Semences : les droits des obtenteurs contre les droits des agriculteurs ?
Découvrant soudain l’urgence d’adapter la législation française à une vieille convention de 1991, le Sénat a voté en juillet dernier une nouvelle proposition de loi sur les obtentions végétales [1]. Cette petite loi [2] vise à restreindre les droits des agriculteurs au profit des obtenteurs de variétés végétales. Elle devrait être discutée par les députés à l’automne prochain. Voyons quelles nouveautés seraient apportées si elle était votée en l’état par l’Assemblée Nationale.
Depuis la signature en 1961 de la première convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) [3], les variétés végétales peuvent être protégées par un droit de propriété industrielle qui leur est propre : le Droit d’Obtention Végétale (DOV). Contrairement au brevet, le DOV autorise l’utilisation libre d’une variété protégée pour en sélectionner une autre. Mais la nouvelle convention UPOV révisée en 1991 ne le permet plus aussi facilement : les variétés essentiellement dérivées [4] et les semences de ferme [5] sont devenues des « contrefaçons », ne pouvant être autorisées que par dérogation à condition que l’agriculteur paye des royalties à l’obtenteur.
En France, un obtenteur a le choix entre deux cadres juridiques différents pour protéger une variété : le cadre français du certificat d’obtention végétale (COV) qui découle d’une loi de 1970 [6] transcrivant la convention de 1961 ; ou le cadre de la protection communautaire des obtentions végétales (PCOV) défini dans le réglement 2100/94 [7] qui transcrit la convention UPOV de 1991 en droit européen. Ce règlement s’applique directement dans chaque Etat membre mais autorise à côté de lui l’existence de cadres nationaux distincts.
C’est donc au prétexte d’adapter la loi française de 1970 à la convention UPOV de 1991 ratifiée par la France en 2006, que le Sénat s’est investi à nouveau de la question des obtentions végétales…
Le droit des agriculteurs de ressemer une partie de leur récolte : un droit millénaire bafoué…
Le COV français de 1970 interdit les semences de ferme mais ne protège les variétés que sur le territoire français. C’est pourquoi les obtenteurs ne l’utilisent plus, sauf pour les pommes de terre, seule espèce où on assiste régulièrement à des poursuites contre les agriculteurs qui réutilisent leur récolte comme semences.
Le cadre européen de 1994 protège quant à lui les variétés sur l’ensemble du territoire européen (UE), c’est pourquoi il est très majoritairement préféré au COV français. Il interdit aussi les semences de ferme, sauf pour 21 espèces (comme le blé, la luzerne, le colza, le pois fourrager, les pommes de terre…) [8] où elles sont autorisées par dérogation en contrepartie du paiement de royalties aux obtenteurs. En pratique, il revient à l’obtenteur de prouver que l’agriculteur a utilisé sa variété pour récupérer ses royalties, ce qui est difficile, car les caractères morphologiques des plantes définissant les COV sont très proches d’une variété à l’autre. Pour remédier à cette difficulté, la France a mis en place une contribution volontaire obligatoire (CVO) prélevée auprès de chaque agriculteur au moment de la vente de sa récolte de blé tendre et restituée à ceux qui ont acheté des semences certifiées.
La petite loi adoptée par le Sénat vise à autoriser les semences de ferme de variétés protégées par un COV français, en contrepartie de royalties versées aux obtenteurs. Elle demande ensuite à l’État de définir par décret (c’est-à-dire hors de tout débat parlementaire public) les conditions de paiement de ces royalties pour toutes les semences de ferme (COV français et PCOV européen) de toutes les espèces. Elle donne ainsi une base légale à la généralisation à toutes les espèces de la CVO blé tendre. Encore faudra-t-il trouver un moyen pour ne pas prélever ces royalties sur la récolte des agriculteurs qui cultivent et reproduisent des variétés non protégées par un droit de propriété intellectuelle.
Sélection, production, commercialisation : le nécessaire contrôle des semences industrielles va-t-il tuer les sélections et les échanges de semences paysannes ?
Selon la petite loi, un autre décret devra préciser les conditions de sélection, de production, de multiplication des semences et autres matériels reproducteurs, les conditions d’inscription des variétés au catalogue officiel, et les règles permettant d’assurer la traçabilité. La sélection qui était aujourd’hui hors de tout cadre réglementaire sera désormais règlementée. Les autres activités devront faire l’objet de déclaration et d’auto-contrôles sous la supervision des autorités. Il n’est plus précisé, comme dans les décrets actuels, que les agriculteurs qui sélectionnent ou conservent leurs propres semences, les jardiniers amateurs qui produisent, pour leur auto-consommation et leur plaisir, et ceux qui leurs vendent des semences pour cela, sont exclus de ces obligations [9]. Les professionnels pourront subir des contrôles des fraudes dont la teneur est détaillée dans cette proposition de loi.
Des ressources génétiques réservées aux laboratoires de recherche et aux entreprises semencières ?
