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OGM – La justice européenne ouvre la porte à la déréglementation

Par Eric MEUNIER, Charlotte KRINKE

Publié le 09/02/2023

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La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de rendre son second arrêt censé préciser l’interprétation qu’il convient de faire du droit européen sur les OGM et, notamment, les techniques qui sont exemptées des obligations réglementaires. Depuis plus de 20 ans, certains OGM passent entre les mailles du filet de l’évaluation des risques et de l’étiquetage. La CJUE vient d’augmenter la taille de ces mailles. Cet article reste factuel, une analyse scientifique et juridique de cet arrêt complexe sera publiée prochainement.

Le mardi 7 février 2022, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu son second arrêt, très attendu, sur les OGM obtenus par des techniques de mutagenèse [1]. Saisie par le Conseil d’État français, elle était à nouveau amenée à préciser le champ d’application de la directive européenne sur les OGM (directive 2001/18). Elle devait déterminer dans quelles conditions les OGM issus de mutagénèse mise en œuvre sur culture de cellules isolées et multipliées in vitro peuvent échapper, via l’exemption de mutagénèse, aux obligations d’évaluations des risques, de traçabilité et d’étiquetage.

Les OGM issus de « mutagénèse in vitro » sont en principe pleinement soumis à la directive OGM

La Cour rappelle dans un premier temps un principe général. Une technique de mutagénèse ayant un historique d’utilisation sans risque avéré donne des OGM exemptés des obligations de la directive. Mais, quand cette même technique est mise en œuvre en y ajoutant d’autres techniques de modification génétique ne bénéficiant pas du même historique d’utilisation, les OGM obtenus sont cette fois soumis aux obligations de la directive. La Cour estime en effet que l’ajout d’une ou d’autres techniques peut induire des « modifications du matériel génétique […] différentes, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent » de celles obtenues avec la méthode traditionnelle. Or, rappelle la Cour, le législateur a voulu que ces effets soient évalués et les OGM obtenus encadrés, en vertu du principe de précaution, pierre angulaire de la directive sur les OGM. 

Tel est le cas de la technique de mutagénèse utilisant des produits chimiques ou rayonnements physiques sur des plantes entières ou des graines pour provoquer des mutations. Cette technique est réputée comme traditionnellement utilisée et sans risque avéré. Mais l’affaire sur laquelle la Cour vient de s’exprimer concernait également – voire surtout – la mise en œuvre de cette technique sur des cellules végétales somatiques isolées puis multipliées sur milieu artificiel (on parle d’in vitro) et non plus sur des plantes entières ou des graines (in vivo). Or, scientifiquement, le simple fait d’isoler et multiplier des cellules induit des mutations à un rythme qui n’a pas lieu avec des plantes entières ou des graines. La Cour prend acte de ce phénomène et indique que « la culture in vitro impliquerait des variations génétiques et épigénétiques, désignées sous le nom de « variations somaclonales », dont la fréquence est supérieure à celle des mutations spontanées ». Elle soutient donc qu’une technique de mutagénèse combinant une méthode traditionnelle et d’autres caractéristiques qui induisent « des modifications génétiques de l’organisme concerné qui diffèrent, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent » peut donner des OGM réglementés.

Mais…

Mais la CJUE finira par conclure que « toutefois, les effets inhérents aux cultures in vitro ne justifient pas, en tant que tels, que soient exclus de cette exemption [NDLR : de mutagénèse] les organismes obtenus par l’application in vitro d’une technique/méthode de mutagenèse qui a été traditionnellement utilisée pour diverses applications in vivo et dont la sécurité est avérée depuis longtemps au regard de ces applications ». En d’autres termes, la CJUE estime que la culture de cellules in vitro est une caractéristique supplémentaire pouvant induire des modifications génétiques nouvelles, mais que cette technique ne confère pas le statut d’OGM réglementé.

Selon la CJUE, le législateur, en 2001, n’ignorait pas les effets de la culture de cellules in vitro. Cependant, il n’aurait pas fait le choix d’en faire un critère justifiant un encadrement réglementaire. A l’appui de son raisonnement, la Cour met en avant le cas de trois autres techniques (la fécondation in vitro, l’induction polyploïde et la fusion cellulaire), qui, bien que faisant appel à la culture cellulaire in vitro, ont été spécifiquement exclues du champ de la directive par le législateur. Ce faisant, la CJUE reprend à son compte l’argument de la Commission européenne, de l’industrie semencière et du gouvernement français, qui affirment que les effets de la culture de cellules in vitro étaient connus et pris en compte par le législateur en 2001. La Cour note ainsi que « le législateur de l’Union n’a pas estimé que les modifications génétiques inhérentes aux cultures in vitro […] justifiaient que les organismes touchés par de telles modifications constituaient nécessairement des « OGM » soumis aux procédures d’évaluation des risques ».

