Contestation d’un brevet sur le brocoli : un frein dans la course à la privatisation du vivant ?
Suite à la contestation d’un brevet sur un procédé de sélection d’un brocoli devant l’Office européen des brevets (OEB), la Grande Chambre de recours a rendu son avis en décembre 2010 : elle estime qu’une technique utilisée pour sélectionner un caractère pouvant être porté par plusieurs variétés différentes ne peut être considérée comme une invention. Cet avis vient limiter, au moins dans une certaine mesure, l’appropriation du vivant par des entreprises. Explications.
La Grande Chambre de recours de l’Office européen des brevets vient de rendre son avis (invitant ainsi la chambre de recours technique à trancher, cf. encadré page 9) dans l’affaire du brocoli et de la tomate ridée [1]. Concernant le brocoli, la société Plant Bioscience Limited a obtenu un brevet en 2002 sur un « procédé de sélection qui, lorsqu’il est utilisé dans les cultures de choux brocolis, permet d’augmenter la présence, dans ces végétaux, d’une certaine substance (glucosinolates) qui aurait des propriétés anticarcinogènes » [2]. « Ce procédé consiste à déterminer les gènes à l’origine de ces propriétés dans le génome du chou brocoli, et à les baliser avec ce que l’on appelle des marqueurs génétiques (gènes marqueurs). Les végétaux contenant la substance souhaitée sont ensuite sélectionnés au moyen des gènes marqueurs, et utilisés dans les cultures » [3]. Mais ce brevet a été contesté par les sociétés Limagrain et Syngenta. En effet, les deux entreprises estiment que ce procédé de sélection ne consiste pas en un procédé technique mais en un procédé biologique, non brevetable au sens de la Convention sur le brevet européen (CBE). En réalité, les raisons de ce conflit sont plus profondes et témoignent de la guerre que se livrent actuellement les firmes, avec d’une part les entreprises semencières qui sélectionnent avant tout des variétés protégées par des certificats d’obtention végétale (COV) et d’autre part, les entreprises dont la stratégie repose essentiellement ou exclusivement sur l’obtention de brevet sur des gènes ou des procédés de sélection, pouvant couvrir de multiples plantes quelle que soit la variété à laquelle elles appartiennent [4].
Un « procédé microbiologique » ou « essentiellement biologique » ?
L’article 53b) de la CBE dispose que « les brevets européens ne sont pas délivrés pour : […] b) les variétés végétales ou les races animales ainsi que les procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux, cette disposition ne s’appliquant pas aux procédés microbiologiques et aux produits obtenus par ces procédés » [5]. Mais sur ce point, il existe un manque de clarté évident. En effet, par « procédés essentiellement biologiques d’obtention de végétaux ou d’animaux », la chambre de recours technique puis le Règlement d’exécution de la convention [6] entendent un « procédé reposant « intégralement » sur des phénomènes naturels tels que la culture et la sélection » comme le mentionne également la directive 98/44 [7]. C’est-à-dire que pour considérer un procédé comme étant « essentiellement biologique », l’homme ne doit pas (trop) interférer avec l’évolution naturelle. Pas trop, car la chambre de recours technique ajoute elle-même que : « les croisements et la sélection systématique tels qu’ils sont pratiqués traditionnellement pour les obtentions végétales n’existeraient pas dans la nature sans l’intervention humaine » [8]. Il y a donc une confusion sur le terme de « sélection », que la Grande chambre de recours tente d’éclaircir dans son dernier avis [9]. Elle mentionne que, dans le contexte de la Convention, « les termes de « sélection » et de « croisement » [de l’article 26 al.5 du Règlement d’exécution de la Convention sur la délivrance de brevets européens] se réfèrent à des actes réalisés par des sélectionneurs » et non, comme des interprétations précédentes l’avaient mentionné, à une « sélection se déroulant dans la nature, qui n’est pas maîtrisée par l’homme et qui détermine quelles plantes survivent dans la nature, en fonction, également, des conditions environnementales particulières ». Finalement, toute la question est là : où s’arrête le procédé essentiellement biologique ? Le phénomène naturel ?
Par « procédé microbiologique » on comprendra au contraire, « tout procédé utilisant un microorganisme, que ce soit une matière ou une entité d’une taille microscopique comme une bactérie ou un virus ou constitué d’une fraction d’organisme vivant telle qu’une cellule ou un être unicellulaire » [10]. L’OEB était donc chargé de définir dans cette affaire ce qu’est un « procédé essentiellement biologique d’obtention de végétaux ou d’animaux » et de déterminer si la sélection au moyen de marqueurs entre dans cette définition.
Une technique de sélection conventionnelle n’est pas une invention
Le procédé couvert par le brevet déposé par la société Plant Bioscience Limited ne consiste pas à produire une matière biologique nouvelle dotée de propriétés déterminées, mais à « déterminer les gènes à l’origine de ces propriétés dans le génome du chou brocoli, et à les baliser avec des marqueurs génétiques » [11]. Il s’agit donc d’identifier et de localiser des gènes déjà existants dans le chou brocoli, ce qu’on appelle des gènes « natifs », et non des gènes nouveaux issus d’un « procédé microbiologique » ou non « essentiellement biologique » d’obtention, autrement dit d’une technique nouvelle de modification génétique. La « production » de plantes contenant l’élément génétique breveté, ou une grande quantité de « matière biologique » issue de cet élément génétique, peut être facilitée par leur identification grâce au procédé breveté, mais elle peut tout aussi bien être obtenue par « un procédé essentiellement biologique » de sélection tout à fait classique sans recours à aucun « procédé microbiologique ou technique » nouveau. L’extension [12] de la protection de brevets sur des procédés d’identification de gènes natifs et de leur fonction à toute « matière biologique dans laquelle ils sont présents et y expriment la fonction brevetée » aurait pu permettre de s’approprier la totalité des ressources phytogénétiques existantes – ce qui est inacceptable pour des obtenteurs de variétés habitués à les utiliser librement et gratuitement – ,voire même de s’approprier des plantes issues de variétés déjà cultivées et déjà protégées par un COV.
