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Pairwise façonne l’alimentation du futur à la sauce NTG
Pendant que la Commission européenne tente de déréguler les nouvelles techniques de modification génomiques (NTG), l’entreprise étasunienne Pairwise multiplie ses « partenariats » combinant l’outil Crispr/Cas et sa plateforme Fulcrum. Conclus avec des acteurs privés comme publics, ces accords anticipent le paysage suite à la potentielle déréglementation des NTG. Ils influenceront aussi les conditions de diffusion des NTG ainsi que l’arrivée des produits « type Pairwise » dans nos assiettes.
Pairwise vient de signer, en novembre 2025, un accord de licence avec l’IRRI (International Rice Research Institute) pour permettre à cet institut d’utiliser son outil breveté, Crispr/Cas. Cet accord s’inscrit dans une multitude d’accordsi autour de l’outil Crispr, dont Pairwise détient elle-même une licence exclusive du Massachusetts General Hospital (MGH) pour le développement d’applications agricolesii. Via sa plateforme Fulcrum, utilisant sa propre enzyme Crispr SHARC, Pairwise affirme « développer de nouveaux traits génétiques… rapidement et sans recourir aux OGM ». Des promesses trompeuses sur le plan juridique européen (il s’agit d’OGM), renforcées par une stratégie marketing agressive et un discours prônant la volonté de « construire un meilleur système alimentaire ».
Orientation marketing, produits dénaturés et partenariats à tout-va
Pairwise a été cofondée en mars 2017 par Tom Adams, un ancien dirigeant de Monsanto, Feng Zengh, du Broad Institute, un des premiers chercheurs à avoir travaillé sur Crispr, et d’autres scientifiques (issus de la Harvard Medical School, du Massachusetts General Hospital…) avec pour objectif de développer l’utilisation de Crispr dans l’agriculture. Mais avec le recul, le « marketing produit » semble avoir pris le pas sur une quelconque volonté d’améliorer le système alimentaire.
Depuis une première collaboration avec Bayer, en novembre 2019, pour la création de nouvelles variétés, Pairwise développe des plantes modifiées génétiquement par de nouvelles techniques génomiques, protégées par ses brevets. L’objectif de l’entreprise est de commercialiser des aliments présentés comme « innovants », à l’instar de la tomate violette de Norfolk Plant Sciencesiii. Ces aliments présentent des caractéristiques non naturelles « pour les consommateurs à la recherche de variété dans les produits frais », précise Pairwise. Cette dernière établit, en avril 2020, un premier partenariat avec Plant Sciences pour créer différentes baies OGM, notamment des framboises noires, « qui contiennent naturellement cinq fois plus d’antioxydants que les myrtilles, et qui génétiquement modifiées prolongent les saisons de culture et permettent une production tout au long de l’année ».
En mai 2023, l’entreprise lançait sa plateforme Fulcrum, qu’elle décrit comme « utilisant des outils d’édition génétique développés par Pairwise, une intelligence artificielle et une bibliothèque de traits et d’expertise ». Via cette plateforme, Pairwise concède des licences autour de droits de brevets Crispr, qu’elle détient ou contrôle, à des multinationales comme Corteva et Bayer. C’est avec cette dernière que Pairwise établit, en août 2023, une collaboration qui aboutira, en mai 2024, à un premier produit : un mélange de variétés de moutarde salade qui atténuerait le goût de wasabi des feuilles crues. « Pairwise a créé un nouveau produit destiné aux consommateurs qui préfèrent un goût moins piquant, mais qui souhaitent tout de même bénéficier des bienfaits nutritionnels des feuilles de moutarde fraîches », se félicite l’entreprise de Durham (Caroline du Nord), qui confirme ici encore ses choix stratégiques.
Pairwise persévère dans cette démarche en annonçant, en juin 2024, avoir développé la première mûre sans pépins via sa plateforme Fulcrum. Si les vertus médicinales naturelles antioxydantes de la mûre sont mises en avant, le principal argument de Pairwise est le confort en bouche : « les mûres sont un fruit facile à grignoter qui présente des bienfaits importants pour la santé. Cependant, les données indiquent que plus de 30 % des acheteurs de baies n’aiment pas les pépins, et beaucoup d’autres n’achètent même pas ce fruit à cause des pépins ». En septembre 2025, Pairwise confirme en annonçant un « partenariat stratégique avec Sun World International pour développer le Saint Graal des fruits et légumes : la cerise sans noyau ». Mi-novembre 2025, elle concède une nouvelle licence de sa plateforme Fulcrum au néerlandais Enza Zaden pour le développement de « nouvelles variétés de cultures et de pratiques agricoles durables ».
