UE – Nationaliser les autorisations de PGM à la culture : quelle légalité ?
Le 13 juillet 2010, une proposition a été faite par la Commission européenne aux États membres pour leur permettre d’interdire la culture de PGM sur leur territoire, nationalement ou localement. Plus compliquée dans les faits que dans son objectif, cette proposition a fait émerger beaucoup de questions, notamment quant à la légalité d’une telle décision nationale. Les discussions sont enclenchées et les juristes commencent à s’exprimer.
Un nouvel alinéa ajouté à l’article 26bis de la Directive 2001/18 permettrait aux États membres de limiter ou d’interdire la culture de certaines PGM ou de l’ensemble des PGM autorisées, sur tout ou partie de leur territoire. L’alinéa pose cependant deux conditions aux limitations : être justifiées par un motif autre que celui des effets négatifs sur la santé ou l’environnement ; et être en conformité avec les Traités européens. Les États membres ont déjà fait valoir leur incertitude quant à la légalité de leur future décision et leurs interrogations quant aux arguments utilisables. Les arguments scientifiques liés aux impacts sur la santé et l’environnement resteront de la compétence unique de l’UE. Rappelons que les États membres peuvent déjà, sur base de nouvelles données scientifiques, prendre des décisions d’interdiction nationale (clause de sauvegarde ou mesure d’urgence). Concernant la coexistence, les compétences nationales sont également déjà définies par l’article 26bis. Restent donc les arguments socio-économiques et éthiques.
Requis par les Etats membres, l’avis du Service juridique du Conseil de l’Union européenne [1], a été rendu public le 5 novembre 2010 : les mesures nationales prises sur la base de ce nouvel alinéa seraient invalidées par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), et seraient contraires aux dispositions du GATT de 1994 [2] de l’OMC, qui régissent le commerce international des marchandises (à ne pas confondre avec la structure GATT qui n’existe plus depuis la création de l’OMC).
L’étude des juristes du Conseil de l’UE souligne notamment le paradoxe qu’introduit ce nouvel alinéa : il permettrait de justifier l’interdiction des PGM à la culture, alors que ces mêmes arguments ne seraient pas utilisés pour interdire l’utilisation commerciale de ces PGM (importation, alimentation…). Un tel paradoxe ne manquerait pas d’être souligné par l’OMC.
Arguments socio-économiques et éthiques : Commission et Conseil s’affrontent
Pour le Service juridique du Conseil de l’UE, dans la mesure où un OGM est autorisé au niveau européen, une interdiction nationale sur base d’arguments économiques contreviendrait au principe de libre circulation des marchandises au sein de l’UE, et serait donc non conforme aux Traités européens. La jurisprudence de la CJUE, constante sur ce point, rappelle que des « objectifs de nature purement économique ne peuvent justifier une entrave au principe fondamental de libre circulation des marchandises » [3]. Sur ce premier point, la Commission n’a pas répondu. Un Etat membre devrait alors évoquer des arguments socio-économiques, comme par exemple la disparition d’une agriculture paysanne au profit d’une agriculture industrielle.
Restent aussi les considérations éthiques, par exemple ne pas modifier le Vivant, le principe du libre accès à l’alimentation ou encore le principe du respect de l’opinion majoritaire des citoyens. Or, le service juridique démontre toute la difficulté dans leur mise en application devant la CJUE, dont la jurisprudence reste très restrictive face à de tels arguments [4]. Il évoque notamment une contradiction difficilement tenable dans un raisonnement basé sur l’éthique : comment interdire la culture des PGM, tout en autorisant la viande issue de bétail nourri aux PGM ? De leur côté, les services de la Commission ne voient aucune contradiction entre interdiction de la culture des PGM et autorisation des aliments GM pour animaux par exemple, les États n’ayant pas de compétence dans ce second domaine. Notons toutefois que la Commission européenne a répondu en considérant uniquement le droit européen. Elle ne s’est pas intéressée aux critères de l’OMC qui, de son côté, pourrait pourtant voir dans cette dichotomie (interdiction à la culture mais autorisation pour l’alimentation animale) une mesure de discrimination arbitraire au commerce.
Pour la Commission, un argument invocable est celui de la « moralité publique » pour laquelle « les États membres jouissent d’un degré de discrétion » dans la définition qu’ils souhaitent lui donner. Cette moralité publique devrait être, selon la Commission, invocable devant la CJUE. Notons que dans le cas d’une interdiction polonaise de commercialisation de semences GM pour des raisons de moralité publique, la CJUE avait invalidé la décision [5].
