n°173 - octobre / décembre 2023

Les mots à la base de la stratégie des multinationales

Par Annick Bossu, Eric MEUNIER

Publié le 24/10/2023, modifié le 09/01/2024

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Pour paraphraser Albert Camus, on serait tenté d’écrire que mal nommer les OGM, c’est ajouter au malheur des paysans, transformateurs, petits semenciers et tout citoyen désireux de connaître les produits qu’ils utilisent. La proposition de dérèglementation présentée par la Commission européenne le 5 juillet 2023 regorge de termes et expressions imprécises, voire fausses [1]. Une sémantique voulue par les multinationales, reprise sans ambage par la Commission européenne et qui aboutit à une simplification extrême, et donc erronée, de protocoles de modification génétique dont la complexité est inversement proportionnelle.

Pour obtenir la dérèglementation des OGM ou, en cas d’échec, maintenir une arrière-porte ouverte pour échapper à la traçabilité et l’étiquetage des OGM et de leurs brevets associés, les multinationales et la Commission européenne ont adopté une stratégie simple : faire croire que des OGM ne seraient pas différenciables de ce qui peut être produit dans des champs de paysans.

Masquer une complexité croissante…

Cette « simplicité » est pourtant l’exact opposé de la complexité croissante des protocoles de modification génétique et de la supposée maîtrise des mécanismes en jeu. Ce n’est donc pas un hasard si, avec sa proposition de dérèglementation formulée le 5 juillet dernier, la Commission européenne propose une approche réglementaire basée surtout sur une caractéristique du produit final, donnant moins de place à la manière dont il a été obtenu, c’est-à-dire le procédé, comme c’est le cas dans la législation actuelle [2]. Or, comme le montre le descriptif de dossiers déposés aux États-Unis, les protocoles techniques suivis sont d’une complexité croissante.

Étudions le cas du maïs waxy de Dupont / Pioneer (devenu Corteva), cité comme exemple à l’appui de sa proposition par la Commission européenne. Corteva le présentait en 2016 comme « la prochaine génération d’hybride waxy développée avec Crispr/cas » [3]. Ce maïs serait, aux dires de Corteva, « indistinguable de plantes qui pourraient résulter d’une variabilité naturelle du génome ou être développées dans des programmes d’amélioration conventionnelle » [4]. Pourtant, ce maïs a été obtenu selon un protocole complexe qu’Inf’OGM simplifie ici : isolement de cellules de maïs, multiplication de ces cellules in vitro, perforation de leurs membranes, introduction et insertion dans le génome de six transgènes codant le complexe Crispr/Cas et des gènes de résistances à des antibiotiques, expression du complexe Crispr/Cas protéique coupant l’ADN en plusieurs lieux provoquant la délétion d’une séquence génétique, réparation des coupures selon des mécanismes cellulaires méconnus, sélection des cellules ayant les modifications génétiques espérées, multiplication de ces cellules, toujours in vitro, régénération – difficile – de plantes à partir de ces cellules, croisement avec une variété élite pour espérer y introduire seulement la modification génétique. Comme Inf’OGM l’a expliqué à plusieurs reprises, chacune de ces étapes est génératrice de modifications non souhaitées par l’entreprise et la maîtrise de chaque étape n’est pas au rendez-vous [5]. Mais la Commission européenne affirme que ce maïs est équivalent à un maïs conventionnel car, ne regardant rien d’autre, elle estime que la seule modification revendiquée pourrait apparaître naturellement…
Un maïs modifié génétiquement pour tolérer un stress hydrique est un autre exemple mis en avant par la Commission. Aux États-Unis, un seul dossier, sur une centaine déposés, fait référence à un tel maïs de Corteva, décrit comme un « maïs Crispr/Cas9 ». Pour ce maïs, le protocole technique suivi est plus complexe que celui que nous venons de voir. Mais pour Corteva – et donc la Commission européenne – ce maïs est également non distinguable d’un maïs naturel ou obtenu conventionnellement.

Ces dossiers permettent de comprendre ce que recouvre pour Corteva la notion de programme d’amélioration conventionnelle. Elle explique ainsi au ministère de l’Agriculture étasunien que « les mêmes modifications [de la séquence des protéines] pourraient avoir été obtenues par des techniques d’amélioration conventionnelle. Comme déjà décrit plus haut, des mutations simples de nucléotides aboutissant aux mêmes modifications [de séquence des protéines] ont été générées chez Arabidopsis par mutagénèse conventionnelle » ! En d’autres termes, les techniques qui seront décrétées comme ne donnant pas des OGM au sens réglementaire deviendront de techniques conventionnelles. Et ces techniques deviendront à leur tour une référence pour dérèglementer d’autres nouveaux OGM.

