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Micro-organismes et industrie : un marché très, très concentré

Par Christophe NOISETTE

Publié le 21/12/2023, modifié le 08/04/2024

    
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Dans l’Union européenne, 137 « entités différentes » ont déposé 768 dossiers de demandes d’autorisation de micro-organismes pour produire différentes molécules. 50 de ces entités ont déposé des dossiers utilisant des micro-organismes génétiquement modifiés (MGM) déclarés comme tel. Quatre entreprises (et leurs filiales) ont déposé 64 % de ces dossiers : Novozymes, DSM, IFF et AB Enzymes.
Elles ont acheté et pris des participations dans de très nombreuses entreprises. De ce fait, elles ont conquis l’ensemble des continents, sont présentes dans tous les domaines industriels. Au delà de cette concentration qui ressemble à celle à l’oeuvre dans le secteur semencier, ce qui est frappant et que nous allons montrer, c’est que ces entreprises , par des jeux d’alliance et de partenariats, collaborent et organisent un monopole de fait.

Quatre groupes industriels dominent le marché des micro-organismes génétiquement modifiés. Sur les 272 dossiers déposés qui concernent strictement des MGM, 173 (64%) sont le fait de :
• Novozymes (54 dossiers + 4 via sa filiale Chr. Hansen) ;
• DSM (42 dossiers + 1 via Biomin GmbH + 1 via Avansya, joint venture entre DSM et Cargill) ;
• Danisco/IFF (40 dossiers + 1 via Dupont + 1 via Amyris + 2 via Finnfeeds Int’l) ;
• AB Enzymes (21 dossiers + 6 via Roal Oy) [1].

La liste précédente concerne exclusivement les dossiers de MGM mais, bien entendu, ces entreprises ont aussi déposé des dossiers pour des micro-organismes non-OGM ou dont la nature n’est pas précisée. Là encore, leurs filiales sont impliquées dans ces autres dossiers. Novozymes a déposé en tout 76 dossiers et DSM, 73. Genencor, filiale de Danisco (désormais IFF), a déposé 7 dossiers, dont l’origine OGM (ou non) n’est pas précisée. De même, Dupont Nutrition Bioscience a déposé dans l’Union européenne (UE) trois dossiers, dont un seul est estampillé OGM. Ces chiffres pourraient être plus importants encore, car plusieurs dossiers ont été déposés par des cabinets spécialisés, comme Intertek Scientific & Regulatory Consultancy (18 dossiers déposés, dont trois clairement OGM et deux clairement non-OGM).

Novozymes, le leader incontesté

Le leader incontesté des micro-organismes est l’entreprise danoise Novozymes. Créée en 2000, elle est issue de l’entreprise pharmaceutique Novo Nordisk, dont le produit phare est l’insuline issue de MGM [2]. Réunies au sein de Novo Holding, elles constituent le leader mondiale de la production d’enzymes [3].

Novozymes a racheté ou a pris des participations importantes dans de nombreuses entreprises. Grâce à ses rachats, ses alliances et ses partenariats, elle peut proposer des molécules issues de micro-organismes (génétiquement modifiés ou non) pour tous les secteurs industriels : produits de nettoyage et d’entretien domestique, alimentation humaine et animale, santé humaine, énergie, traitement des eaux usées, industries du textile, du cuir, de la pulpe et du papier… Sa position déjà hégémonique sera renforcée suite à l’absorption récente de Chr. Hansen (9 dossiers, dont 4 OGM), une autre entreprise danoise, elle aussi présente sur la plupart des marchés des micro-organismes. Cette fusion a été validée par la Commission européenne le 12 décembre 2023. Pour obtenir ce feu vert, elles ont accepté de « vendre une partie de l’activité mondiale de l’entreprise combinée dans le domaine des enzymes lactases, affirmant qu’un acheteur avait déjà été trouvé » [4]. En effet, « l’enquête de la Commission a montré que la concentration, telle qu’elle avait été initialement notifiée, aurait réduit la concurrence sur le marché de la fabrication d’une enzyme spécifique, la lactase, à l’aide de la technologie de la modification génétique » [5]. Chr. Hansen développe des enzymes pour l’alimentation humaine et animale, des « solutions de biocontrôle », des probiotiques et autres molécules destinées à la santé humaine et animale.

Novozymes est présente sur le marché des probiotiques suite au rachat de Synergia Life Sciences Pte. Ltd [6] ou encore de Microbiome Labs [7]. Cette présence s’accentue en 2015, quand elle s’associe à Adisseo (9 dossiers, dont 2 MGM) pour la production de probiotiques destinés à l’alimentation animale [8]. Adisseo fait partie du groupe chinois SinoChem Group, qui a racheté ChemChina, entreprise qui avait au préalable absorbé Syngenta (1 dossier MGM).

