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OGM exemptés : des interprétations larges
Jusqu’au 28 mars, le gouvernement français consulte les citoyens sur un projet de décret exemptant les OGM obtenus par « mutagénèse aléatoire in vitro » des requis de la réglementation européenne. Fin janvier, l’Anses validait ce projet de décret dans un avis pour le moins étonnant. Cet avis repose sur une lecture paradoxale de décisions de justice qui fournissent pourtant une réponse claire : les OGM obtenus au moyen de techniques de mutagénèse qui génèrent des modifications génétiques différentes de celles qui résultent de techniques de mutagenèses traditionnelles sont des OGM devant être réglementés.

Du 7 au 28 mars 2025, le ministère de l’Agriculture consulte les français sur un projet de décret intitulé « Projet de décret relatif à la modification de la liste des techniques d’obtention d’organismes génétiquement modifiés »i. Ce projet de décret correspond à la mise en œuvre par le gouvernement français d’une décision du Conseil d’État rendu en 2024. Avant cette consultation publique, le gouvernement a sollicité l’avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Un comité d’experts a rendu son avisii le 31 janvier dernier. L’occasion pour Inf’OGM de revenir sur cette décision de 2024 et la lecture qu’en ont gouvernement et Anses.
Un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne à lire avec attention
En 2018, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) avait dû faire un rappeliii de droit à la Commission européenne et aux États membres ayant une lecture manifestement trop large de la législation européenne. La CJUE avait en effet expliqué que, selon la Directive 2001/18, « les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse constituent des organismes génétiquement modifiés ». Un rappel bienvenu, car la France, par exemple, avait en 2007 modifié son Code de l’Environnement pour exclure les OGM obtenus par « mutagenèse » de la définition même d’un OGM.
La Directive 2001/18 définit les règles à respecter pour disséminer des OGM. Cette Directive précise que certains de ces OGM ne rentrent pas dans le champs d’application de ces règles. La clarification attendue en 2018 de la CJUE était de savoir, dans le cas de techniques de mutagénèse, quels OGM étaient effectivement exemptés. La CJUE avait donc arrêté que « ne sont exclus du champ d’application de ladite directive que les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Pour la CJUE, les choses étaient claires puisque toutes les techniques de mutagénèse « qui sont apparues ou se sont principalement développées depuis l’adoption » de la Directive 2001/18 doivent être considérées comme donnant des OGM réglementés.
Mais cet arrêt ne convenait que peu à la Commission européenne, qui visait une mise en œuvre plus large de l’exemption. Alors que la France prenait, en 2020 un projet de décret traduisant en droit français une décision du Conseil d’État qui relayait cet arrêt de la CJUE, la Commission européenne émettait des objections. La CJUE fut donc saisie une seconde fois par le Conseil d’État pour clarifier à nouveau la question des techniques de mutagenèse donnant des OGM exemptés des requis de la loi.
Le 7 février 2023, la Cour de Justice de l’Union européenne rendait son second arrêtiv. Dans celui-ci, les juges européens ont, en quelque sorte, reformulé leur précédente décision. Partant du principe qu’une technique de mutagénèse « traditionnellement utilisée pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » donne des OGM exemptés, ils ont précisé dans leur arrêt ce qu’il advient des OGM obtenus par une technique différente de mutagénèse reposant sur les « mêmes modalités de modification, par l’agent mutagène ». Ces « modalités » de modification par l’agent mutagène sont détaillées dans l’arrêt de la CJUE, qui avait été saisie par le Conseil d’État français, comme celles qui génèrent des modifications génétiques différentes, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent, de celles qui résultent de techniques de mutagenèse traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps. C’est cette seule formulation, et non une liste détaillée susceptible d’évoluer avec l’émergence régulière de nouvelles techniques, qui permet de comprendre ce que « modalités » veut dire. Comme le rappelle la CJUE dans son arrêt, le Conseil d’État français avait en effet écrit, dans sa décisionv de 2021 visant à saisir la CJUE, qu’il « ressort cependant des pièces du dossier que […] dans son avis, le comité scientifique du HCB indique […] que les mécanismes de réparation de l’ADN activés par les altérations induites par un agent mutagène et/ou les conditions de culture sont identiques, que les cellules soient cultivées in vitro ou in vivo ». Le Conseil d’État faisait également part d’un constat similaire issu d’un avis de la Commission européenne qui, sur base d’un rapport de l’AESA, écrivait que « les processus et les mécanismes de réparation qui sont déclenchés par l’agent mutagène se produisent au niveau cellulaire et que, dès lors, il n’y a pas de différence dans la manière dont cet agent affecte l’ADN, qu’il soit appliqué in vivo ou in vitro, et qu’il est attendu que le type de mutations induites par un agent mutagène donné soit identique, qu’il soit appliqué in vivo ou in vitro ».