… en nommant mal un objet

Pour transformer la complexité extrême des protocoles à une théorique simplicité, un travail de sémantique a été opéré malicieusement, dont on trouve plusieurs exemples dans la proposition de la Commission européenne.

Dès le titre, la Commission parle de « plantes obtenues par certaines nouvelles techniques génomiques ». Après avoir parlé de « nouvelles techniques d’amélioration végétale » ou de « techniques d’édition du génome », le choix sémantique de la Commission semble donc arrêté. Toutes ses expressions traduisent clairement sa volonté de ne pas parler de techniques de modification génétique. Or, dans les faits, tout protocole technique dont on parle dans ce dossier vise à provoquer des modifications génétiques. Mais cette expression « techniques de modification génétique » est définie légalement dans la directive 2001/18 encadrant les OGM en Europe. Impossible donc pour une instance souhaitant dérèglementer un très grand nombre d’OGM d’utiliser un vocabulaire renvoyant au statut légal d’un OGM. L’expression « nouvelles techniques génomiques » ne veut, en soi, rien dire et n’est d’ailleurs pas définie dans la proposition de réglementation faite par la Commission… Mais elle supprime les mots « modification génétique » et c’est bien ce qui paraît le plus important.

La seconde manière de mal nommer les OGM est de donner des noms erronés aux techniques de modification génétique. Toutes ces techniques font appel à des protocoles techniques impliquant plusieurs outils et plusieurs étapes. Cependant, le choix fut toujours de les nommer au plus simple. La technique « Crispr/Cas » (tout comme Talen, méganucléase…) fut ainsi démocratisée avec un nom résumant un protocole complexe à un seul des outils utilisés. Une simplification qui a amené la Commission et beaucoup de personnes à oublier que ce nom est celui d’une grosse protéine la plupart du temps exprimée par des cellules transgéniques ! Mal nommer ce protocole a permis d’occulter l’ensemble des étapes à mettre en place et, surtout, de ne pas parler de « technique de modification génétique ».

L’expression de « mutagénèse dirigée », qui se veut le pendant de l’expression « mutagénèse aléatoire », est un autre exemple de la manipulation sémantique de la Commission. « Mutagénèse » signifie générer des mutations dans le génome. Mais les termes « aléatoire » et « dirigée », tous deux utilisés par la Commission dans sa proposition de dérèglementation, sont pour le moins aussi flous qu’inutiles sur le plan légal. Scientifiquement, ils ne renvoient à rien, car toute mutagénèse mise en œuvre en laboratoire n’a de sens qu’en fonction du protocole suivi, des agents mutagènes utilisés et du matériel sur lequel le technicien travaille (des cellules, une plante, du pollen, des embryons…). Une mutagénèse peut ainsi être dirigée par des agents chimiques ou physiques ou faire suite à la réparation, via des mécanismes méconnus, de coupures de l’ADN faits par une nucléase… Mais elle aboutit à un résultat aléatoire dans le sens où la nature même des mutations provoquées n’est pas complètement maîtrisée, accompagnées d’effets hors-cible non souhaités, encore moins maîtrisés. L’efficacité des protocoles n’étant pas si grande, les industriels sont obligés, in fine, de sélectionner les quelques cellules ayant les modifications génétiques souhaitées. Autrement dit, le ciblage n’est pas si précis et le qualificatif « dirigée » apparaît un peu galvaudé…

Dernière imprécision à souligner, celle de l’utilisation du verbe « pouvoir ». Dans sa proposition, la Commission européenne propose de déréglementer complètement les plantes NTG catégorie 1 « considérées comme équivalentes aux plantes conventionnelles lorsqu’elles ne diffèrent de pas plus de 20 modifications génétiques de la plante parentale ». Or, dans les explications qui accompagnent cette proposition législative, la Commission utilisait un conditionnel. Elle écrit alors que « les produits de mutagénèse dirigée pourraient ne pas différer de ceux obtenus par amélioration conventionnelle ». La potentielle dérèglementation de nombreux OGM souhaitée par la Commission européenne et qui rendra les citoyens aveugles sur la nature des produits consommés repose donc sur un conditionnel.

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