En conclusion, la CJUE juge que les techniques de mutagénèse mises en œuvre in vivo (sur plantes entières ou graines) et ayant un historique d’utilisation sans risque donnent également des OGM non-soumis aux obligations de la directive lorsqu’elles sont mises en œuvre sur « cultures in vitro ». En France, le Conseil d’État va maintenant devoir appliquer l’arrêt de la CJUE. Une procédure qui peut prendre quelques semaines ou quelques mois.

Quelles techniques seront concernées par l’arrêt ?

Comme Inf’OGM l’a déjà rapporté, la Commission européenne avait listé, en 1992, les techniques traditionnellement utilisées en amélioration végétale [2]. Dans ce document, les techniques de mutagénèse listées étaient celles qui consistaient à soumettre des plantes entières, du pollen ou des semences à des agents mutagènes physiques ou chimiques. A bien lire les deux arrêts de la CJUE portant sur ce sujet (2018 et 2023), seules ces techniques de mutagénèse traditionnellement mises en œuvre in vivo et utilisant des agents mutagènes physiques ou chimiques peuvent dorénavant donner des OGM non-encadrés, même si elles sont mises en œuvre sur des cultures de cellules (in vitro). En revanche, les OGM obtenus par des techniques de mutagénèse utilisant Crispr/Cas sur des cultures de cellules isolées et multipliées in vitro, comme la tomate GABA japonaise [3] ou le champignon étasunien qui ne brunit pas [4], continuent de devoir être obligatoirement évalués et étiquetés pour pouvoir être commercialisés en Europe.

Les techniques de mutagénèse utilisant, par exemple, des oligonucléotides ou des nucléases, comme TALEN ou Crispr, ne sont pas exemptées des obligations de la directive de 2001. Mais cela pourrait être un moindre problème pour les entreprises semencières. En effet, l’encadrement de ces OGM va dorénavant dépendre de la bonne foi de leur déclaration. Le cas du canola de Cibus, en 2020, nous a appris qu’un même OGM peut se voir donner des origines techniques différentes selon le contexte législatif [5]. Ainsi, avant le premier arrêt de la CJUE en 2018, l’entreprise Cibus déclarait que son colza avait été modifié par mutagénèse dirigée par oligonucléotide mise en œuvre sur des cellules multipliées in vitro (et le Canada avait donné une autorisation sur cette base scientifique). Mais, après l’arrêt du Conseil d’État français en 2020, appliquant l’arrêt de la CJUE de 2018, l’entreprise affirmait que son colza GM avait été obtenu par le seul fait d’avoir mis des cellules en culture in vitro. L’oligonucléotide avait disparu de l’équation. L’arrêt rendu le 7 février par la CJUE pourrait permettre à Cibus de commercialiser son colza GM en Europe, sans évaluation, autorisation, ni étiquetage.

Un nécessaire rappel du droit

Au cœur de l’arrêt rendu le 7 février 2023, se trouve la notion de l’historique d’utilisation sans risque d’une technique de modification génétique. En 2001, comme en 1990, le législateur européen a fait du principe de précaution la pierre angulaire de la réglementation OGM et a décidé d’exempter seulement certaines techniques de modification génétique : celles « qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». En 2018, la CJUE a rappelé cette intention du législateur et en a conclu que la législation s’applique à tout OGM obtenu par une technique de modification génétique apparue ou principalement développée depuis 2001. En effet, de telles techniques ne bénéficient pas d’un historique d’utilisation sans risque, n’ayant pas été utilisées à des fins commerciales durant suffisamment longtemps avant l’adoption de la réglementation pour que les risques associés puissent être exclus. Au cours de la procédure qui vient de s’achever, l’Avocat général, le gouvernement français et la Commission européenne ont reconnu que les OGM issus de mutagénèse in vitro ont été développés après les années 90 [6]. Mais ils refusent d’admettre que, conformément à l’arrêt de la CJUE de 2018 et à l’intention du législateur, ces OGM relèvent pleinement de la réglementation OGM. 

