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L’art de nous faire gober des mouches

Par Christophe NOISETTE

Publié le 19/12/2023, modifié le 16/12/2024

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La production d’insectes pour l’alimentation humaine et animale, comme source de protéine, a le vent en poupe… Les mouches « soldat noires » sont très convoitées. En France, plusieurs entreprises, notamment Innovafeed, ont commencé à produire des farines à partir d’insectes. En Israël, FreezeM a modifié génétiquement des mouches pour qu’elles soient plus grosses, plus rentables. Retour sur des projets, qui à l’image des végétaux OGM/NTG, pourraient conduire à la déréglementation de ces insectes OGM.

Le marché des insectes (conventionnels ou OGM), en plein développement, est présenté comme une alternative écologique et durable à l’élevage classique. Le site Vitagora évoque « un chiffre d’affaires évalué à 688 millions de dollars en 2018 et estimé à 1,4 milliards de dollars d’ici 2024 » [1]. Actuellement, c’est plus de 6 000 tonnes de protéines qui sont produites à partir d’insectes (non OGM a priori) en Europe annuellement. Ces insectes servent actuellement principalement à nourrir les animaux domestiques. Mais le marché des aliments pour les humains, et notamment pour les sportifs, est un objectif stratégique pour ces entreprises.

En 2016, deux anciens collaborateurs chez McKinsey (Clément Ray et Aude Guo) et un ancien collaborateur de la banque Rothschild (Bastien Oggeri) créaient l’entreprise Innovafeed, spécialisée dans la production et la vente de mouches soldates noires [2]. Innovafeed possède, en France, les deux plus grosses fermes d’insectes au monde. En 2020, cette entreprise s’associe avec ADM (Archer Daniels Midland), l’une des quatre plus importantes entreprises du commerce des grains [3]. Innovafeed, dont ADM et Cargill sont actionnaires, réussit des levées de fond extraordinaires : 450 millions d’euros en moins de cinq ans [4]. Elle bénéficie également d’un large soutien financier public, notamment via le Génopole d’Évry. Cet « incubateur » lui a permis de mener plusieurs projets de recherche et développement à moindre frais, bénéficiant d’infrastructures de qualité.

Innovafeed vend « des protéines d’insectes destinées à l’aquaculture ; des huiles et protéines d’insectes pour les porcs, les volailles, les animaux domestiques et des engrais 100% naturels issus des déjections d’insectes ». La vingtaine de brevets possédés par Innovafeed renseigne que l’entreprise souhaite développer des pesticides « notamment vis-à-vis de différents ravageurs » [5], utiliser des « pupariums d’insectes, de mouches mortes ou leurs mélanges […] pour augmenter la croissance de plantes et/ou pour augmenter le rendement de culture » [6]…

Innovafeed soigne son image et vend ses insectes comme des produits « responsables ». Le site Bioalaune.com reprend cette affirmation sans la questionner [7]. Et Ecocert, une des entreprises qui labellise les produits issus de l’agriculture bio, a considéré que les engrais réalisés à partir de ces insectes, et vendus sous le nom « FrassiNova », étaient compatibles avec les critères de l’agriculture bio [8]. Lidl et Innovafeed communiquent ensemble sur le fait que ces ingrédients à base d’insectes sont une alternative au soja brésilien, en majorité OGM et responsable d’une déforestation massive. Aux côtés d’Innovafeed, on trouve l’entreprise Metex Nøøvistago, un des acteurs français engagé sur le marché des micro-organismes génétiquement modifiés [9]. Ce qui apparaît comme des perspectives d’insectes OGM chez Innovafeed est déjà concret pour d’autres entreprises.