Cette petite loi, si elle est validée telle quelle par l’Assemblée nationale, permettra aussi à l’État de réglementer par décret les modalités de conservation et les conditions d’enregistrement des ressources phytogénétiques appartenant à la « collection nationale ». Bien que les objectifs énoncés soient louables – intérêt général, utilisation durable, éviter la perte irréversible de ressources – seules les ressources phytogénétiques qualifiées de « patrimoniales », ou dignes d’un intérêt actuel ou potentiel, pour la recherche scientifique, l’innovation ou la sélection, seront éligibles. Mais comment déterminer aujourd’hui un intérêt potentiel pour demain ? Une ressource dont l’intérêt est à ce jour inconnu pourrait se révéler vitale demain ! Qui décidera ? Qui aura accès à toutes ces ressources ? Pourra-t-on encore conserver, cultiver et créer des ressources ne répondant pas à ces critères et ne faisant pas partie de cette collection nationale ? La recherche scientifique, l’innovation et la sélection sont-elles réservées aux laboratoires de recherche et aux entreprises semencières ? Ou bien le travail du paysan ou du jardinier qui a su préserver, innover, sélectionner des centaines de variétés depuis plusieurs millénaires, pourra-t-il perdurer et recueillir la reconnaissance qui lui revient ? Le Traité International sur les Ressources Phytogénétiques pour l’Alimentation et l’Agriculture (TIRPAA) reconnaît cette contribution des agriculteurs et leurs droits qui en découlent. Mais la France, qui a pourtant approuvé ce Traité en 2005, n’applique pas ses dispositions.
Dans le contexte européen mouvant, garantir d’abord les droits des agriculteurs
La modification de la loi française vient au moment où la Commission européenne procède à une évaluation de la réglementation sur la protection des obtentions végétales. Elle organise le 11 octobre 2011 une conférence sur les obtentions végétales afin de proposer de nouvelles orientations. Le Parlement français va-t-il voter une nouvelle loi au moment même où l’Europe modifie le cadre auquel la France devra se soumettre in fine ?
Cette marche forcée signe la volonté de l’industrie de préserver ses intérêts dans ces évolutions européennes qui concernent aussi la réglementation de la commercialisation des semences (le catalogue) et celle sur les brevets sur les plantes. Les débats au Sénat ont bien montré à quel point l’ensemble de ces évolutions sont intrinsèquement liées au COV : tout d’abord, le Rapporteur R. Pointereau a ainsi reconnu qu’une variété paysanne « population » ne peut pas répondre aux critères permettant la protection par un COV. Ces mêmes critères sont pourtant exigés pour l’inscription au catalogue de toute variété, y compris les variétés anciennes, dites « de conservation » : cela voudrait-il dire qu’il est impossible d’inscrire une variété population au catalogue ? Ensuite, les sénateurs favorables à cette petite loi prétendent que le COV était le seul moyen de faire barrage au brevet. Mais à quel brevet font-ils barrage s’ils ne remettent pas en cause la loi française de 2004 [10] qui a transcrit une directive européenne [11] autorisant la protection des plantes et de leurs gènes par des brevets, y compris lorsqu’elles appartiennent à une variété protégées par un COV ? N’ont-ils pas au contraire transformé le COV en un double brevet ? La nouvelle définition de la variété protégée permet, comme le brevet, leur fichage génétique et leur tracabilité dans la récolte et jusqu’à l’assiette du consommateur [12]. La double protection « brevet + COV » annule « l’avantage » du COV qui consiste à laisser la variété protégée par un COV libre pour en sélectionner une autre. Elle permet aussi au détenteur du brevet de s’approprier les semences paysannes et les récoltes contaminées par « ses » gènes [13]. Enfin, les sénateurs ont reconnu que la convention UPOV outrepasse la légitimité des droits de propriété intellectuelle en autorisant la protection de « découvertes », c’est-à-dire la biopiraterie, et ont supprimé cette possibilité qui reste toutefois inscrite dans le règlement européen.
Les députés, qui devraient prochainement se saisir de ce texte, seront-ils aussi incohérents que les sénateurs ? Ne feraient-ils pas mieux d’arrêter de tordre les textes renforçant toujours plus les droits de propriété de l’industrie et, au contraire, de travailler sur un texte de loi global, garantissant d’abord les droits fondamentaux et ancestraux des agriculteurs, des jardiniers et des artisans semenciers de conserver, de ressemer, d’échanger et de vendre leurs propres semences, et de les protéger de la biopiraterie et des contaminations génétiques ? Cette loi devra concerner le brevet, le catalogue, les OGM, la gestion et la conservation des ressources phytogénétiques à la ferme et dans les collections…, tout autant que le COV, afin de ne pas abandonner l’avenir de notre alimentation entre les mains de quelques firmes multinationales.
[1] Le Sénat a déjà voté un texte très proche en 2006. Jamais débattu au cours de la même législature à l’Assemblée Nationale, il était devenu caduque.
[2] Le terme « petite loi » est utilisé ici non pas pour qualifier la taille ou l’importance d’une loi mais pour signifier que la loi est dans un état transitoire d’élaboration.
[3] Convention UPOV signée à Paris en 1961 et révisée en 1972, 1978 et 1991
[4] La variété à laquelle on aura rajouté un seul nouveau caractère, ou un transgène, est une variété essentiellement dérivée de la variété initiale.
[5] Les semences de ferme ou semences fermières sont les graines récoltées à partir de semences sélectionnées par l’industrie semencière mais multipliées par l’agriculteur à la ferme par soucis d’économie et d’indépendance (http://www.semences-fermieres.org)
[6] Loi du 11 juin 1970 codifiée articles L.623-1 à L. 623-25 et articles R. 623-1 à R. 623-58 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI)
[7] Règlement européen n°2100/94 du 27 juillet 1994 du Conseil, instituant un régime de protection communautaire des obtentions végétales
[8] art. 14 §2 du règlement précité
[9] Les règlementations européennes et françaises sur l’obligation d’inscription des variétés au catalogue ne s’appliquent qu’à la commercialisation de semences « en vue de leur utilisation commerciale », ce qui exclut la sélection, la recherche, la conservation ou l’autoconsommation de la récolte.
[10] Loi n°2004-1338 du 8 décembre 2004 relative à la protection des inventions biotechnologiques
[11] Directive européenne n°98/44 du 6 juillet 1998 du Parlement europeen et du conseil relative a la protection juridique des inventions biotechnologiques