Pour l’AESA et le Conseil d’État, les modalités de modification par l’agent mutagène sont donc les mécanismes de réparation de l’ADN dus aux altérations induites par l’agent mutagène. Nulle part le Conseil d’État, se basant sur l’avis du HCB et l’AESA via la Commission européenne, n’évoque la nature des modifications génétiques ni le rythme auquel elles se produisent. Or, pour la CJUE, si les deux techniques se distinguent et que ces différences entraînent « des modifications génétiques […] différentes, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent », alors les OGM obtenus par la technique non traditionnelle et pas sans risque sont des OGM réglementésvi.
Pour le dire autrement, et en reprenant la sémantique précise de la CJUE, une technique de mutagénèse utilisant un agent chimique comme agent mutagène appliqué sur une plante entière (in vivo) donnera des OGM exemptés si cette technique a été « traditionnellement utilisée pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Cette technique, appliquée non pas in vivo mais sur des cellules isolées et cultivées sur boite de pétri (in vitro) donnera également des OGM exemptés sauf si « des modifications génétiques […] différentes, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent » apparaissent. Or, dans une telle technique de mutagenèse in vitro, l’agent chimique mutagène utilisé entraîne par définition des modifications génétiques différentes au moins par le rythme auquel elles apparaissent, voire en nature selon les conditions choisies (température, concentration, moment de la multiplication cellulaire…). Il est ici important de rappeler que, depuis 2018, la CJUE a rappelé que les seuls OGM pouvant être exemptés des requis de la directive sont ceux obtenus par des techniques ayant un historique d’utilisation sans risque. Ce qui, dans le cas de techniques mises en œuvre sur culture de cellules multipliées en boite de pétri (in vitro), n’est pas le cas.
Dans son arrêt de 2023, la CJUE a apporté une autre précision d’importance. Dans le cas où une technique de mutagenèse qui a été traditionnellement utilisée pour diverses applications in vivo (sur bourgeons, sur plantes entières…) est mise en œuvre sur, par exemple, des cellules cultivées sur boite de pétri (in vitro), alors les effets inhérents à toute culture de cellules in vitro ne peuvent justifier à eux seuls que les OGM obtenus soient réglementés. Mais la question du Conseil d’État ne portait pas sur les effets de la seule culture de cellules in vitro sans application d’agents mutagènes spécifiques, mais sur les effets de l’application in vitro d’agents mutagènes physiques ou chimiques.
Le Conseil d’État, rigoureux mais imprécis
En 2024, le Conseil d’État a rendu sa décisionvii finale en se basant sur l’arrêt de la CJUE. Une obligation puisque aucune décision légale contraire à un arrêt de la CJUE ne peut être prise. Si, dans sa décision, le Conseil d’État reprend in extenso l’arrêt de la CJUE de 2023, il en tire une conclusion au vocabulaire flou. Pour lui, il ressort en effet de l’arrêt de la CJUE « que les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro doivent être considérées, au même titre que les techniques de mutagénèse aléatoire in vivo, comme traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, de telle sorte que les organismes obtenus au moyen de ces techniques sont exclus du champ d’application de la directive 2001/18/CE ». On découvre ici un vocabulaire absent de la décision de la CJUE, sauf quand elle cite le gouvernement français, la Commission européenne ou les questions du Conseil d’État. Mais à aucun moment la CJUE ne parle de son propre chef de « mutagénèse aléatoire », que ce soit in vitro ou in vivo. Dès lors, qu’entend le Conseil d’État par « mutagénèse aléatoire » ? Quelles techniques désigne-t-il par « les techniques de mutagénèse aléatoire in vitro » ? Quelques soient les définitions de ces expressions que le Conseil d’État ne fournit pas dans sa décision du 23 octobre 2024, elles doivent en droit français respecter la décision de la CJUE de 2023.
Ces questions sont d’importance car le Conseil d’État finit par ordonner au gouvernement de proposer un décret visant à modifier la législation française sur les OGM de manière à ce que l’article exemptant illégalement, depuis 2008, tous les OGM obtenus par « mutagénèse » soit transformé en un article exemptant uniquement les OGM obtenus par « mutagénèse aléatoire ». Ce sur quoi le gouvernement va s’exécuter, comme nous allons le voir, sans apporter non plus de définition de cette « mutagénèse aléatoire ».
Un projet de décret et un avis de l’Anses flous
C’est par un avisviii du comité d’experts français de l’Anses, rendu le 31 janvier 2025, que le projet de décret du gouvernement fut connu. Annexé à l’avis de l’Anses, ce projet propose de formaliser en droit l’injonction du Conseil d’État. On y lit donc une modification de l’article D. 531-2 du code de l’environnement de manière à ce que soit exemptés les OGM obtenus par « mutagénèse aléatoire ». Mais ce projet de décret ne propose aucune définition de ce qu’il nomme les techniques de « mutagénèse aléatoire ».