La Grande Chambre de recours en a donc décidé autrement. Ainsi, « un procédé non microbiologique de production de plantes qui contient ou consiste en une étape au cours de laquelle sont croisés sexuellement les génomes entiers de plantes, puis en une sélection des plantes, est en principe exclu de la brevetabilité car étant « essentiellement biologique », au sens de l’article 53(b) de la Convention européenne sur les brevets » [13]. En effet, le fait que le processus contienne un procédé microbiologique d’analyse technique du matériel sélectionné ne suffit pas à rendre l’ensemble du processus brevetable car ce procédé microbiologique ne modifie pas la plante. Les caractères nouveaux ainsi identifiés et qui sont les seuls à pouvoir prétendre à une protection restent totalement issus de procédés essentiellement biologiques.
La décision définitive sur cette affaire relève de la compétence de la chambre de recours technique. Si celle-ci suit l’avis de la Grande Chambre, alors la décision permettra d’empêcher l’appropriation de gènes natifs par des entreprises privées. Cependant, elle ne suffira pas pour autant à protéger les paysans de la biopiraterie résultant du COV qui fait de la semence de ferme une contrefaçon. Pas plus qu’elle ne les protégera contre les contaminations par des gènes brevetés issus de procédés non essentiellement biologiques (transgènes, gènes mutés artificiellement…). Les décisions finales que prendra l’OEB en octobre prochain pour le brocoli et en novembre pour la tomate ridée auront des répercussions importantes : elles peuvent lever un verrou qui risquait de bloquer trop brutalement l’innovation industrielle et freiner la course aux brevets sur le vivant, mais elles n’annonceront pas pour autant la clôture du débat sur la privatisation des semences, en particulier celles qui sont conservées, reproduites et/ou sélectionnées collectivement par les paysans. Elles peuvent certes réduire un peu l’ouverture de la porte sur la brevetabilité du vivant, la perte d’autonomie des paysans et la prise en otage de notre alimentation, mais elles seront encore loin de la fermer complètement. L’OEB estime de toute façon que ce n’est pas son rôle. Devançant les critiques, elle précise en effet qu’« elle n’est pas habilitée à évaluer les implications sociales, économiques ou écologiques. Cette tâche est pour le législateur et les autorités nationales et européenne compétentes » [14].
Bien qu'intégrées dans la structure organisationnelle de l'OEB, les chambres de recours sont indépendantes de l'Office dans leurs décisions et ne sont liées que par la Convention sur le brevet européen.
Il existe actuellement 26 chambres de recours technique, auxquelles s'ajoutent la Chambre de recours juridique, la Grande Chambre de recours et la Chambre de recours statuant en matière disciplinaire. Les membres et les présidents sont nommés pour une période de cinq ans.
Les chambres de recours technique et la chambre de recours juridique examinent les recours formés contre les décisions de la section de dépôt, des divisions d'examen, des divisions d'opposition et de la division juridique de l'Office.
La Grande Chambre de recours peut être saisie par une chambre de recours ou par le Président de l'Office, afin d'assurer une application uniforme du droit ou si une question de droit d'importance fondamentale se pose.
Source : http://www.epo.org/about-us/boards-of-appeal_fr.html
[1] « No European patents for essentially biological breeding processes », http://www.epo.org/news-issues/news…, et
Tenue d’une procédure orale dans les affaires « du chou brocoli » et « de la tomate ridée ». Le cas de la tomate ridée est à peu près similaire à celui du brocoli, raison pour laquelle les deux recours sont jugés ensemble. Nous n’abordons ici que le cas du brocoli.
[2] EP1069819 – Procédé par sélection d’accroissement des glucosinolates anticarcinogènes de la brassica, https://register.epo.org/espacenet/…
[3] « Les procédés essentiellement biologiques au banc d’essai », http://www.epo.org/news-issues/news…
[4] cf. notamment Anne-Charlotte Moy et Guy Kastler, « Brevet et droit d’obtention végétale : quelles interactions et conséquences ? », Inf’OGM, n°108, janvier – février 2011, p.9-10
[5] Guide de la CBE 2000, http://www.epc2000guide.com/fr/Arti…
[6] Jurisprudence T 315/03 J2006/15 puis Règlement 23 ter(5) « Un procédé d’obtention de végétaux ou d’animaux est essentiellement biologique s’il consiste intégralement en des phénomènes naturels tels que le croisement ou la sélection », http://europeanpatentcaselaw.blogsp…
[7] Article 2-2 de la directive 98/44
[8] cf. Interprétation de la règle 23ter(5) CBE, para 53, p.11 in « Décision intermédiaire de la Chambre de recours technique 3.3.04, en date du 22 mai 2007, T 83/05 – 3.3.04 », http://legal.european-patent-office…
[9] Decision of the Enlarged Board of Appeal of 9 December 2010, [10] Galloux, J.C., « droit de la propriété industrielle », éd. Dalloz, 2000
[11] « Les procédés essentiellement biologiques au banc d’essai », art. cit.
[12] définie par la directive 98/44/CE
[13] Traduction des auteurs, in « No European patents for essentially biological breeding processes », http://www.epo.org/news-issues/news… et Decision of the Enlarged Board of Appeal of 9 December 2010,
[14] Traduction des auteurs, in « No European patents for essentially biological breeding processes », art. cit.