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Le dilemme de certains semenciers face aux droits de propriété intellectuelle

Par Denis MESHAKA

Publié le 06/12/2023, modifié le 19/02/2024

    
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Des multinationales de la semence aux petits semenciers traditionnels, le rapport aux droits de propriété intellectuelle sur les végétaux varie. Le sujet des OGM/NTG brevetables exacerbe la question en Europe et fait émerger divergences et ambiguïtés chez certains acteurs de la filière semencière.

La vague des OGM/NTG (nouvelles techniques génomiques) est promise par des multinationales étasuniennes et européennes, et promue par la Commission européenne et les lobbies agricoles. Mais elle questionne certains semenciers de taille « intermédiaire » sur le terrain de la propriété intellectuelle. Ces OGM/NTG sont en effet protégés par des brevets de portée potentiellement très large, qui peuvent impacter les activités de tels semenciers (comme celles des agriculteurs et des paysans) [1]. Quelle positon ces semenciers doivent-ils dès lors adopter ?

Positions hétérogènes en Europe

La prééminence du brevet dans le domaine des végétaux est perçu par certains acteurs de la semence comme une source de tension : concilier la protection par brevet et l’accès au matériel génétique dans l’amélioration des plantes. C’est notamment le cas de l’association allemande des sélectionneurs de plantes, le BDP (Bundesverband Deutscher Pflanzenzüchter e. V.). En janvier 2023, il demandait des régulations restreignant la brevetabilité du « matériel biologique naturel ». Représentant également les multinationales de la semence, le BDP concède que la mise en place de plateformes de licence sur des brevets appartenant pour beaucoup auxdites multinationales, est une solution pour que tous les semenciers puissent accéder aux technologies OGM/NTG [2]. Plantum, le représentant des semenciers néerlandais, adopte globalement la même position sur les plateformes. En septembre 2023, il faisait néanmoins état de ses « préoccupations » quant au nombre croissant de brevets issus des NTG : « il est très important de reprendre la discussion sur le fonctionnement du droit des brevets dans le domaine de la sélection végétale » [3]. Ces deux organismes tentent encore aujourd’hui le grand écart pour contenter l’ensemble de leurs membres et leurs politiques de propriété intellectuelle diverses.

Les semenciers autrichiens craignent également que l’augmentation du nombre de brevets rende la sélection plus difficile pour les petits et moyens sélectionneurs. Ils remettent en outre en perspective les rôles respectifs du brevet et du COV (certificat d’obtention végétale) : « la protection des variétés devrait être le premier droit de protection dans le domaine de la sélection végétale » [4]. Ils précisent que le brevet protège les inventions biotechnologiques sur les plantes et ne fait que compléter la protection des variétés. L’organisme autrichien poursuit : « il faut garantir de manière juridiquement contraignante que le matériel biologique des plantes, qui existe ou pourrait exister dans la nature (par ex. par mutation ponctuelle) ou qui résulte d’une sélection, ne peut pas être breveté ».

L’hétérogénéité des postions en Europe sur ce sujet est plus particulièrement illustrée par celles des semenciers tchèques, la CMSSA (Czech Seed Trade Association), et celle d’Euroseeds (représentante de semenciers européens), dont la CMSSA est pourtant membre. La CMSSA a déclaré, le 27 mars 2023, considérer que « si les NTG ne sont plus considérés comme des OGM, ce avec quoi elle est d’accord, ils doivent être clairement étiquetés comme des méthodes tirées de la nature, c’est-à-dire des méthodes naturelles. Et il est nécessaire de déclarer clairement que les produits issus de ces méthodes ne peuvent pas être brevetés » [5]. De son côté, dans une déclaration du 15 octobre 2023, Euroseeds reprend la position de la Commission européenne : « la Convention UPOV de 1991 est le système de propriété intellectuelle sui generis existant le plus approprié pour la protection des variétés végétales », « d’autres formes spécifiques de protection de la propriété intellectuelle, telles que les brevets pour les inventions biotechnologiques, comme le prévoit la directive 98/44 de l’UE, doivent coexister avec le système actuel de protection des variétés végétales ». Selon Euroseeds, les OGM/NTG sont donc des OGM et sont brevetables.

Certificats d’obtention végétale et brevets

Les Certificats d’Obtention Végétale (COV) couvrent les nouvelles variétés végétales, offrant à leur obtenteur l’exclusivité de leur commercialisation. Cela concerne les aspects visibles de la variété, comme sa forme ou des caractéristiques comme la résistance au transport. Les offices d’enregistrement comme l’UPOV (Union internationale pour la protection des obtentions végétales) utilisent également des marqueurs moléculaires pour caractériser les variétés au niveau de leur gènes.

