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Vivant numérisé en accès libre ? L’OMC entre dans la danse

Par Eric MEUNIER

Publié le 25/05/2021

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Depuis fin 2020, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) débat sur une éventuelle législation sur la circulation des données électroniques. Ces discussions, qui ont lieu dans le cadre de négociations plus large sur le commerce en ligne, impacteront directement le dossier de la numérisation du vivant. Pour mieux comprendre les enjeux, Inf’OGM a interrogé Chee Yoke Ling* qui suit ces discussions pour le Third World Network.

Dans un récent dossier [1], Inf’OGM décryptait les négociations en cours sur la numérisation du vivant. Depuis quelques années, certains pays oeuvrent à supprimer tout encadrement législatif de l’utilisation de la transcription numérique de séquences de molécules comme des génomes, nommées « information de séquences numériques » (plus connu sous son acronyme anglais DSI, pour Digital sequence information). La conséquence d’une telle déréglementation serait tout simplement la légalisation du pillage de la biodiversité, aujourd’hui réglementée par la Convention sur la Diversité Biologique et son protocole de Nagoya.

Parmi les initiatives mises en œuvre à cette fin, une est en cours au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui, depuis 2017, discute de l’encadrement du commerce électronique. Fin 2020, suite au constat d’une augmentation des activités de commerce en ligne du fait de l’épidémie de Sars-CoV-2, les discussions ont rebondi avec la proposition d’un texte dit consolidé par le Japon, l’Australie et Singapour [2]. Ce texte propose notamment d’interdire aux États le droit d’encadrer la circulation des données électroniques. Décryptage des enjeux avec l’interview de Chee Yoke Ling du Third World Network.

Au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), une initiative vise à encadrer le commerce électronique. En quoi les informations sur les séquences numériques sont-elles concernées par cette initiative ?

Chee Yoke Ling : Cette initiative et d’autres sont illégales car elles ne disposent pas d’un mandat fondé sur le consensus des membres de l’OMC pour entamer de telles négociations. Cependant, elles ont avancé avec de nombreuses réunions, même pendant la pandémie de COVID-19. Le dernier texte consolidé sur le commerce électronique datant de décembre 2020 a fait l’objet d’une fuite et est disponible en ligne [3].

Nous sommes préoccupés par une nouvelle forme de biopiraterie qui reposerait sur le transfert de DSI de ressources biologiques (y compris les ressources génétiques humaines) entre différents pays sans le consentement du pays d’origine et la possibilité pour les chercheurs et les entreprises étrangères de revendiquer des droits de propriété intellectuelle créant des monopoles.

Prenons l’exemple des micro-organismes dans le secteur de la santé. Les échantillons d’agents pathogènes sont d’abord caractérisés et séquencés dans un pays X. Les DSI de ces agents sont ensuite disponibles pour les réseaux de recherche internationaux à des fins de santé publique, c’est-à-dire qu’elles sont utilisées pour confirmer les diagnostics, surveiller les variations génétiques, et d’autres applications de recherche non commerciales. Il y a peu de freins, si tant est qu’il y en ait, au partage et à la circulation des DSI dans le monde à de telles fins.

Toutefois, ces DSI (et souvent les échantillons de pathogènes également) partagées entre les laboratoires de santé publique sont ensuite utilisées à des fins commerciales et lucratives. Les virus et leurs séquences génétiques sont utilisés par des entreprises pour développer des produits commerciaux exclusifs – vaccins, médicaments et diagnostics. Ces produits sont généralement brevetés et revendus au reste du monde dans un but lucratif. Il s’agit même très souvent d’un but extrêmement lucratif, comme les systèmes de santé publique des pays en développement l’ont appris à maintes reprises lorsqu’ils ont dû faire face à des prix inabordables pour les médicaments destinés à traiter des maladies comme le SIDA, l’hépatite et, plus récemment, la COVID-19.

À cet égard, le texte de négociation de l’OMC sur le commerce électronique contient deux propositions inquiétantes. La première est l’interdiction de réglementer les flux transfrontaliers de données, ce qui signifie que les gouvernements doivent accepter l’exportation de DSI et d’autres données à l’extérieur du pays sans aucune restriction, ni même obligation de partager les bénéfices de l’utilisation des données avec le pays d’origine de la ressource dont sont issues les données. En plus des lois sur la confidentialité des données dans un pays, il existe d’autres exceptions dans le texte de négociation sur le commerce électronique, mais elles sont insuffisantes, difficiles à utiliser voire même créent une situation où le flux de données transfrontalier ne pourra pas être réglementé.

