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Inde : le destin sous tension d’une moutarde transgénique
Le 25 octobre 2022, le gouvernement indien autorise une moutarde transgénique pour faciliter la production d’hybrides F1. Dès le mois suivant, l’ampleur de la contestation pousse la Cour suprême à réexaminer l’autorisation de cultiver cette moutarde. Mais le dossier de la moutarde DMH-11 indienne ne s’arrête pas là…
En 2002, le chercheur indien Deepak Pental développe la moutarde transgénique Dhara Mustard Hybrid, ou DMH-11, et demande sa « dissémination environnementale » [1]. Ce n’est que le 25 octobre 2022 que le ministère indien de l’environnement, des forêts et du changement climatique annonce que cette dissémination est autorisée [2]. Quelques jours auparavant, le 18 octobre 2022, le GEAC, le Comité indien d’évaluation du génie génétique [3], avait rendu un avis positif pour cette moutarde mais avait limité cette autorisation à quatre ans, renouvelables, et pour la seule culture expérimentale ou la production de graines [4]. Le 31 octobre 2022, le Conseil indien de la recherche agricole (ICAR) annonce qu’une centaine d’essais en champs sont prévus dans cinq États de l’Inde pour vérifier le rendement de la plante [5]. En novembre 2022, un groupe d’agriculteurs et de chercheurs demandent à la Cour suprême Indienne d’intervenir d’urgence, suite à quoi l’ICAR suspend ses essais en champs de DMH-11. Les différentes parties sont aujourd’hui dans l’attente d’une décision de la Cour suprême.
La moutarde, une culture à enjeux forts
La moutarde est une culture majeure de l’Inde puisqu’elle représente 40 % de la production en huile alimentaire du pays, devant le soja (18 %) et l’arachide (15 %) [6]. L’augmentation de la demande a obligé l’Inde à importer, en 2021, 13,35 millions de tonnes d’huile alimentaire pour un montant estimé à environ 13 milliards d’euros. En 2025-2026, le pays aura besoin de 34 millions de tonnes d’huile alimentaire pour répondre aux besoins de sa population [7].
Pour limiter sa dépendance aux importations, le gouvernement indien voit favorablement la commercialisation de la moutarde DMH-11. Aujourd’hui, la moutarde non-OGM est produite en Inde sur huit millions d’hectares, avec des rendements de 1 à 1,3 tonnes/ha. Le gouvernement prétend que la culture de la moutarde DMH-11, dont le caractère hybride lui confère une résistance à la rouille blanche, une pathologie courante chez cette plante, pourrait augmenter le rendement jusque 3 à 3,5 tonnes/ha [8] [9].
DMH-11, une moutarde modifiée « à l’ancienne »
La moutarde, Brassica juncea, est, comme le colza, une plante autogame : chaque individu est pourvu d’organes sexuels mâles et femelles et se reproduit donc essentiellement par autopollinisation. La création d’un croisement par pollinisation croisée avec une autre lignée mâle pourvue d’un trait spécifique est difficile à réaliser, a fortiori à grande échelle. Pour forcer de tels croisements, les semenciers stérilisaient une moutarde mâle.
Pour atteindre ce résultat plus rapidement, l’équipe du chercheur indien Pental a créé le transgène DMH-11 via une méthode de production de plantes mâles stériles développée par la société belge PGS dans les années 90 et appliquée aux colza (cf. Ms X Rf pour la stérilité mâle et restauration de fécondité) [10]. Trois transgènes sont introduits dans l’ADN de la moutarde. Le premier gène, barnase, permet la destruction d’une partie de l’anthère, organe mâle de la plante, empêchant ainsi la formation de pollen. Le second gène, barstar, inhibe l’activité du gène barnase dans la descendance, restaurant ainsi la fertilité de la plante. Un troisième gène, dénommé bar, confère une tolérance à l’herbicide glufosinate d’ammonium.
Les défenseurs de la moutarde transgénique DMH-11, dont le gouvernement indien, soutiennent donc une telle solution technique au vu des difficultés que représenteraient les méthodes traditionnelles de croisement. Mais cette position ne fait pas consensus, notamment auprès des défenseurs de l’environnement et des apiculteurs.
Des conséquences environnementales, sanitaires et économiques
Des organisations indiennes craignent que la dissémination dans l’environnement de la moutarde DMH-11 affecte la biodiversité, notamment les abeilles pollinisatrices. Plus de 100 apiculteurs de différents États de l’Inde se sont rassemblés, le 4 novembre 2022, à l’ICAR afin de demander le retrait de cette autorisation [11]. Traditionnellement, le miel indien est produit sur huit mois par an, à partir de différentes cultures comme le tournesol, le coton, le sorgho, le millet, le maïs, et le sésame. Mais aujourd’hui, la floraison de ces cultures hybrides ayant réduit, la production de ce miel dépend essentiellement de la culture de moutarde. De plus, les producteurs peuvent craindre une baisse de production de nectar par la moutarde DMH-11 du fait de son caractère modifié, comme ce fut le cas pour les cultures hybrides et le coton Bt, selon les observations de Tanzeem Ansari, responsable de Natural Resource Development Multistate Co-operative Society Limited (NARCO), une association d’éleveurs d’abeilles basée à Sahranpur, Uttar Pradesh, qui a participé à la manifestation [12].