Les brevets sont accordés pour une plus large gamme d’inventions, dont les variétés génétiquement modifiées. Ils accordent un monopole d’exploitation temporaire en échange de la divulgation publique de l’invention. L’invention revendiquée – par exemple un procédé de modification génétique – ne peut être exploitée sans le consentement du titulaire du brevet. Les brevets sont délivrés pour des inventions nouvelles, impliquant une activité inventive et une applicabilité industrielle.

Des semenciers français cultivent la contradiction

Lors d’une réunion dans les locaux de la Semae (interprofession des semences et des plants) en février 2023, les semenciers français RAGT et Florimond Desprez prennent une position réservée et distanciée sur les brevets concernant les OGM/NTG [6]. Le 18 octobre 2023, dans une table ronde à l’assemblée nationale, l’UFS (Union française des semenciers) confirme cette position par la voix de Laurent Guerreiro, par ailleurs président du directoire de RAGT : « la position de notre association consiste à dire que puisque nous souhaitons que le certificat d’obtention végétale reste la forme de protection première, nous ne souhaitons pas voir arriver une prévalence du brevet pour les NGT » [7]. Cette inquiétude de l’UFS veut peut-être pointer le fait que des brevets sur des OGM/NTG de portées très larges peuvent impacter la filière variétale et contraindre son innovation.

Lors de cette même table ronde, Laurent Guerreiro ajoute : « nous espérons l’accès le plus rapide possible à un grand nombre de technologies, dont les « new breeding techniques » [NDLR : NBT, autre terme désignant les OGM/NTG], qui devraient permettre au monde de la sélection et du développement de raccourcir encore les durées de sélection, de cumuler plus facilement des critères de résistance et donc d’obtenir des variétés beaucoup plus résilientes demain ».
On peut noter une forme de contradiction dans les déclarations de Laurent Guerreiro, ou du moins une difficulté à les concilier. Accéder à un grand nombre d’OGM /NTG est théoriquement possible sous réserve que celles-ci soient développées et qu’un retour sur investissement soit envisageable par leur détenteurs. Mais pour ce faire, de nombreux brevets seront déposés sur ces NBT. Or, ce n’est pas ce que semble souhaiter l’Union Française des Semenciers (UFS).

Le 29 novembre 2023, l’UFS nous a livré sa position officielle, qui confirme celle du 15 octobre, avec toutefois un rééquilibrage du discours. La crainte de la prévalence du brevet n’est en effet plus mise en avant. L’UFS parle plutôt de « coexistence » des systèmes brevet et COV et de « dynamique d’innovation variétale ». Parmi les cinq principes proposés par l’UFS (voir encadré), le représentant des semenciers français appelle même à « respecter la portée des brevets », y compris ceux concernant les OGM/NTG dans la mesure où ils ne couvrent pas de caractères natifs c’est-à-dire déjà présents dans la nature. L’UFS évoque ici le principe du « disclaimer », que l’Office Européen des Brevets a mis en place pour exclure artificiellement des revendications d’un brevet des éléments non brevetables [8]. L’UFS appelle aussi à « soutenir la transparence de l‘information sur les caractères brevetés et leur accès entre entreprises à des conditions équitables, raisonnables et non discriminatoires ». Mais cette référence à la transparence rappelle la question du risque d’absence de traçabilité des OGM/NTG, qui concerne les petits semenciers, les agriculteurs et les paysans, et donc l’incapacité pour eux à distinguer les plantes brevetées des variétés naturelles ou issues de sélections traditionnelles. Ceci pourrait permettre à quelques multinationales, dont Corteva, Bayer/Monsanto, BASF et Syngenta, propriétaires des principaux brevets sur les caractères clés des plantes agricoles, de restreindre l’usage des semences par ces « petits acteurs ». Cette situation pourrait entraîner le contrôle des cultures et de l’alimentation en Europe par ces entreprises.

Mais, comme nous venons de l’apprendre, la commission Agriculture du Parlement européen viendrait à l’unanimité de souligner la nécessité de résoudre ces questions touchant le brevet. En proposant enfin un système respectueux des « petits acteurs » ou un nouveau stratagème in fine bienveillant pour les multinationales de la semence ?

L’UFS précise sa position

Les 5 principes fondamentaux de l’UFS pour « garantir une coexistence, et le maintien de la dynamique d’innovation variétale » :

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