Deuxièmement, il est également proposé d’interdire la «  localisation des données  », ce qui signifie que les entreprises ou toute personne recueillant des données dans un pays ne peuvent pas être obligées d’en laisser une copie dans ce pays. Bien que la ressource biologique reste dans le pays, le séquençage peut ne pas être effectué localement, il est donc important de disposer d’une copie des DSI.

Des négociations sont en cours au sein de la Convention sur la diversité biologique (CDB), de l’Organisation Mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), de la Convention sur la loi de la mer (UNCLOS), de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sur le statut et la réglementation des DSI. Quel serait l’impact sur ces négociations si, de son côté, l’OMC prenait une décision stipulant qu’aucune règle ne peut être adoptée par les membres de l’OMC pour interdire, restreindre ou empêcher « le transfert transfrontalier d’informations » ?

CYL : La principale contradiction est avec la Convention sur la diversité biologique (CDB) et ses Traités d’application sectorielle (TIRPAA, ressources maritimes…). Il s’agit du principal cadre juridique international qui reconnaît la souveraineté de l’État sur les ressources biologiques de son territoire, ainsi que les droits des peuples autochtones et des communautés locales. L’accès à la biodiversité doit se faire avec le consentement préalable éclairé des autorités compétentes de l’État et des communautés autochtones et locales, et être accompagné de dispositions pour un partage juste et équitable des avantages tirés de l’utilisation de la biodiversité. Ce système juridique vise à corriger les déséquilibres et les injustices résultant de siècles de biopiraterie des ressources du Sud et de ses peuples autochtones. Le protocole de Nagoya de la CDB est un sous-accord portant spécifiquement sur le sujet de l’accès et du partage des avantages et inclut les agents pathogènes.

Les objectifs et principes de la CDB ont été appliqués à l’OMS pour un petit ensemble d’agents pathogènes au sein du Cadre de préparation en cas de grippe pandémique (PIP) adopté par l’Assemblée mondiale de l’OMS en 2011. Le PIP s’est avéré efficace pour un partage fiable des virus grippaux potentiellement pandémiques et, entre autres avantages, a généré des centaines de millions de dollars de paiements pour le partage des avantages de la part des fabricants de vaccins et d’autres entreprises. Ces paiements ont été utilisés pour soutenir les laboratoires de santé publique des pays en développement et pour préparer de futures réponses à une pandémie de grippe.

La COVID-19 a réaffirmé l’importance cruciale des DSI. C’est le partage de ces informations dans un réseau de recherche international qui a conduit au développement de diagnostics et de vaccins. Des échantillons d’agents pathogènes ont également été partagés. Le protocole de Nagoya lui-même prévoit un accès accéléré pour les besoins de la santé publique. Tout cela montre que pour les urgences de santé publique et les pandémies, les pays ne retiennent pas l’accès et, en fait, n’exigent même pas d’engagements préalables de partage des avantages de la part des utilisateurs. Cependant, les utilisateurs enferment ensuite les produits qui en résultent dans des droits de propriété intellectuelle (DPI) et les font payer aux prix qu’ils souhaitent.

Si la règle de l’OMC sur le commerce électronique concernant le flux transfrontalier de données est adoptée, elle sapera et même contournera l’accès et le partage des avantages : un pays ne pourrait plus accorder l’accès à une ressource sous condition d’un partage des avantages. Au niveau national, un pays renoncerait à son droit de réglementer l’accès et de garantir un partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des DSI issues de sa biodiversité. Cela signifie que le pays concerné finirait par payer des prix élevés pour les médicaments, les vaccins, les diagnostics, les produits végétaux et alimentaires, etc. Et comme cela se produit avec les vaccins Covid-19, les monopoles des brevets et autres DPI signifient des pénuries mondiales qui coûtent aussi des vies. Et nous pouvons nous attendre à ce que la même chose se produise avec les médicaments nécessaires pour traiter la Covid-19.

Si les pays participants insistent pour aller de l’avant, ils peuvent exclure les DSI de la règle proposée pour interdire la réglementation des flux de données électroniques, mais cela se heurtera à une forte opposition de l’industrie et même des gouvernements du Nord. Il est donc important que nous menions une campagne mondiale contre cette règle , et que nous exposions les faiblesses et les insuffisances des « exceptions » qui figurent dans le texte actuel des négociations sur le commerce électronique.