Novozymes a investi le marché du biocontrôle. Elle a ainsi créé, en 2013, une alliance avec Monsanto (AgBio Alliance) pour la mise au point et la diffusion de micro-organismes dédiés à l’agriculture [9]. Monsanto avait alors versé 218 millions d’euros à l’entreprise danoise. Avec le rachat de Monsanto par Bayer, cette alliance a continué, mais a été élargie à d’autres entreprises, comme Univar Solutions [10] ou UPL [11]. Novozymes a aussi un partenariat pour des « solutions de biocontrôle » avec Syngenta.

Pour ce qui est de l’alimentation, en 2006, Novozymes et Puratos font alliance. Puratos a déposé 7 dossiers pour des MGM dans l’UE et une de ses filiales, Beldem, en a déposé 2. Puratos est une entreprise principalement investie sur les levains destinés à la boulangerie et aux snacks [12]. Cette alliance a commencé avec la mise sur le marché d’un « cake improver », nommé Acti-Fresh : un produit visant à rendre les gâteaux plus « frais, moelleux et doux » [13]. Ce produit utilise une enzyme (amylase) de Novozymes. En 2020, Novozymes s’est également associée à l’entreprise suisse Firmenich [14]. Ensemble, elles commercialisent une « solution de réduction de sucre naturel TasteGEM® SWL avec Saphera® lactase » afin, souligne le communiqué de presse, « de réduire jusqu’à 50 % la teneur en sucre des yaourts et autres produits laitiers sans utiliser d’édulcorants ».

Enfin, en 2021, Novozymes a créé avec DSM « The DSM-Novozymes Feed Enzymes Alliance » [15]. Dans ce cadre, les deux entreprises ont annoncé, en 2021, la commercialisation de ProAct 360, une « solution alimentaire » à base de protéase, destinée à l’industrie avicole [16]. En 2022, elles lançaient un autre produit, une phytase, vendue sous le nom commerciale de HiPhorius [17]. D’autres enzymes ont suivi, comme une xynalase et une amylase.

DSM, la challenger ?

DSM (73 dossiers, dont 42 pour des MGM) est la deuxième entreprise en termes de dossiers de MGM déposés dans l’UE. Cette entreprise est un des leaders dans la production d’enzyme. Dès la fin des années 90, elle acquière des entreprises spécialisées dans ce domaine, voire plus largement dans celui de l’agro-alimentaire et de la santé. Ainsi, en 1998, elle achète Gist-brocades pour 8,5 milliards de francs (1,8 milliards d’euros), ce qui lui permet de faire son entrée dans le monde des biotechnologies [18]. Gist-brocades avait précédemment développé une phytase, enzyme destinée à l’alimentation des porcs et des volailles. Gist-brocades avait vendu, en 1995, ses activités nord-américaines d’enzymes de boulangerie à Lallemand Boulangerie [19] et sa branche enzyme industriel à Genencor (désormais intégrée à IFF).

‍Année de rachatEntreprise rachetéeSecteur industrielMontant du rachat
2003Division vitamine de Roche (Suisse)Vitamine
2011Martek Bioscience (Etats-Unis)Produits nutritionnels notamment dérivés d’algue1,1 billion de dollars [20]
2011Vitane (Espagne)Caroténoïdes issus de la fermentation d’un champignon [21]
2012Verenium (division enzyme de Cargill) (Etats-Unis)Enzyme donc celles nécessaires à la transformation de graines oléagineuses37 millions de dollars [22].
Cet achat a permis à DSM de reprendre des accords de partenariats avec les groupes Bunge, Alfa Laval et Desmet Ballestra.
2012Fortitech (Etats-Unis)Nutrition (colorant, edulcorant, protéine,etc.)634 millions de dollars [23]
2012Ocean Nutrition Canada (Canada)Omega 3 et autres huiles dérivées des poissons530 millions de dollars [24]
2013Unitech
2013Andre Pectin (Chine)ingrédients de texture [25]
2013Tortuga (Brésil)Alimentation animale$576 Million [26]
2015Aland (Chine)Vitamine C [27]
2015Jiangshan (Chine)Vitamine C
2020Biomin et Romer Labs (Erber Group) (Allemagne)Gstion des risques liés aux mycotoxines, tests allergènes, etc.980 millions de dollars [28]
2020Glycom (Danemark)Production d’une enzyme issue du lait maternel humain765 millions de dollars [29]
2021Division Flavor & Fragrance de Amyris (Etats-Unis)

DSM a aussi acheté des entreprises de pharma ou spécialisées dans les résines. Elle a également créé différentes joint venture, comme en 2011 avec le groupe chinois Sinochem Group (DSM Sinochem Pharmaceuticals) ou avec Cargill (Avansya).