Des mouches noires OGM

L’entreprise israëlienne FreezeM espère mettre rapidement sur le marché une mouche génétiquement modifiée, nommée BSF-Titan® et décrite comme « l’ultime machine à recycler » [10]. Les chercheurs de FreezeM ont déclaré avoir modifié plus de 400 cibles génétiques (sic) et ainsi mis au point et breveté de nombreuses souches de BSF modifiées génétiquement par des protocoles utilisant notamment Crispr/Cas9 [11]. Il s’agit plus précisément de la mouche soldate noire (Hermetia illucens). Cette mouche GM est destinée à l’alimentation animale en tant que source de protéines. Le but des modifications génétiques est d’obtenir des larves de mouche plus grosses.

L’entreprise, qui a reçu 6,3 millions d’euros du Conseil européen de l’innovation (EIC) parle d’une taille 50 % plus importante que la mouche sauvage [12]. Plus grosse, cette mouche, toujours selon les déclarations de l’entreprise, « réduira considérablement les coûts de l’industrie, améliorera substantiellement les taux de conversion des aliments et fournira un moyen durable, efficace et accessible d’augmenter la capacité de production de protéines pour le bétail ». On retrouve la promesse historique des OGM, le même argument de vente : nourrir le bétail et, par là, les humains. Une promesse qui n’a jamais été réalisée, la famine étant une question non pas de production, mais sociale et politique.

Les mouches se nourrissent de déchets organiques. Ces déchets sont eux aussi devenus un véritable marché. Dans l’UE, cette ressource peut coûter jusqu’à 40 euros la tonne. D’après le site Feed & Additive, « en l’état actuel des choses, si une usine de protéines d’insectes typique a besoin de 15 tonnes d’aliments à base de déchets pour produire une tonne de farine d’insectes, elle doit payer jusqu’à 600 euros pour l’alimentation elle-même. En utilisant la lignée BSF-Titan améliorée de FreezeM, le coût de l’aliment peut être réduit à 450 €, et l’augmentation de la taille des larves réduira encore les coûts de production en raccourcissant la durée du cycle et en atteignant un taux de protéines plus élevé » [13].

Produire toujours plus…

Pour l’entreprise FreezeM, un lien doit être fait entre nourriture du bétail (poissons, cochons et volailles) et moindre mobilisation de terres agricoles. Elle écrit que « les larves de la BSF-Titan sont jusqu’à 50 % plus grosses, et une tonne de protéines de la mouche soldat noire utiliserait 0,67 % des terres agricoles, par rapport à une tonne de cultures ». Mais plus d’animaux en batterie, ce sera plus d’excréments à épandre, plus d’antibiotiques, plus d’eau, etc. Il s’agit encore une fois d’une fuite en avant, dans une logique productiviste et hors-sol. Cette logique apparaît à de nombreux acteurs comme une impasse, et améliorer un facteur ne changera pas l’équation globale.

Ces insectes génétiquement modifiés à destination de l’alimentation animale, voire humaine, sont aujourd’hui des OGM à part entière dans l’Union européenne. A ce titre, leur éventuelle commercialisation doit passer les étapes d’autorisation, évaluation des risques sanitaires et environnementaux, étiquetage… Mais, comme nous le verrons dans de prochains articles, une dynamique est en cours pour obtenir leur dérèglementation, à l’image de ce que les multinationales semencières essayent d’obtenir pour les plantes en ce moment.

Manger des insectes est-ce anodin ?

En 2015, l’Anses a publié « un état des lieux des connaissances scientifiques sur les risques liés à la consommation d’insectes » [14]. Elle notait qu’à l’instar des autres aliments, les insectes peuvent véhiculer des dangers liés « à des substances chimiques (venins, facteurs antinutritionnels, médicaments vétérinaires utilisés dans les élevages d’insectes, pesticides ou polluants organiques présents dans l’environnement ou l’alimentation des insectes, etc.) ; à des agents physiques (parties dures de l’insecte comme le dard, le rostre, etc.) ; à des allergènes communs à l’ensemble des arthropodes (acariens, crustacés, mollusques, etc.) ; à des parasites, des virus, des bactéries et leurs toxines ou encore des champignons ; aux conditions d’élevage et de production, pour lesquelles il conviendrait de définir un encadrement spécifique permettant de garantir la maîtrise des risques sanitaires ». Cette liste englobe donc des risques inhérents à ce type d’animal ou à des pratiques industrielles.

