Le Protocole au-delà des OVM transgéniques
Le champ d’application du Protocole de Cartagena est aujourd’hui sous pression : les produits issus du forçage génétique et les nouveaux OVM, qualifiés d’organismes issus de « biologie de synthèse », doivent-ils y être inclus ?
Lors de l’adoption du Protocole de Cartagena, les OVM développés étaient principalement transgéniques, c’est-à-dire obtenus grâce à la transgenèse (insertion d’un gène extérieur, souvent d’une autre espèce). Les discussions avaient anticipé les évolutions techniques qui s’annonçaient déjà : le Protocole s’applique, dès son texte initial, à la « biotechnologie moderne » dans son ensemble [1]. Depuis, les techniques de modification génétique se sont en effet diversifiées : techniques de mutagénèse pratiquées sur cultures de cellules in vitro, auxquelles appartiennent les techniques dites « d’édition du génome » (dont certaines utilisent Crispr) [2], forçage génétique, autres techniques dites de biologie de synthèse, etc. Mais la question de savoir si toutes ces techniques rentrent ou non dans le champ d’application du Protocole fait encore l’objet de vives discussions. Des pressions sont exercées à l’extérieur ou à la marge du Protocole autant qu’au sein même du Protocole et de la CDB dans les négociations des Parties, mais aussi dans des groupes de travail créés pour traiter et faire des propositions aux Parties concernant des questions plus précises. Le forçage génétique en est un bon exemple.
Le forçage génétique : un statut en débat
Le forçage génétique est aujourd’hui médiatisé et occupe l’espace lorsque l’on veut parler des atermoiements qui ont lieu au sein des discussions et des négociations de la CDB. Le forçage génétique est une nouvelle forme de modification génétique qui vise à changer le génome d’un organisme pour que certains traits soient automatiquement transmis à toute la descendance de celui-ci. Il s’agit de forcer l’hérédité pour la transmission de certaines caractéristiques. Cette technique, qui a recours entre autre à la transgenèse, est aujourd’hui principalement vantée comme une solution aux maladies vectorielles transmises par certains insectes en éradiquant en totalité de la population de ces insectes. Les essais et les projets concernent principalement le moustique qui est entre autres vecteur du paludisme et sont soutenus notamment par des financements étasuniens et testés dans des pays en Afrique [3] [4]. Au vu d’un tel descriptif, le caractère OVM de ces organismes semble évident. Pourtant, des discussions au sein de la CDB et du Protocole se réfèrent à l’applicabilité du Protocole au forçage génétique, minant par là-même l’autorité et la légitimité du Protocole. Cela se fait sur deux fronts : le statut de la technique et l’évaluation des risques.
Le forçage génétique est dans un premier temps discuté au sein de la CDB dans un groupe de travail traitant de la « biologie de synthèse ». Cette notion n’a pas encore aujourd’hui de définition précise et ses limites avec les techniques de modification génétique sont floues. Si bien que la mission du groupe d’experts techniques créé lors de la COP de 2014 est d’en établir une définition « opérationnelle ». Les enjeux des discussions en cours ont notamment pour objet de déterminer s’il existe des organismes créés à ce jour par des avancées dans le domaine de la biologie de synthèse qui n’entrent pas dans la définition du terme OVM. Ces discussions sont encore en cours [5].
L’évaluation des risques du forçage génétique
Au sein du Protocole de Cartagena, il existe un groupe de travail depuis 2008 qui se penche sur l’évaluation et la maîtrise des risques. Il vise à proposer des décisions, des documents aux Parties qui peuvent les adopter, les amender ou les rejeter afin d’établir un socle commun pour l’évaluation des risques pour la biodiversité des différentes techniques mais aussi pour la santé humaine. Il s’agit d’un groupe de suivi qui permet d’actualiser les données et les orientations politiques prises dans ce domaine. Son histoire est un peu chaotique et son travail a été bloqué lors de la réunion des Parties en 2016. Bien qu’il ait repris en 2018, le travail du groupe a donc pris un retard énorme face à l’avancée des techniques elles-mêmes.
Le forçage génétique fait partie du mandat de ce groupe. Il a donc examiné si des documents d’orientation additionnels sur l’évaluation des risques étaient nécessaires pour les organismes vivants modifiés par forçage génétique. De même que le caractère OVM du forçage génétique, son incidence sur la biodiversité en cas de dissémination est incontestable, puisque l’éradication de certaines espèces est l’objectif même de la technique. Mais de nombreux problèmes émergent lorsqu’il s’agit d’évaluer les risques pour l’environnement (pourtant largement identifiés) ou d’en maîtriser les impacts notamment au vu de mouvements transfrontières. Il devrait être proposé, pour la prochaine réunion des Parties, d’établir des documents spécifiques à l’évaluation du forçage génétique [6].
