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Médecine : les technologies Crispr/Cas se cherchent encore

Par Annick BOSSU

Publié le 20/02/2024, modifié le 10/07/2024

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En novembre 2023, l’Agence de réglementation des médicaments du Royaume-Uni annonçait avoir accordé, pour la première fois dans le monde, une autorisation de mise sur le marché conditionnelle pour un médicament utilisant l’outil technologique Crispr/Cas. La FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis et l’EMA (Agence européenne des médicaments) lui ont emboîté le pas, en décembre 2023, en approuvant à leur tour ce médicament nommé « Casgevy ». L’annonce n’est pas anodine car cet outil Crispr/Cas est une des « innovations » au cœur des débats actuels en Europe sur les « nouveaux » OGM.

Nombre de publications scientifiques montrent que Crispr/Cas, présenté au grand public comme un ciseau génétique d’une précision extrême, est en réalité à l’origine de coupures non souhaitées dans l’ADN. Ces coupures ont des conséquences d’ampleur variée aux niveaux génétique et biologique, allant jusqu’à générer des cancers1. D’où la ténacité de certains chercheurs à améliorer les performances de cet outil2 ou, plus récemment, son mode d’action sur son site génétique. Petit panorama des essais de Crispr/Cas et de ses tribulations…

« Casgevy » : une thérapie génique sur cellules humaines isolées

Casgevy est une thérapie génique conçue par deux start-up, Vertex Pharmaceuticals et CRISPR Therapeutics. Il s’agit de traiter des cas graves de drépanocytose et de thalassémies, deux maladies monogéniques rares affectant l’hémoglobine, protéine essentielle au transport de l’oxygène vers tous les organes et tissus du corps. L’hémoglobine dysfonctionnelle déforme ou diminue le nombre des globules rouges qui la contiennent, provoquant des anémies sévères, traitées jusqu’à présent par les transfusions fréquentes ou des greffes de moelle osseuse avec donneur compatible (ce qui est très rare)3. Ces deux maladies affectent particulièrement les populations du continent africain.

La technologie développée consiste à prélever des cellules souches du patient dans la moelle osseuse, à les cultiver ex vivo en laboratoire dans un milieu adapté et enrichi en certaines cellules immunitaires, puis à modifier génétiquement une séquence (gène BCL 11A) de ces cellules souches par Crispr/Cas. Ces cellules modifiées sont ensuite réinjectées au patient, avec l’espoir d’une production d’hémoglobine fonctionnelle4. Il s’agit de thérapie génique sur cellules isolées du corps.

Le protocole est en fait très lourd. Avant de réintroduire les cellules génétiquement modifiées, il convient d’éliminer les globules rouges défaillants. Pour cela, une chimiothérapie est réalisée avec les dépressions immunitaires conséquentes ainsi que des attaques du système reproducteur.

L’autre obstacle important sera le prix. Aux États-Unis, où le traitement Casgevy vient d’être autorisé, la firme Vertex a annoncé qu’elle demandait 2,2 millions de dollars (2 millions d’euros) par patient5. A ce prix, Casgevy risque d’être inaccessible dans les pays d’Afrique, où vivent la grande majorité des malades.

Casgevy bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché conditionnelle, accordée lorsque les données cliniques complètes ne sont pas encore disponibles, mais que l’on estime qu’elles le seront bientôt. Des résultats plus larges sont attendus des deux laboratoires d’ici août 20266. Autrement dit, nous manquons à ce jour d’informations complètes sur les conséquences de l’usage de Casgevy et donc du Crispr/Cas associé…

Thérapie génique du cancer : des coupes involontaires de Crispr/Cas

Une nouvelle étude, menée par Claudia Kutter de l’Institut Karolinska (Suède), révèle que l’outil Crispr/Cas peut involontairement provoquer des délétions (pertes) de gènes cruciaux en cas de stress. Et l’action du complexe Crispr/Cas est en elle-même un stress7. Cela a été constaté sur les cellules « cancéreuses » de la lignée HAP1 dérivée de la leucémie myéloïde chronique, utilisées comme modèle en laboratoire et modifiées par Crispr/cas.