Des liens institutionnels résolument stratégiques
Peut-être pour « construire un meilleur système alimentaire », Pairwise a établi depuis quelques temps des accords concernant un autre profil d’acteurs, notamment des centres de recherche publics membres du CGIAR (Consultative Group on International Agricultural Research), une organisation intergouvernementale de recherche mixte (publique et privée)iv. Un autre accord concernant l’igname est conclu en Afrique avec l’IITA (International Institute of Tropical Agriculture), en octobre 2024, avec l’aide de la Fondation Gatesv. Le CIMMYT (International Maize and Wheat Improvement Center), basé à Mexicovi, obtient, en juin 2025, une licence sur la plateforme Fulcrum « pour le développement de variétés végétales améliorées pour les petits exploitants agricoles » sur 20 pays où le CIMMYT met en œuvre des programmes de sécurité alimentaire. Parmi les cultures concernées, le maïs, le blé, le sorgho et des denrées de base importantes au niveau régional, comme le millet perlé, le mil à chandelle, le pois cajan et l’arachide.
Le dernier accord en date fut signé en novembre 2025. Pairwise l’a signé sur le riz avec l’IRRI (International Rice Research Institute), membre central du CGIAR. Ce consortium de 15 centres de recherche publics est l’un des piliers historiques de l’agronomie mondiale. Il s’est construit sur un principe d’accès ouvert aux ressources biologiques et aux innovations agronomiques. L’entrée de Crispr et de la plateforme Fulcrum de Pairwise – tous deux brevetés – dans son fonctionnement marque donc une inflexion notable et préoccupante. Or, le recours à des technologies couvertes par des brevets va à l’encontre de cet esprit d’ouverture et d’accès libre qui a historiquement guidé le CGIAR.
À travers l’IITA, I’IRRI et le CIMMYT, c’est l’ensemble du réseau CGIAR qui se trouve exposé aux nouvelles techniques de modification génétique sous licence de brevets. Ceci pourrait toucher aussi indirectement un autre membre du CGIAR, le Cirad, organisme public français tourné vers les agricultures du Sud. Cette évolution interroge sur la politique suivi par ce réseau, qui s’est historiquement construit autour du partage des connaissances, de la circulation du germoplasmevii et de l’innovation libre plutôt que sur des droits de propriété industrielle.
Pairwise se projette dans l’Europe des NTG…
Le sujet des brevets occupe une place majeure dans le trilogue en cours sur la dérégulation des OGM/NTG entre la Commission européenne, le Parlement et le Conseil de l’UE : brevetabilité des produits OGM obtenus via NTG, impact des brevets sur les petits et moyens semenciers et agriculteurs, risque de concentration des droits de brevets entre quelques multinationales. Pairwise se situe au croisement de ces enjeux. Elle détient une position brevets importante concernant Crispr, concède des licences à des partenaires privés ou publics, et se positionne ainsi comme une plateforme technologique qui deviendra peut-être difficile à contourner.
Cette simultanéité entre l’accélération des accords ci-dessus évoqués et les débats européens donne un sens particulier aux initiatives de Pairwise. Même sans lien causal explicite, l’entreprise étasunienne renforce sa présence, notamment en Europe (Corteva, Bayer), dans un moment où les règles du jeu pour les OGM/NTG sont en cours de révision. Cette dynamique correspond à des mécanismes bien connus en économie de la régulation. Dans les périodes de transition, les acteurs établissent des alliances, construisent des systèmes et créent des relations contractuelles qui deviennent ensuite difficiles à défaire.
… et se positionne comme un futur leader du secteur
Aujourd’hui, des questions demeurent. Concernant les accords relatifs à la plateforme Fulcrum, notamment ceux liant les membres du CGIAR, on peut s’interroger notamment sur la propriété des résultats issus de la recherche sur les différentes cultures et de leur exploitation industrielle. Pairwise pourrait en effet, via des clauses contractuelles spécifiques, renforcer sa propriété intellectuelle sur plusieurs traits végétaux.
Par ailleurs, si la diffusion de la plateforme Fulcrum prenait de l’ampleur, s’imposerait-elle à terme comme un « standard » dans le développement de produits OGM issus de NTG, positionnant ainsi Pairwise comme un acteur majeur du secteur ? Enfin, en développant des fruits dépourvus de pépins ou de noyaux, donc incapables de se reproduire naturellement, Pairwise touche au concept même de reproduction naturelle des végétaux en utilisant des modifications génétiques via des protocoles techniques encore loin d’être pleinement maîtrisés.
i Pairwise, « Collaborations & Products ».
ii Pairwise, « Pairwise licenses CRISPR technologies from Massachusetts General Hospital (MGH) and Broad Institute », AgNews, 22 mars 2019.
iii Denis Meshaka, « Conflit autour d’une tomate violette », Inf’OGM, 28 mai 2024.
v Pairwise, « IITA and Pairwise Secure $3.8M to Boost Yam Production Through Gene Editing », 8 octobre 2024.
vi CIMMYT, « Pairwise Licenses Gene Editing Tools to CIMMYT to Fast-Track Smallholder Farming Systems’ Transformation », 12 juin 2025.
vii Le germoplasme est l’expression utilisée pour décrire les ressources génétiques ou, plus précisément, l’ADN d’un organisme et les collections de ce matériel génétique.
Contributeurs de Wikipédia, « Plasma germinatif », Wikipédia, l’encyclopédie libre, page consultée le 9 décembre 2025.