Finalement, les juristes du Conseil européen considèrent que la seule possibilité théoriquement envisageable serait donc une interdiction régionale, là encore dûment justifiée. Ce territoire devrait être suffisamment limité pour ne pas constituer une atteinte à la libre circulation sur le marché, et l’État aurait à charge de prouver que la population locale partage « une opinion éthique fondamentalement différente » du reste de la population nationale. Le service juridique conclut qu’il serait donc nécessaire de réviser la législation sur les OGM dans son ensemble afin d’intégrer ces possibilités plus clairement, plutôt que de donner une flexibilité en marge de la législation existante, flexibilité que les États « auront difficilement la possibilité de mettre en œuvre ».
Les mesures nationales et le GATT de 1994
La proposition de la Commission pourrait également être contraire au GATT de 1994, un des textes constitutifs de l’OMC, selon lequel un État ne peut accorder, aux produits d’un autre État, « un traitement moins favorable que le traitement accordé aux produits similaires d’origine nationale » (Article III.4). L’appréciation de la similarité est ici une question centrale. Les juristes du Conseil de l’UE estiment ne pas être compétents pour déterminer les critères qui pourraient être évoqués face à l’OMC, afin de démontrer la non similarité des produits GM et non GM. En tout état de cause, une argumentation très détaillée devrait être présentée par les États (§39). Les juristes vont jusqu’à imaginer un scénario catastrophe dans lequel OGM et non GM seraient considérés comme similaires : les produits importés devraient alors être confrontés à des conditions de compétitivité équivalentes, les OGM ne pouvant être discriminés sur le mar-ché européen (§40). Toutes mesures visant à limiter l’accès des OGM pourraient être attaquées sur la base de l’article XXIII du GATT de 1994. Si l’article XX du GATT propose différentes exceptions au principe de la libre circulation des marchandises, notamment du fait de la « protection de la moralité publique », les juristes rappellent qu’une telle exception sera bien difficile à mettre en œuvre devant l’organe de règlement des différends de l’OMC, dans la mesure où les OGM circulent en Europe sous d’autres formes (nourriture des animaux) (§43).
La Commission considère, quant à elle, que la législation européenne en matière d’OGM connait déjà certaines confrontations avec le droit de l’OMC, notamment du point de vue de l’accord Sanitaire et Phytosanitaire (SPS). Cette nouvelle proposition permettrait au contraire de réduire les possibilités de conflits (§53). Sur la question de la similarité, elle convient aussi que les États devront fournir un argumentaire détaillé, mais, selon elle, le fait que la législation européenne établisse des règles propres aux OGM, démontre cette non similarité. Le Protocole de Cartagena est aussi basé sur cette logique de différenciation. Elle oublie toutefois de préciser que tous les membres de l’OMC ne sont pas membres du Protocole, et que l’articulation en droit international de ces deux conceptions très différentes en matière de biosécurité est loin d’être résolue. Elle estime enfin que même si cette similarité devait être établie, le manquement à l’article III.4 serait « loin d’être certain ». Les mesures nationales traiteraient indifféremment produits nationaux et importés.
Tout ceci laisse planer une grave incertitude sur la réaction que l’OMC pourrait avoir vis-à-vis des États mettant en œuvre le nouvel alinéa. Et rien ne garantit que la Commission européenne, en cas de désaccord au cas par cas, n’attaquera pas elle aussi ces décisions nationales. Une réponse définitive sera apportée le jour où un organe – la CJUE ou l’OMC – sera saisi d’une plainte sur une décision d’interdiction prise par un Etat membre.
Ces débats juridiques reflètent une volonté des États membres de se protéger d’éventuelles attaques à l’OMC ; mais aussi de ne pas se précipiter dans le calendrier de la Commission. Plusieurs pensent que la Commission européenne doit d’abord répondre à leur demande de renforcer l’évaluation des OGM. Mais surtout, la Commission européenne a déjà annoncé une révision complète de la législation européenne sur les OGM pour 2012. Dès lors, ne s’agit-il pas plutôt, pour la Commission, de masquer les questions plus fondamentales du renforcement de l’évaluation des OGM et de l’analyse des conséquences socio-économiques de leur mise en culture ?
[1] Le Conseil de l’Environnement / Agriculture de l’UE est composé du ministre de l’Environnement / Agriculture de chaque État membre.
[2] Accord général sur le tarif douanier et le commerce
[3] CJCE, Nicolas Decker, 28 avril 1998, affaire C-120/95
[4] Cf. La Pologne avait interdit la libre circulation de semences GM et l’inscription des variétés au catalogue national au motif que « l’introduction dans l’ordre juridique polonais de dispositions auxquelles n’adhère pas une majorité de la société polonaise serait contraire à l’éthique ». La Cour a jugé que cette position est contraire aux obligations de la Directive 2001/18, cf. Inf’OGM n°23, septembre 2009, POLOGNE – Les allégations éthiques et religieuses de la Pologne ne suffisent pas à justifier l’interdiction des OGM
[5] cf. note 4