Les experts scientifiques de l’Anses ont ainsi opiné au projet de décret présenté par le gouvernement. Se muant en juristes, les scientifiques notent que ce projet de décret « est bien de nature à exclure des exigences prévues par [la loi française], les OGM issus de mutagenèse aléatoire, qu’elle soit réalisée in vivo ou in vitro, conformément à ce qui doit être retenu de l’arrêt de la CJUE du 7 février 2023. La formulation proposée n’exclut pas les OGM obtenus à l’aide d’une technique de mutagenèse dirigée, conformément à ce qui doit être retenu de l’arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018 », arrêt qui n’évoque pourtant ni la « mutagenèse aléatoire », ni la « mutagenèse dirigée » dans le déroulé ou les conclusions de la CJUE.
Cette lecture par l’Anses des deux arrêts de la CJUE est pour le moins étonnante. Tout le travail de clarification juridique fournit par la CJUE en 2018 et 2023, à la demande du Conseil d’État français, visait, comme le rappelle l’Anses dans son avis, à « distinguer parmi les techniques de mutagenèse [celles] qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps » et qui donneraient donc des OGM exemptés. Si l’Anses elle-même fournit ses réponses à cette question en se référant au seul vocabulaire scientifique non défini, elle en tire malgré tout une conclusion juridique, elle aussi non définie, pour valider le projet de décret présenté.
Dans une chronologie des décisions de justice prises, l’Anses rappelle en effet qu’en 2018, la CJUE arrêtait que « ne sont exclus du champ d’application de [la directive 2001/18] que les organismes obtenus au moyen de techniques/méthodes de mutagenèse qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Sans fournir d’historique de différentes techniques, l’Anses interprète aujourd’hui cet arrêt comme permettant de conclure que « les organismes obtenus par mutagenèse dirigée ne sont pas exemptés des exigences prévues par la directive n°2001/18/CE ». Pour ce qui est des organismes obtenus par « mutagenèse aléatoire, que celle-ci soit réalisée in vivo ou in vitro », pour reprendre le vocable de l’Anses, les experts français concluent donc qu’ils sont « exemptés des exigences prévues par la directive n°2001/18/CE ».
L’avis de l’Anses sur le projet de décret français, comme le décret lui-même, reposent tous deux sur une confusion entre langage scientifique et langage juridique. Alors que le vocable de « mutagénèse aléatoire » n’est défini par aucun texte juridique, utiliser cette expression dans un projet de décret pose la question de sa signification concrète. Si la CJUE a de son côté été claire dans sa sémantique utilisée, le décret français, s’il était adopté après la consultation publique en cours, conserverait un flou certain.
i Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, « Consultation publique : projet de décret relatif à la modification de la liste des techniques d’obtention d’organismes génétiquement modifiés ayant fait l’objet d’une utilisation traditionnelle sans inconvénient avéré pour la santé publique ou l’environnement », 7 mars 2025.
ii Anses, « Avis de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail relatif au projet de décret relatif à la modification de la liste des techniques d’obtention d’organismes génétiquement modifiés ayant fait l’objet d’une utilisation traditionnelle et dont la sécurité pour la santé publique ou l’environnement est avérée depuis longtemps », 31 janvier 2025.
iii Arrêt de la CJUE du 25 juillet 2018.
iv Arrêt de la CJUE du 7 février 2023.
v Décision du Conseil d’État du 8 novembre 2021, affaire n°451264.
vi Décision in extenso de la CJUE en 2023 (voir note 4) : « les organismes obtenus par l’application d’une technique/méthode de mutagenèse qui est fondée sur les mêmes modalités de modification, par l’agent mutagène, du matériel génétique de l’organisme concerné qu’une technique/méthode de mutagenèse traditionnellement utilisée pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps, mais qui se distingue de cette seconde technique/méthode de mutagenèse par d’autres caractéristiques sont, en principe, exclus de l’exemption prévue à cette disposition, pour autant qu’il soit établi que ces caractéristiques sont susceptibles d’entraîner des modifications du matériel génétique de cet organisme différentes, par leur nature ou par le rythme auquel elles se produisent, de celles qui résultent de l’application de ladite seconde technique/méthode de mutagenèse. Toutefois, les effets inhérents aux cultures in vitro ne justifient pas, en tant que tels, que soient exclus de cette exemption les organismes obtenus par l’application in vitro d’une technique/méthode de mutagenèse qui a été traditionnellement utilisée pour diverses applications in vivo et dont la sécurité est avérée depuis longtemps au regard de ces applications ».
vii Décision du Conseil d’État du 23 octobre 2024, affaire n°451264.
viii Anses, « Avis relatif au projet de décret relatif à la modification de la liste des techniques d’obtention d’organismes génétiquement modifiés ayant fait l’objet d’une utilisation traditionnelle et dont la sécurité pour la santé publique ou l’environnement est avérée depuis longtemps », 31 janvier 2025.