans le domaine de la BI3D a été accordé en 2006 à l’Université Clemson (États-Unis) pour un procédé de formation d’une matrice cellulaire viable par impression à jet d’encre. En 2014, la société californienne Organovo [9] commercialise un tissu hépatique humain bio-imprimé en trois dimensions [10], dénommé ExVive3DTM. L’un des premiers brevets européens sur des produits bio-imprimés a été également attribué à Organovo en juillet 2019. Il protège des tubes vasculaires, contenant des fibroblastes différenciés et cellules musculaires différenciées, obtenus à partir de bio-imprimante 3D [11]. Aucune opposition n’a été faite à son encontre à l’Office Européen des Brevets (OEB). Doit-on y voir un signe d’acceptabilité par les tiers ou un manque d’information et de suivi de ce nouveau domaine biotechnologique par les autres acteurs économiques et les associations de la société civile ?

L’importance des brevets dans le secteur de la bio-impression 3D ne fait en tous cas aujourd’hui aucun doute. En témoigne cette première « guerre des brevets » entre deux de ses principaux acteurs. Organovo a porté plainte contre Cellink/Bico (Suède) [12] pour contrefaçon de brevet.

Une vigilance juridique nécessaire

Les revendications des brevets peuvent couvrir des organes et tissus bio-imprimés en les définissant au moyen de caractéristiques techniques. Cette protection ne pose, en effet, pas de problèmes particuliers parce qu’elle se limite, par exemple, à des biopolymères particuliers en proportions déterminées, des coefficients d’élasticité spécifiques, des dimensions spéciales conférant une fonction particulière, etc.

En revanche, bien que ce soit techniquement impossible à réaliser, qu’en serait-il d’une demande de brevet qui tenterait de couvrir une réplique exacte d’un organe ou d’un tissu humain ? D’une part, le critère de nouveauté ne serait pas rempli en application du principe de nouveauté absolue [13]. En effet, un cœur naturel devrait être considéré comme une antériorité opposable à la nouveauté d’un cœur bio-imprimé identique. Par ailleurs, il y aurait un risque qu’un brevet sur un tissu bio-imprimé, selon le libellé des revendications, s’étende aux tissus naturels, ce qui impliquerait à terme un élargissement des brevets au vivant.

Par conséquent, afin de lever toute ambiguïté et anticiper des problèmes éthiques, les offices de brevets devraient prendre des mesures sans équivoque sur ce sujet de la « réplique exacte ». Dans un contexte similaire, l’OEB avait introduit la pratique de disclaimer [14] concernant la question de la brevetabilité et la différenciation des nouveaux OGM [15]. Similairement, les offices de brevets pourraient dans le cas d’une demande de brevet concernant des organes et tissus bio-imprimés, requérir une limitation, par disclaimer, aux organes et tissus obtenus par bio-impression (ou autres moyens non-naturels).

On ne voit a priori pas d’obstacle majeur à un développement constant de la bio-impression 3D. La production de tissus et d’organes pourrait même à terme passer à une phase industrielle, sous réserve d’une acceptation sociétale et d’une demande à grande échelle. Les systèmes de brevets contribueraient ainsi à un passage dans une ère peu rassurante de transhumanisme, du moins de banalisation du remplacement d’organes, et de modification du rapport à l’existence.

Typologie des déposants de brevets dans le domaine de la bio-impression 3D

Une étude réalisée de 2001 à 2019 [16] livre un profil de l’origine sectorielle des déposants dans le domaine de la bio-impression 3D. Environ la moitié des droits de brevets sont détenus par des entreprises historiquement hors bio-impression mais ayant un certain rapport avec l’impression 3D, par exemple les entreprises produisant des dispositifs médicaux ou électroniques. Ces entreprises se sont intéressées à l’impression 3D, essentiellement parce que cette technologie les aiderait à rationaliser leurs principales activités de production. La BI3D y est considérée comme une technologie auxiliaire, qui pourrait leur fournir des avantages concurrentiels à l’avenir. Ces entreprises ont dû s’appuyer sur des recherches fondamentales universitaires pour déposer leur brevets. Aujourd’hui, les universités, prises dans leur ensemble, sont des acteurs importants du secteur de la BI3D, mais les droits de brevets du secteur privé prédominent sur le secteur public.

[1Le transhumanisme est un mouvement qui, en s’appuyant sur les progrès de la biologie et de l’intelligence artificielle, défend l’idée de transformer ou dépasser l’homme pour créer un post-humain, ou un transhumain, aux capacités supérieures à celles des êtres actuels. (CNRS, Le Journal, 18 janvier 2018)

[3Minssen, T., M. Mimler « Patenting Bioprinting-Technologies in the US and Europe—The 5th Element in the 3rd Dimension. In « 3D Printing, Intellectual Property and Innovation—Insights from Law and Technology », Ed. Alphen aan den Rijn, 2017

[4Xin « Patent Eligibility of 3D-Printed Organs ». AIPLA Q. J. 2016

[5« The Patent Eligibility of 3D Bioprinting : Towards a New Version of Living Inventions’ Patentability » (L’admissibilité au brevet de la bio-impression 3D : vers une nouvelle version de la brevetabilité des inventions vivantes). Biomolecules, 2022 Jan 12 ;12(1):124.

[6Décision Diamond v. Chakrabarty, Cour Suprême EU. 1980

[7Décision Bilski v. Kappos, Cour Suprême EU. 2010.

[9Organovo

[13Office Mondial de la Propriété Intellectuelle, «  Introduction à la propriété intellectuelle », p.5.

[14Un disclaimer modifie une revendication de brevet en excluant des modes de réalisation ou des domaines particuliers de l’invention.

[16Bicudo ; E. « Patents and the experimental space : social, legal and geographical dimensions of 3D bioprinting » (Les brevets et l’espace expérimental : dimensions sociales, juridiques et géographiques de la bio-impression 3D), International Review of Law, Computers & Technology, 2020.

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