Si le cas du forçage génétique fait figure de cas d’école, il ne doit pourtant pas faire oublier le cœur des discussions du Protocole d’aujourd’hui : les « nouveaux OGM ».
Protocole de Cartagena et nouveaux OGM
Le témoignage d’un représentant de la société civile japonais dans l’article précédent [7] met le doigt sur le principal nœud que rencontre aujourd’hui le Protocole dans son application. Les réglementations nationales dans le monde concernant les nouveaux OGM ne sont pas homogènes et les écarts entre différents pays vont grandissant. En Europe, les nouveaux OGM sont réglementés (depuis l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne en 2018) mais ils ne le sont plus dans d’autres pays pour certaines techniques. C’est donc le cas au Japon (cas des SDN-1) mais aussi en Australie ainsi qu’aux États-Unis par exemple. Ainsi, comment envisager les mouvements transfrontières de ces organismes avec ces différents écarts réglementaires ainsi que des engagements à la CDB et au Protocole également disparates ? Les discussions au sein de la CBD ou du Protocole restent bloquées à ce sujet et le débat est pour le moment gardé sous le tapis car les grandes entreprises transnationales appuyées par certains pays, Parties ou non Parties au Protocole, y voient leurs intérêts : une absence de discussion permet d’entretenir ce flou et de continuer à disséminer ces OVM hors de tout encadrement international.
Pourtant une publication réalisée par TWN (Third World Network) [8] a récemment conclu que les techniques « d’édition du génome » (nouveaux OGM) sont des OVM et entrent dans le champ d’application du Protocole (voir encadré ci-dessous).
Le Protocole de Cartagena inclut les nouveaux OGM
Le document rappelle les trois critères qui définissent un être vivant comme un OVM au titre du Protocole de Cartagena et démontre que :
« toutes les techniques d’édition du génome produisent une nouvelle combinaison de matériel génétique, et qu’elles remplissent donc le premier critère » ;
« les techniques basées sur CRISPR, ZFN et ODM impliquent toutes l’utilisation d’acides nucléiques (soit de l’ADN, de l’ARN ou des hybrides d’ADN/ARN) pour effectuer des fonctions d’édition génomique, et remplissent donc le critère 2 » : ce sont bien des techniques de biologie moderne qui ont produit un OVM ;
« toutes les techniques d’édition génomique permettent de passer outre les barrières naturelles de la reproduction et de la recombinaison par une multitude de mécanismes. Celles-ci ne sont pas non plus des techniques utilisées dans la sélection et la reproduction traditionnelles, et remplissent donc le critère 3« .
Le document conclut que les nouvelles techniques « d’édition du génome » produisent des OVM.
Émerge donc une image morcelée du traitement des questions liées à l’actualité des risques biotechnologiques ainsi qu’un enlisement des prises de décision à ce sujet. Pourtant les questions liées à l’importance de la biodiversité et donc à la biosécurité n’ont jamais été aussi importantes.
[1] , « Protocole de Cartagena : une protection aux frontières », Inf’OGM, 22 juillet 2021
[2] , « Biotechnologies : le pouvoir des mots », Inf’OGM, 8 décembre 2020
[3] ,
,
, « Insectes génétiquement modifiés : une aberration écologique », Inf’OGM, 16 avril 2012
[5] En 2018, il a été décidé par les Parties (lors de la COP 14) qu’il est nécessaire d’adopter une approche de précaution concernant les organismes issus du forçage génétique. La proposition allant plus loin de recommander de s’abstenir de disséminer de tels organismes même à des fins de recherche dans l’environnement n’a pas fait consensus malgré de nombreux appels au moratoire dans le monde entier. Le doute plane et la question doit être en principe traitée lors de la prochaine COP, qui est reportée à mai 2021 en Chine, si la situation sanitaire le permet.
[7] , « Protocole de Cartagena : laxisme au Japon », Inf’OGM, 22 juillet 2021
[8] Pourquoi les organismes issus de l’édition génomique ne sont pas exclus du Protocole de Cartagena sur la biosécurité, TWN, GeneWatch, voir Briefing sur la biosécurité, TWN, Décembre 2020, « Pourquoi les organismes issus de l’édition génomique ne sont pas exclus du Protocole de Cartagena sur la biosécurité », Eva Sirinathsinghji.