Peut-on imaginer que les pays possédant la plus grande partie de la biodiversité puissent se retirer de ces négociations, en déclarant qu’ils n’ont pas besoin de règles internationales puisqu’ils ont déjà, pour certains d’entre eux, des règles nationales auxquelles les entreprises doivent se conformer ?

CYL : Les négociations sur le commerce électronique sont « plurilatérales ». Donc les pays qui s’opposent à cette initiative ne participent pas aux négociations et ne seront pas concernés par le résultat.

Les pays du Sud qui participent espèrent que ces règles les aident à entrer dans le monde de l’économie numérique. Pour l’instant, leurs négociateurs ne sont pas encore suffisamment conscients des implications de cette initiative comme de leurs engagements et droits au titre de la CDB et du protocole de Nagoya, y compris via leurs lois nationales. Cela s’explique : les négociateurs de l’OMC sont issus des ministères du Commerce alors que la CDB relève de ministères différents. Nous devons donc sensibiliser les décideurs politiques, les négociateurs, les communautés locales et peuples indigènes et le public en général aux graves implications de telles règles sur le commerce électronique.

Cette initiative est coordonnée par le Japon, l’Australie et Singapour. Elle est soutenue par d’autres pays dont l’Australie, les États-Unis, l’Union européenne [4], le Canada, la Norvège, la Suisse, le Royaume-Uni… Les opposants à cette initiative sont principalement l’Inde et l’Afrique du Sud. Ces mêmes pays se retrouvent également dans les deux blocs s’opposant au sein de la CDB sur la question de savoir si les DSI sont ou non des ressources génétiques et, à l’OMPI, sur l’obligation ou non de renseigner l’origine géographique du matériel utilisé dans un brevet. Pensez-vous que ces deux blocs représentent finalement les positions divergentes dans les discussions actuelles et futures sur une éventuelle appropriation massive du vivant ? Si oui, comment pensez-vous que ces discussions évolueront dans les années à venir ?

CYL : Les entreprises (et la partie de la communauté scientifique qui leur est liée) qui s’opposent à la CDB et au partage des avantages et donc à l’inclusion des DSI dans ce système utilisent la pandémie pour dépeindre la CDB et le Protocole de Nagoya comme des obstacles à la santé publique et aux réponses aux pandémies. Elles font donc pression pour que l’OMS adopte de nouvelles règles pour rendre obligatoire le partage des agents pathogènes et des DSI [5], en abandonnant le partage des avantages. Cependant, la propriété intellectuelle des produits issus de l’utilisation de la biodiversité et des DSI serait permise.

Mais l’impact négatif des DPI, illustré par les pénuries de vaccins COVID-19, le « nationalisme » des vaccins et l’accès profondément inéquitable aux vaccins pour les pays à faible revenu (et même pour les pays à revenu intermédiaire), a secoué le monde. Les militants de la société civile peuvent donc intensifier leurs efforts pour faire reculer l’appropriation de la nature par le biais des DPI. Nous devons montrer qu’une mise en œuvre correcte de la CDB nous offre à tous un système juste et équitable, en particulier pour le Sud et notamment les communautés locales et les peuples indigènes qui ont souffert d’injustices historiques concernant l’utilisation de notre biodiversité.

Pour atteindre cet objectif, nous ne devons pas non plus permettre à l’OMC de servir de forum pour établir de nouvelles règles qui aggravent l’exploitation et l’injustice, en accordant encore plus de droits et de pouvoir aux géants de la technologie, de la pharmacie et de la biotechnologie. Les mêmes règles sont souvent imposées par le biais d’accords commerciaux bilatéraux et régionaux ou de partenariats économiques : nous devons donc nous assurer que notre plaidoyer couvre aussi ce type d’accords.

[4La position de l’Union européenne a, à ce jour, été établie sans concertation avec le Parlement européen. Voir l’interview , « Le débat sur les DSI doit être public ! », Inf’OGM, 20 avril 2021

[5Pour plus de détails sur les discussions en cours à l’OMS, voir Frédéric PRAT, « Numérisation du vivant, partage des avantages : quelle législation ? », Inf’OGM, 13 avril 2021

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