En mai 2023, DSM et Firmenich (que nous avons déjà croisée avec Novozymes) fusionnaient pour donner naissance au groupe DSM-Firmenich. Ensemble, elles possèdent environ 16 000 brevets [30]. Fimenich est un des leaders sur le marché des arômes et des parfums. Cette fusion est donc aussi celle de deux domaines industriels. Firmenich avait commencé à s’intéresser aux additifs alimentaires dès les années 2020 [31]. Cette fusion avec DSM lui apportera des brevets, des compétences et des marchés non négligeables. Mais on retrouvera cette même idée dans la fusion entre Dupont et IFF…

De Danisco à IFF, des rachats en cascade

La troisième entreprise en termes de dossiers déposés dans la base de données de l’UE, Danisco, une autre entreprise danoise, n’existe plus en tant que telle. Là encore, les 20 dernières années ont été marquées par des rachats et des fusions. En 2005, Danisco achète Genencor pour 419 millions de dollars [32] et FinFeeds (Finlande). Elle investit massivement dans plusieurs entreprises, dont TMI Europe (France) [33] et Protos (Allemagne) [34]. En 2011, Danisco se fait racheter par Dupont pour 6,3 milliards de dollars [35]. En 2019, l’entreprise suisse IFF (International Flavors and Fragrances) et la branche « Nutrition & Biosciences » de Dupont fusionnent [36]. Désormais, Danisco fait donc partie de la multinationale IFF. IFF est restée longtemps spécialisée dans les parfums et les arômes alimentaires. Mais l’accélération du marché des enzymes et des additifs ainsi que la forte concentration et concurrence sur ce marché ont incité IFF à s’intéresser à ce secteur florissant.

Les enzymes, une filière importante pour les grandes entreprises de l’agro-alimentaire

Deux entreprises qui ont déposé des dossiers dans l’UE sont des filiales de grands groupes agro-alimentaires : AB Enzymes et Kerry Bioscience.

AB Enzymes (28 dossiers, dont 21 pour des MGM) est une entreprise membre de la division ABF Ingrédient, elle-même filiale du groupe britannique Association British Food (qui détient les marques Twinnings, Primark, Jordan’s, La tisanière, Ovomaltine…) [37]. Cette division comprend plusieurs entreprises qui se répartissent le marché des enzymes et autres molécules (ABBiotek, AB Enzymes, Abitec, Fytexia, PGP International, SPI Pharma, Ohly [38]). AB Enzymes a racheté avec Anora l’entreprise finlandaise Roal Oy (6 dossiers MGM). Roal Oy avait elle-même été créée en 1991 comme une entreprise commune entre le finlandais Alko Ltd et l’allemand Röhm GmbH, deux entreprises fortement investies dans la recherche et la production d’enzymes. Röhm a ensuite été rachetée par Evonik (1 dossier non-OGM).

Quant à Kerry Bioscience (17 dossiers, dont 7 pour des MGM), elle est une filiale de la multinationale irlandaise Kerry Group. Parmi ses nombreuses filiales [39], deux, achetées en 2022 pour environ 200 millions d’euros [40], ont déposé des dossiers pour des micro-organismes : c-LEcta GmbH (Allemagne, 2 dossiers MGM) et Enmex (Mexique, 2 dossiers) [41]. En 2011, Kerry Group avait déjà acheté pour 230 millions de dollars la division « arôme » de Cargill [42].

Dans une course poursuite sans fin, les entreprises ont peu de marge de manœuvre : si elles ne veulent pas se faire absorber, elle doivent grossir et donc absorber leur concurrent.

[1AB Enzymes is co-owner of Roal Oy with Anora.

[3Several people still hold important positions in both companies, such as Lars Green, who is CFO and Executive Vice President of Novozymes, and Senior Vice President of Finance and Operations at Novo Nordisk, Inc. See
« The Barons of the Stock Market – Biography of Lars Green », Zone Bourse, 2023.

[5European Commission, Press release – « Commission clears Novozymes and Chr. Hansen merger, subject to conditions », 12 December 2023.