La Commission va-t-elle ignorer l’arrêt de la CJUE ?

Que va-t-il se passer maintenant ? La question n’est pas anodine, car l’arrêt rendu le 7 février 2023 intervient alors que la Commission européenne souhaite proposer un changement de réglementation pour ne plus soumettre aux règles d’évaluation des risques et d’étiquetage un nombre toujours croissant d’OGM. Après le premier arrêt de la CJUE rendu en 2018, puis l’arrêt du Conseil d’État français en 2020, la Commission a décidé d’initier une procédure de révision de la réglementation pour pouvoir mettre œuvre sa volonté politique. Elle a donc annoncé, en 2021, qu’elle allait tout simplement proposer de changer la législation [7]. Sa volonté est de déréglementer un maximum d’OGM, transgéniques et non transgéniques, et il est probable que ce nouvel arrêt de la CJUE ne modifie pas ce projet législatif, même si la Commission devrait maintenant se sentir moins dans l’urgence d’agir.

Après avoir effectué trois consultations, deux publiques [8] et une privée [9], rencontré plusieurs fois nombre de représentants d’entreprises pour leur demander de mobiliser leur service de communication [10] et, enfin, requis des experts européens leur opinion, les grandes lignes de sa possible proposition à venir début juin sont connues. La Commission européenne pourrait proposer, pour les organismes dont le génome a été modifié par « mutagénèse dirigée ou cisgénèse », que l’évaluation des risques devienne une exception, que l’étiquetage ne soit plus requis, voire que la notion même de ce qui est défini comme transgénique, et donc toujours réglementé comme tel, soit réduite d’année en année [11]. Il reste maintenant à savoir si la Commission européenne proposera de modifier un ou plusieurs articles de la directive 2001/18 et des règlements adoptés depuis, de rédiger un nouveau texte abrogeant la directive existante ou un nouveau texte autonome, qui laisserait intacte la réglementation actuelle mais la viderait, de fait, de sa substance. Réponse au plus tôt le 7 juin prochain, si les Commissaires européens tombent d’accord sur une nouvelle proposition lors de la réunion du collège prévue ce jour-là.

Des réactions immédiates

Signe que l’arrêt de la CJUE était très attendu, les réactions ne se sont pas faites attendre. La Confédération Paysanne, une des parties requérantes à l’origine de la procédure, estime ainsi que « la CJUE a capitulé face aux multinationales semencières et à la Commission européenne ». Dans son communiqué de presse [12], le syndicat rappelle que les techniques de mutagénèse utilisant la multiplication in vitro de cellules végétales ou animales isolées sont « toutes brevetables et n’ont donc rien de « naturel » ni de traditionnel ». Il estime que cette arrêt amène la réglementation européenne à « dire tout et son contraire ». Son raisonnement ? « Seules les techniques traditionnelles peuvent être exemptées de la réglementation OGM, mais elles ne sont pas brevetables. Si les techniques de mutagenèse in vitro sont brevetables, c’est qu’elles ne sont pas traditionnelles et qu’elles produisent donc des OGM réglementés ». Une ambigüité qui devra en effet être résolue rapidement.

Du côté de l’Association française des biotechnologies végétales (AFBV), on estime que « la mutagenèse, que ce soit par technique in vivo ou in vitro, bénéficie du régime d’exclusion de la législation OGM. Cela va dans le sens que l’on espérait » [13]. Cette lecture de l’arrêt de la Cour est néanmoins très large, car allant bien au-delà de l’interprétation donnée par les juges. Avec un moindre flou de vocabulaire, mais flou quand-même, l’Union française des semenciers (UFS) estime de son côté que la CJUE vient d’exempter des requis de la loi les OGM obtenus par « mutagénèse aléatoire in vitro » [14]. Un arrêt que l’UFS qualifie de « rassurant » mais qui ne remet pas en question « la dynamique de révision [de la loi européenne sur les OGM] engagée par la Commission Européenne ». Didier Nury, Président de l’UFS, considère que « cette décision confirme la nécessité de prévoir une règlementation suffisamment claire pour éviter toute divergence d’interprétation, source d’insécurité juridique pour les entreprises semencières ».

[13Louis Delatronchette, « Pourquoi la justice européenne hérisse les anti-OGM », Ouest France, 7 février 2023.

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