L’Anses « souligne le besoin de recherches complémentaires pour mener une évaluation complète des risques sanitaires liés à la consommation des insectes » et « en attendant la mise en place de normes spécifiques et d’un encadrement adapté, l’Anses recommande la prudence aux consommateurs présentant des prédispositions aux allergies ».

A l’instar de l’Anses, Allergies Alimentaires Canada souligne les risques allergiques. Cette agence écrit ainsi que « certaines des protéines contenues dans les insectes comestibles, comme les grillons et les vers de farine, sont similaires à celles que l’on trouve dans les crustacés (par exemple, le crabe, les crevettes, le homard). […] Il existe d’autres allergies […] [comme] […] l’allergie aux blattes et aux acariens ». Un autre élément souvent souligné : la présence de substance anti-nutritionnelle. Ainsi, un article publié dans la revue Animal Frontiers précise que « les pupes du ver à soie africain Anaphe spp. contiennent une thiaminase résistante à la chaleur qui a été responsable de la carence en thiamine au Nigéria (Nishimune et al., 2000). En outre, certaines espèces d’insectes biosynthétisent des toxines, comme certains papillons et coléoptères producteurs de cyanure (Blum, 1994). Il convient d’en tenir compte pour identifier les espèces prometteuses à utiliser dans l’alimentation humaine et animale » [15].

Autre risque potentiel, la présence de purine qui se dégrade en acide urique, laquelle provoque des crises de goutte. Un article publié dans Food Chemistry souligne qu’on connaît peu de choses sur d’autres composés que les insectes contiennent, tels que les purines [16]. Cependant, les insectes sont généralement consommés après un traitement culinaire, qui est connu pour affecter la composition nutritionnelle des aliments. Les chercheurs ont donc analysé l’effet de différents traitements culinaires sur les teneurs en purines et leur métabolite (acide urique) dans trois insectes (Tenebrio molitor, Gryllus assimilis et Acheta domesticus) propres à la consommation humaine. Résultat : « selon les données obtenues, l’ébullition pendant 15 minutes a réduit de manière significative la teneur en purine chez T. molitor mais n’a pas affecté les niveaux de purine chez A. domesticus et G. assimilis. En revanche, la teneur en purine a augmenté chez tous les insectes après la cuisson (en particulier à 220 °C) ». Un article qui nuance le risque sans le nier.

En revanche, l’idée très répandue que les insectes seraient nocifs car contenant une molécule nommée chitine, une fibre peu digestible par les mammifères, serait fausse selon certains chercheurs. Ainsi, Mareike Janiak a expliqué à l’AFP que « même si la chitine n’était pas intégralement digestible, cela ne la rendait pas pour autant dangereuse pour la santé » [17].

[5Office européeen des brevets, « Utilisation de graisse d’insecte comme pesticide », 13 octobre 2023.

[7Feriel Bencherif, « Conso : Auchan lance la truite alimentée à la farine d’insectes », Bio à la Une, 27 décembre 2018.

[9Metex Nøøvistago a déposé trois dossiers pour des MGM auprès de l’AESA.

[10John Jeffay, « Food Of The Future : Nature’s Ultimate Recycling Machine », NoCamels.com, 16 janvier 2023.

[15Birgit A. Rumpold, Oliver Schlüter, « Insect-based protein sources and their potential for human consumption : Nutritional composition and processing », Animal Frontiers, Volume 5, Issue 2, Avril 2015, Pages 20–24.

[16Monika Sabolová, Martin Kulma, Dora Petříčková, Kateřina Kletečková, Lenka Kouřimská, « Changes in purine and uric acid content in edible insects during culinary processing », Food Chemistry, Volume 403, 2023.

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