[7Daniells, S., « Novozymes acquires US-based Microbiome Labs for US$125 million », NutralIngredients-USA.com, 6 January 2021

[11Univar Solutions also develops enzymes for food and feed, and is also the exclusive distributor of enzymes and probiotics developed by Novozymes, particularly in the United States and Canada, DSM-Firmenich’s « beauty » products, particularly for Latin America, and certain BASF products.
Univar Solutions, « Our history ».
« UNIVAR SOLUTIONS INC. », Stock exchange area.
List of Univar Solutions Inc. subsidiaries : « UNIVAR SOLUTIONS INC. SUBSIDIARIES », 31 December 2019

[12UPL is a group of Indian origin. Since 2006, it has notably owned the seed company Advanta Seed. See :
Lucas, S. C., « UPL Aquires Advanta Seed », AgriBusiness Global, 21 February 2006.
« Novozymes Continues BioAg Partnership with Bayer, Establishes Multi-Partner Model », CropLife, 4 April 2019.
« UPL subsidiary Advanta Seeds acquires 20% stake in Brazil-based seed company », Zone Bourse, 17 November 2022

[13Floquet, K., « Puratos surfeits on the growing sourdough market », La Dépêche, November 8, 2022.

[14Launois, A., « Puratos and Novozymes focus on cake freshness », Backerty and Snacks, April 7 2008.

[16DSM, « The DSM, November 21, 2021.

[21« DSM completes acquisition of Vitatene S.A.U. », All About Feed, May 7, 2011.

[22« Verenium sells assets to DSM for $37m », L’Usine Nouvelle, April 2, 2012.

[23Latieule, S., « DSM finalizes acquisition of Fortitech », L’Usine Nouvelle, December 27, 2012.

[24Matt Steinglass, « DSM to acquire Canadian nutrition group », Financial Times, May 18, 2012.

[29DSM, Communiqué de presse – « DSM completes acquisition of Glycom », 1er avril 2020.

[30DSM-Firmenich, « Remuneration @dsm-firmenich », June 29, 2023

[31Anna Rousseau, « Firmenich, ce géant suisse inconnu qui parfume le monde », Les Echos, February 15, 2021.

[32« Danisco acquires Genencor for $419 million », Food ingredients first, January 27 2005.

[33[This company has developed an « anti-microbial system » based on the enzyme lactoperoxidase.
« Danisco see future in French biotech company », Food ingredients first, March 22 2005

[34Lindsey Partos , « Danisco invests in diagnostic tools to fight food contamination », Food Navigator, August 24 2005

[35DuPont, Press Release – « DuPont to Acquire Danisco for $6.3 Billion », January 9, 2011.

[38It is also a member of the Board of Directors of the third largest paint company, AkzoNobel. In 2008, AkzoNobel acquired Imperial Chemical Industries (ICI). In 1993, ICI spun off its « bioscience » division, which became Zeneca, which merged with Astra to become Astra-Zeneca. Astra Zeneca merged with Novartis to create Syngenta in 2000.
Government of Great Britain, « AB WORLD FOODS (HOLDINGS) LIMITED »

[40List of subsidiaries in 2022 :
Kerry Group, « Annual report 2022 », page 249.

[41« Kerry Invests €200 Million in Biotechnology Companies », Neutraceuticals World, February 15, 2022.

[42« Kerry acquires C-LEcta a », FoodIngredientsFirst, February 15, 2022.

[43Kerry group, « Kerry Group completes acquisition of Cargill Flavor Systems », Newfoodmagazine, December 2, 2011.

Enquête

Les micro-organismes OGM : l'offensive cachée

Aujourd’hui, les micro-organismes génétiquement modifiés (MGM) sont un marché très prometteur sur le plan économique. Les multinationales semencières ont d’ailleurs commencé à l’investir depuis quelques années, souvent en lien avec les entreprises du secteur, dans le cadre de ce qu’on nomme « le biocontrôle ». Pour éclairer ce domaine méconnu, Inf’OGM a mené une enquête pendant plusieurs mois. Nous avons dépouillé des centaines de demandes d’autorisation pour des micro-organismes utilisés comme usines de fabrication d’enzymes, édulcorants, vitamines, ou autres additifs alimentaires. Des produits issus d’OGM invisibles pour les transformateurs et les consommateurs, leur étiquetage et traçabilité n’étant pas exigés par le législateur. Dans le cas des édulcorants, les entreprises peuvent même avoir une communication volontairement trompeuse. Ces entreprises s’organisent par des jeux d’alliance, de fusion et d’acquisition jusqu’à former un secteur industriel très peu diversifié. Comme dans le monde de la semence, elles ne sont que quelques-unes à dominer le marché.

1

Micro-organismes et industrie : un marché très, très concentré

2

UE : des vitamines et additifs produits par des OGM

3

Des enzymes issues d’OGM utilisées dans l’alimentation

4

Micro-organismes OGM : des usines de production bien discrètes

5

Pas d’étiquetage pour les additifs produits par des micro-organismes OGM

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