La région éliminée code pour un gène suppresseur de tumeur et des gènes qui contrôlent la croissance cellulaire. Ce sont des gènes régulateurs importants (notamment PAPSS2, ATAD1, KLLN et PTEN): « Nous avons constaté que cette délétion n’était pas une conséquence directe de l’absence de ciblage de CRISPR-Cas9, mais qu’elle se produisait fréquemment au cours de la génération de cellules modifiées par CRISPR-Cas9. La délétion était associée à des changements globaux dans […] l’expression des gènes, affectant des processus cellulaires fondamentaux tels que le cycle cellulaire et la réplication de l’ADN »8. Le groupe de chercheurs suédois conclut : « Nos résultats soulignent l’importance de prendre en compte les délétions collatérales lors de l’évaluation des fonctions mécanistiques des gènes ou des régions régulatrices dans les cellules couramment utilisées pour la recherche fondamentale ou nouvellement isolées chez les patients pour la médecine personnalisée ». Il ne faudrait pas, en effet, que l’utilisation de l’outil Crispr/Cas en thérapie génique amplifie les cancers chez les patients ou en provoque d’autres.

Cet appel à la prudence résonne avec une autre information récente : la FDA demande en effet que « toutes les thérapies CAR-T commerciales soient assorties d’un avertissement encadré, dans le cadre d’une enquête secondaire sur l’innocuité des traitements anticancéreux »9. En Europe, en juin 2024, le comité de pharmacovigilance de l’EMA (Agence européenne des médicaments) reconnaît que des cancers secondaires liés aux cellules T peuvent survenir après un traitement par CAR-T10. Or, il se trouve qu’en thérapie génique anti-cancer, des cellules CAR-T (lymphocytes T) sont modifiées génétiquement par Crispr11, avec des conséquences potentielles que nous venons d’évoquer dans le cas des cellules HAP1. Ces thérapies, dont la plupart encore à l’étude, sont donc potentiellement cancérogènes par les cellules CAR-T employées et par l’usage de Crispr/Cas.

Retenons les requêtes de la FDA : « Pour les six thérapies CAR-T commercialisées, la FDA exige des mises à jour de l’étiquetage afin d’inclure les tumeurs malignes à cellules T dans la section d’avertissement de l’étiquette de chaque produit, selon les lettres de notification séparées de l’agence datées du 19 janvier à Bristol Myers Squibb, Gilead Sciences’ Kite Pharma, Johnson & Johnson et Novartis. L’avertissement de la boîte noire est l’alerte de sécurité la plus grave figurant sur l’étiquette d’un médicament. ». Affaire à suivre de près.

Des « interrupteurs » de Crispr/Cas pour contrer ses effets néfastes ?

Si l’outil Crispr/Cas est promu comme maîtrisé, d’une précision jamais égalée, les effets non-intentionnels sont suffisamment nombreux pour que des chercheurs essayent de les contenir. Une étude publiée en janvier 2024 dans la revue Molecular Cell par des chercheurs de deux universités nord-américaines montre que ces derniers ont mis au point des « interrupteurs » (ou inhibiteurs) pour « améliorer la sécurité » de l’outil Crispr/Cas12.

On se rappelle que les systèmes Crispr/Cas sont des complexes bactériens apparus au cours de l’évolution pour permettre aux bactéries de se défendre contre des virus. Mais ces virus ont développé à leur tour une stratégie pour contrer cette défense bactérienne ! Ils produisent de petites protéines (la première fut découverte en 2017) connues sous le nom d’ « anti-CRISPR (Acr) ». Ces protéines inhibent les systèmes Crispr/Cas par différents mécanismes.

Les chercheurs ont donc eu l’idée de les exploiter pour contrôler la distribution temporelle et spatiale de Crispr/Cas dans les organismes ou réduire les événements inattendus et indésirables qu’il produit, comme des pertes de grandes séquences d’ADN13. Car les protéines Cas sont très rapides, ce qui s’explique par le fait que, naturellement, les bactéries doivent réagir vite. Dans les domaines d’application de Crispr/Cas, et notamment en médecine, comment contrer Crispr/Cas qui coupe plus vite que son ombre et donc coupe ailleurs que prévu ? Des approches sont développées avec plus ou moins de résultats, dont celles des « interrupteurs » inhibiteurs des protéines Cas.

Depuis 2017, la recherche est active dans le domaine des molécules anti-Crispr. Mais elle se heurte à la difficulté de devoir posséder quasiment autant d’inhibiteurs différents de Crispr/Cas qu’il existe de complexes différents.