Par ailleurs, la capacité du miel de moutarde à cristalliser rapidement le rend facile à exporter. Cependant, comme l’Europe et l’Amérique du Nord sont très demandeurs d’un miel certifié issu de plantes non-OGM, les producteurs indiens craignent que cette autorisation n’entraîne une contamination de leur miel et donc une baisse de la demande. Or, celle-ci représente environ 50 % de la production annuelle de miel indien de moutarde, soit 75 000 tonnes [13].
Un botaniste basé à Pune (Inde) a déclaré au journal Down To Earth, sous couvert d’anonymat, que la dissémination de la moutarde DMH-11 dans l’environnement pose aussi d’autres questions de contamination et d’ordre sanitaire. Les ravageurs et les insectes peuvent en effet, selon lui, devenir résistants à la culture transgénique après environ une décennie, déclenchant le besoin de nouvelles versions des graines. Les pollinisateurs, notamment les abeilles, peuvent, en outre, être responsables d’un transfert de gènes d’un plant transgénique vers d’autres plantes. Ces dernières deviennent dès lors, via le gène bar, tolérantes au glufosinate d’ammonium [14]. Par ailleurs, les adversaires de la moutarde DMH-11 ajoutent qu’aucune étude suffisamment longue n’a encore démontré son innocuité sur le métabolisme humain et animal.
Controverses autour de droits de brevet Bayer
Le dossier de la moutarde DMH-11 indienne ne s’arrête pas là. Ses opposants soulignent le risque juridique posé par l’existence de brevets Bayer sur la construction Bar-Barnase-Barstar. Cependant, si la multinationale allemande a bien hérité des droits de brevets PGS sur le gène Barstar et sa capacité à restaurer la fertilité [15] [16], celui-ci n’est plus en vigueur et ne semble pas avoir été étendu en Inde [17]. Les producteurs de moutarde traditionnelle, dont les cultures pourraient être contaminées par des plants de moutardes transgéniques brevetés, ne seraient donc pas contrefacteurs.
On peut aussi rappeler que la demande d’approbation de la moutarde DMH-11 du chercheur Pental Deepak date de 2002, et que la durée de protection en Inde est de 20 ans, sans possibilité d’extension particulière de la durée des brevets. Dans l’hypothèse où DMH-11 ait fait l’objet d’une demande de brevet en 2002, elle ne peut donc plus en bénéficier à ce jour.
Nous n’avons, par ailleurs, pas pu identifier de notre côté des droits ou propos émanant de la multinationale allemande revendiquant ses prérogatives en Inde sur cette technologie ou autres droits pertinents. Le Service international pour l’acquisition d’applications agricoles biotechnologiques (ISAAA), organisation pourtant pro-OGM, confirme, en novembre 2022 : « [b]ien que Bayer soit le développeur initial de la technologie Bar-Barstar-Barnase (BBB) dans le colza, les brevets mondiaux ont expiré depuis longtemps et n’ont jamais été appliqués en Inde. L’Université de Delhi a mis au point une construction modifiée de cette technologie, différente de celle de Bayer, qui sera utilisée pour la moutarde génétiquement modifiée » [18].
[1] Wikipedia, « Moutarde DMH-11 » (consulté le 20 mars 2023).
[2] Zumbish, « Biotech regulator approves GM mustard, now Centre to take a call », Down To Earth, 26 octobre 2022.
[3] Le GEAC, relevant du ministère de l’environnement, des forêts et du changement climatique, est chargé d’évaluer :
a) les activités impliquant l’utilisation à grande échelle de micro-organismes dangereux et de recombinants dans la recherche et la production industrielle sous l’angle de l’environnement et
b) les propositions relatives à la dissémination dans l’environnement d’organismes et de produits issus du génie génétique, y compris les essais expérimentaux sur le terrain.
[4] GEAC, « Minutes of the 47th meeting of the Genetic Engineering Appraisal Committee held on 18.10.2022 ».
[5] ICAR, « Genetically modified (GM) Mustard hybrid will boost production and productivity », 31 octobre 2022 (consulté le 14 mars 2023).
[6] Himanshu Nitnaware, « Does India really need GM mustard ? », Down To Earth, 11 décembre 2022 (consulté le 14 mars 2023).
[7] Ibid.
[8] