Crispr : fin de la bataille rangée sur les brevets ?

Par Zoé JACQUINOT

Publié le 24/03/2020, modifié le 05/12/2023

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La saga du contentieux qui oppose les chercheurs et leurs instituts sur la propriété industrielle de la technique de modification génétique Crispr n’est pas finie. Cependant de récentes décisions clarifient la situation et semblent tendre vers une stabilisation de la situation juridique. Le statu quo émergeant n’est cependant pas le même de part et d’autre de l’Atlantique. Peu importe, beaucoup d’entreprises n’ont pas attendu le dénouement de cette bagarre pour utiliser la technologie Crispr, à grand renfort de signatures d’accords de licence avec les nombreux acteurs académiques présents, que ce soit pour le domaine de la médecine ou de l’agriculture !

 

Crispr/Cas9 est une technique de modification génétique qui selon ses promoteurs agit comme des « ciseaux génétiques » et permet « d’éditer » le génome de manière rapide et bon marché. Depuis ses prémisses jusqu’à ses applications plus poussées et formelles à partir de 2012, Crispr est « vendue » comme la technologie qui va révolutionner le monde [1]. Toutes ces promesses et applications potentielles suscitent l’intérêt des industriels, et concentrent autour de la technologie Crispr/Cas9 des enjeux économiques énormes. Les conditions de son exploitation par les industriels et donc le statut de sa propriété intellectuelle sont alors cruciaux et ont été le théâtre de revendications et d’oppositions entre deux acteurs principaux.

Brevets sur Crispr :
 une genèse bi-nationale

Dans les années 2010, les publications scientifiques sur la technique Crispr/Cas9 s’enchaînent. Aujourd’hui des centaines de brevets détenus par une multitude d’acteurs couvrent, dans différents pays, de nombreuses nouvelles techniques de modification du génome relatives à Crispr [2]. Mais deux principaux pôles d’acteurs se sont opposés et s’opposent encore pour sa propriété à travers des brevets dits « fondamen
taux », aux revendications très semblables.
Emmanuelle Charpentier, de l’Université de Vienne, et Jennifer Doudna, de l’Université de Californie à Berkeley, publient en 2012 un article sur l’efficacité de Crispr/Cas9 sur des brins d’ADN in vitro. En parallèle, Feng Zhang du Broad Institute (MIT/Harvard) publie en 2013 un article sur l’utilisation de Crispr/Cas9 sur des cellules humaines.
En 2014 le Broad Institute dépose une demande de brevet couvrant l’utilisation de Crispr/Cas9 dans les cellules eucaryotes (c’est-à-dire les plantes et les animaux) et paye pour que la demande soit traitée de manière prioritaire. Le brevet est accordé mais une procédure d’interférence est déposée à son encontre par Berkeley. La procédure d’interférence devant l’organisme qui délivre les brevets américains (USTPO) vise à déterminer qui est « le premier inventeur ». En effet, les chercheuses de Berkeley avaient également déposé une demande de brevet concernant l’utilisation de Crispr/Cas9 dans des cellules in vitro (brevet qui s’étend donc à toute cellule vivante, des bactéries aux eucaryotes) en 2013 et reprochent au brevet du Broad Institute de ne pas respecter les conditions de brevetabilité (dont la nouveauté).

La fin du contentieux aux États-Unis

En 2018, une décision de la Cour d’appel des États-Unis met fin au contentieux : le juge considère que les deux brevets sont suffisamment différents pour ne pas présenter d’interférence. Berkeley annonce vouloir poursuivre les recours contre cette décision. Mais la délivrance enfin faite en 2019 de sa première demande de brevet en 2013, à l’origine du conflit, et qui ne lui avait toujours pas été délivré, aura calmé ses velléités. Cette décision de la Cour d’appel de constater la validité des deux brevets soulève néanmoins de nombreuses questions. À qui et pour quoi les acteurs doivent-ils payer des royalties s’ils souhaitent utiliser la technologie Crispr/Cas9 ? La mission pour la Science et la Technologie de l’Ambassade de France aux États-Unis le souligne : « en résulte une situation relativement confuse pour les acteurs de l’industrie des biotechnologies qui souhaitent se saisir de la technologie aux États-Unis et qui devront, sans doute, obtenir une licence auprès des deux organismes pour les applications cliniques ».
Les brevets ont une compétence territoriale limitée et cette situation particulière ne s’applique qu’aux États-Unis. Outre-Atlantique, un autre schéma se dégage.

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Crédits : Markus Spiske

Europe : un affrontement toujours 
en suspens

L’Office européen des brevets délivre un brevet européen sur Crispr/Cas9 au Broad Institute dès 2015 tandis que Berkeley obtient le sien en 2017. Les deux brevets ont fait l’objet de procédures d’oppositions et le brevet détenu par le Broad Institute en Europe est révoqué en 2018 pour défaut de nouveauté.
Début 2020, l’appel fait par le Broad Institute contre cette décision est rejeté tandis que la validité du brevet de Berkeley est confirmée. Pas encore de point final en Europe car des recours contre ces deux décisions ont été déposés mais pour le moment la situation est plutôt en faveur des chercheuses de Berkeley.
Si le juge étasunien a considéré que les deux brevets pouvaient coexister car ils ne portaient pas sur la même chose, l’OEB n’a manifestement pas le même avis. Les brevets ont des revendications similaires et seul l’inventeur, identifié ici comme étant les chercheuses de Berkeley, peut obtenir un brevet.
Pour faire bonne figure, dans une communication du 16 janvier 2020, le Broad Institute appelle « toutes les institutions à aller au-delà des litiges et à travailler ensemble pour assurer un accès large et ouvert à cette technologie transformatrice ». Il rappelle néanmoins que la révocation de ce brevet n’a pas de conséquences sur la validité de la majorité du reste de son large portefeuille de brevets européens sur les techniques Crispr, qui comprend également de nombreux brevets sur Crispr/Cas9.

La guerre des portefeuilles

Derrière cette bataille des brevets ne se cache pas réellement une bataille pour la célébrité ou pour la postérité de l’invention d’une technique mais plutôt une guerre économique.
L’accumulation des brevets dans des portefeuilles est recherchée car elle engendre des richesses non négligeables. Pour chaque entreprise qui souhaite utiliser cette technologie afin de développer des applications industrielles et commerciales, des accords de licence contre royalties doivent être conclus avec les propriétaires des brevets. Une autre stratégie peut également être d’acheter le brevet ou le propriétaire (moral) du brevet afin d’obtenir les droits de propriété convoités. Ces opérations ne sont pas nécessairement accessibles à toutes les bourses.
Dans le cas de la bataille entre le Broad Institute et Berkeley, il s’agit d’obtenir des brevets « clés » ou 
« fondamentaux » qui se placent comme des incontournables pour la signature de ces accords d’exploitation. Mais tout cela rend la pratique bien compliquée. Les acteurs peuvent hésiter : à qui demander une licence ? La situation complexe aux États-Unis concernant la validité de deux brevets très similaires détenus par deux acteurs différents illustre très bien ce cas. Une certaine clarté juridique est nécessaire pour ne pas risquer de se faire poursuivre a posteriori de l’utilisation d’une technique brevetée. Une instabilité juridique qui n’a pourtant pas empêché les entreprises de développer rapidement leur utilisation de ces techniques. Dans le milieu médical bien entendu, mais également dans le monde agricole…
Dès 2018, DowDupont Pioneer (aujourd’hui Corteva Agrisciences) établit des accords de licence avec le Broad Institue pour l’utilisation de Crispr/Cas9 dans la recherche agricole mais également avec ERS Genomics, cofondée par E. Charpentier, et aussi avec Caribou Bioscience fondée par J. Doudna. Les accords passés couvrent ainsi l’ensemble des acteurs.
En août 2019, avant donc les décisions de début 2020 de l’OEB sur les brevets européens de Crispr/Cas9 qui avantagent les chercheuses de Berkeley, c’est au tour de l’entreprise française Vilmorin, branche semencière de Limagrain, leader mondial dans le domaine des semences, d’annoncer la signature d’un accord avec Corteva et le Broad Institute. Le « contrat de licence non exclusif confère à Vilmorin & Cie l’accès à des brevets concernant les techniques d’édition du génome dénommées Crispr/Cas9 à usage agricole ; il couvre l’ensemble des travaux et programmes de recherche de Vilmorin & Cie ainsi que les applications commerciales potentielles » [3].
Cependant, au vu des décisions récentes de l’OEB, quelle est la validité de ces accords en Europe s’ils n’incluent pas le brevet détenu par Berkeley ? Interrogé à ce sujet par Inf’OGM, Vilmorin n’a pas souhaité répondre à nos questions.

[1Loin de ce tableau idyllique, Inf’OGM rappelle que cette technique n’est ni simple ni précise : Eric MEUNIER, « Crispr : plus d’effets hors-cible que prévus », Inf’OGM, 19 décembre 2019.

[2Le tout premier brevet délivré sur la technologie Crispr est détenu par l’Université de Vilnius. Aujourd’hui, selon IPStudies,
 Broad Institute, le MIT et Harvard sont les trois acteurs à détenir
 le plus de brevets en ce qui concerne la technologie Crispr
 et ses dérivés.

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