Les chercheurs cités dans l’étude ont identifié deux inhibiteurs (Acr l C8 et Acr l C9 ) d’une protéine Cas (Cas 3) à l’intérieur de bactéries et renseigné leur mécanisme d’inhibition dans la Bactérie Escherichia coli et dans les cellules humaines. Ces mécanismes sont différents pour ces deux molécules anti-Crispr/Cas. Au niveau de l’efficacité, l’étude nous dit que « lors d’expériences d’édition du génome humain, les deux Acr ont puissamment inhibé la délétion de l’ADN induite par Cas3 ». Ces expériences sont des cas isolés, spécifiques, et l’étude précise bien: « Ici, nous avons établi les premiers inhibiteurs Acr capables de désactiver de manière robuste le CRISPR de type I dans les cellules humaines. Cela ouvre la voie à l’amélioration des résultats de l’édition [du génome] ». Et plus loin : « il reste à démontrer que les Acrs I-C peuvent effectivement atténuer les effets hors cible ou réaliser un contrôle spécifique des tissus des éditeurs de gènes CRISPR de type I chez les animaux ».

Au travers de ces trois exemples de recherches récentes, force est de constater que la maîtrise de l’outil Crispr/Cas n’est pas au rendez-vous… Pourtant, certaines instances de santé et des textes législatifs14 mettent en avant le caractère indispensable de cet outil et des investisseurs nombreux attendent avec impatience la mise sur le marché de leurs produits crispérisés, notamment dans le domaine agricole, où ils sont censés solutionner nombre de problèmes. Outil approximatif donc. Cela ne saurait nous étonner puisque la variété et la complexité des bactéries dont sont issus ces complexes Crispr/Cas sont extrêmes, et surtout encore en grande partie inconnues. La maîtrise de la nature apparaît toujours difficile, voire impossible !

  1. Eric MEUNIER,  » OGM – Crispr/Cas peut « éclater » les génomes « , Inf’OGM, 28 octobre 2021. ↩︎
  2. Annick BOSSU,  » OGM : quand la biologie met Crispr au pas « , Inf’OGM, 10 novembre 2022. ↩︎
  3. C’est dans la moelle rouge des os que se forment les globules rouges à partir de cellules souches. ↩︎
  4. EMA, « First gene editing therapy to treat beta thalassemia and severe sickle cell disease », 15 décembre 2023.
    Vertex,  » Vertex and CRISPR Therapeutics Announce Authorization of the First CRISPR/Cas9 Gene-Edited Therapy, CASGEVY (exagamglogene autotemcel), by the United Kingdom MHRA for the Treatment of Sickle Cell Disease and Transfusion-Dependent Beta Thalassemia « , 16 novembre 2023. ↩︎
  5. Nathaniel Herzberg et Florence Rosier,  » Un premier médicament Crispr autorisé par l’Agence européenne du médicament « , Le Monde, 17 décembre 2023. ↩︎
  6. Voir note 4. ↩︎
  7. Karolinska Institutet, « CRISPR’s Unintended Cuts: Alarming Findings in Cancer Gene Therapy », Sci Tech Daily, 8 janvier 2024. ↩︎
  8. Keyi Geng et al. ,« Intrinsic deletion at 10q23.31, including the PTEN gene locus, is aggravated upon CRISPR-Cas9–mediated genome engineering in HAP1 cells mimicking cancer profiles », 20 novembre 2023. ↩︎
  9. Angus Liu,  » FDA wants classwide boxed warning on all commercial CAR-T therapies amid secondary cancer safety probe « , Fierce Pharma, 23 janvier 2024. ↩︎
  10. Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), « Retour d’information sur le PRAC de juin 2024 (10 – 13 juin) », 26 juin 2024. ↩︎
  11. Fleur Brosseau,  » Une thérapie basée sur CRISPR pour lutter contre le cancer « , Science & Vie, 27 juillet 2023. ↩︎
  12. Chunyi Hu et al.,  » Exploiting activation and inactivation mechanisms in type I-C CRISPR-Cas3 for genome-editing applications « , Molecular Cell, 18 janvier 2024.
    ↩︎
  13. Voir note 10. ↩︎
  14. En France, la loi de bioéthique 2021 par exemple. ↩︎
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