Une interdiction des brevets en trompe l’œil ?
Le Parlement européen a voté, le 7 février 2024, sa proposition d’amendement – toujours en vigueur – du projet initial de déréglementation des plantes OGM obtenues par de « nouvelles techniques génomiques ». La non-brevetabilité des « plantes NTG » faisait partie de ces amendements. Mais que peut cacher une telle proposition, discutée en amont avec les multinationales de la semence, qui concentrent la majorité des droits de brevet sur les NTG ?

Depuis le 5 juillet 2023, date de sa publication, la proposition réglementaire de la Commission européenne sur les « nouvelles techniques génomiques » (NTG) est l’objet d’un débat complexe et intense. Le sujet de la brevetabilité – absent de la proposition de la Commission – a été particulièrement scruté depuis que des États membres ont proposé d’interdire la brevetabilité des plantes OGM/NTG. Un vrai dissensus politique pesait donc sur le vote du 11 décembre 2023 du Conseil européen, qui n’a pas adopté la proposition de compromis de la présidence espagnole. Les Commissions « agriculture » et « environnement » du Parlement ont à leur tour proposé la non brevetabilité de ces plantes. Mais des organisations paysannes et de la société civile ont alerté sur l’effet d’annonce d’une telle décision.
Rappel de la problématique brevets
Le texte initial de la Commission propose la suppression de toute traçabilité et étiquetage des plantes issues des NTG. Or, une telle suppression entraînerait de facto la perte d’information sur les procédés de détection et d’identification des OGM/NTG brevetés, et donc sur la possible présence de « matières biologiques » ou « d’informations génétiques » brevetées dans tout un ensemble de produits (semences, plantes, produits issus…). Ceci mettrait en insécurité juridique les paysans et les filières des petits et moyens semenciers, des transformateurs et des distributeurs de produits agricoles. En effet, ces derniers ne disposent pas des moyens de savoir s’ils risquent d’être poursuivis pour contrefaçon ou de se défendre contre des poursuites abusives, ni de s’assurer qu’aucun brevet ne couvre une plante avant de travailler avec celle-ci.
En l’absence de bases de données de brevets complètes et accessibles, l’information sur les semences couvertes par des brevets se fait à la discrétion des seuls obtenteurs de ces semences. Les « clubs de brevets », édifiés par les grands semenciers qui concentrent l’immense majorité des droits de brevets autour des NTG, ne sont pas non plus une solution pour les petits acteurs de la filière, car ils leur sont eux aussi peu accessibles1.
Déréglementer les OGM impliquerait donc de soumettre la paysannerie et les filières semencières, de transformation et de distribution de produits agricoles aux brevets de quelques multinationales. En outre, contrairement aux apparences, la non-brevetabilité des plantes NTG, proposée par les commissions Environnement et Agriculture du Parlement, ne suffirait pas à résoudre ce problème.
Une « convergence » parlementaire
Le 13 décembre 2023, la Commission Agriculture propose la non-brevetabilité des « plantes NTG et de leurs parties » (sans préciser « NTG1 » ou « NTG2 ») : « les végétaux NTG, leurs semences, leur matériel végétal, le matériel génétique associé tel que les gènes et les séquences gènes et les séquences de gènes, ainsi que les caractéristiques des plantes devraient être exclus de la brevetabilité ». Cet amendement est toutefois limité à la seule non-brevetabilité des produits des NTG et ne concerne pas les procédés. Dans son rapport du 24 janvier 2024, la Commission Environnement propose les amendements suivants, qui seront in fine adoptés par le Parlement en février 2024 :
– Exclusion de la brevetabilité (nouvel article 4 bis)
Ne seront pas brevetables « les plantes [issues de] NTG, le matériel végétal, leur parties, les informations génétiques et les caractéristiques des procédés qu’elles contiennent ».
– Rapport d’évaluation sur l’impact des brevets (nouvel article 30, par. 5 bis)
Soumission, d’ici juin 2025, d’un rapport de la Commission européenne évaluant l’impact des brevets sur l’accès des sélectionneurs et des agriculteurs à divers matériaux reproducteurs végétaux, l’innovation et les opportunités pour les PME. Ce rapport, qui prendra en compte les articles 4 bis (Exclusion de la brevetabilité) et 33 bis (Modification de la Directive 98/44 sur les inventions biotechnologies) du règlement en vigueur, déterminera si des mesures légales additionnelles sont requises.
– Modification de la Directive européenne 98/44/EC sur les inventions biotechnologies (nouvel article 33 bis) de son article 4
Ce dernier, qui définit les éléments exclus de la brevetabilité, est complété des exclusions du nouvel article 4 bis du règlement NTG évoqué ci-dessus, ainsi que des objets exclus de la Directive 2001/18 : « les végétaux, le matériel végétal, les parties de celui-ci, les informations génétiques et les caractéristiques de processus qu’ils contiennent et qui peuvent être obtenus par des techniques exclues du champ d’application de la directive 2001/18/CE, telles qu’elles sont énumérées à l’annexe I B de cette directive ».
Selon l’Annexe IB de la Directive 2001/18, les techniques exclues de son champ d’application, car disposant d’un historique d’utilisation sans risque, sont « la mutagenèse » (pas sur cellules multipliées in vitro mais sur plante entière par exemple) et « la fusion cellulaire » de cellules végétales d’organismes qui peuvent échanger du matériel génétique par des méthodes de sélection traditionnelles. Ne seraient donc pas brevetables « les végétaux, le matériel végétal, les parties de celui-ci, les informations génétiques et les caractéristiques de processus qu’ils contiennent » issus de ces techniques.
Faux semblants et risques encourus
Selon le libellé du nouvel article 4 bis, le Parlement ne s’intéresse qu’aux brevets couvrant des produits. Or, l’industrie des biotechnologies conserve la possibilité de revendiquer des droits de brevets sur tous les procédés et autres « ciseaux génétiques ». L’ensemble des réactifs mettant en œuvre ces procédés restent eux aussi brevetables, notamment de nouvelles enzymes « Cas » du système Crispr.
Le maintien des brevets procédés rend caduque la proposition du Parlement d’abolir les brevets sur les plantes NTG, comme le souligne ECVC : « une telle modification serait totalement inutile en pérennisant la brevetabilité des techniques NTG qu’il n’est pas prévu de supprimer ». Les risques, pour les semenciers comme pour les paysans, résultant de contamination ou d’utilisation involontaire pour la sélection de ressources génétiques couvertes par brevet, resteraient donc d’actualité, tout comme les risques d’extension abusive de la portée des brevets aux « traits natifs » résultant.
En cas de poursuite en contrefaçon imposant une inversion de la charge de la preuve, les semenciers ayant enregistré leurs variétés ou matériels hétérogènes avant le dépôt d’une demande de brevet ou déposé un échantillon dans une collection officielle et/ou publié dans une revue officielle leurs séquences génétiques, pourront faire valoir l’antériorité de leurs semences et donc qu’ils n’ont pas fait usage de l’invention brevetée. En revanche, ceux ne disposant pas de telles preuves, comme les paysans, ne pourront pas démontrer que leurs semences ne sont pas des contrefaçons.
Directive 98/44 et Convention sur le Brevet Européen
Si le nouvel article 4 bis devait être adopté, la Directive 98/44/CE devra être modifiée, comme le propose l’amendement présenté ci-dessus (article 33 bis). Les États membres de l’UE devront ensuite intégrer les nouvelles dispositions dans leur législation nationale avec les ajustements dans leurs systèmes juridiques nationaux pour assurer la conformité. Le « Brevet unitaire européen », dépendant de l’Union européenne, devra également prendre en compte les nouvelles dispositions encadrant la brevetabilité des plantes issues de NTG.
Ensuite, pour que ces modifications s’appliquent aux brevets européens, la Convention sur le Brevet Européen (CBE), organe qui ne dépend pas de l’UE, devra intégrer ces nouvelles dispositions sur les NTG, comme elle l’avait fait pour les procédés essentiellement biologiques. Or, le parcours officiel pour de telles modifications est complexe, long et requiert l’approbation des membres de la CBE, qui ne sont pas tous membres de l’UE. En outre, les droits de brevets antérieurs à ces modifications ne seraient pas annulés, mais limités (considérant 45 bis) aux revendications de procédés. Ils resteront néanmoins valides jusqu’au terme des 20 années suivant la date de leur dépôt…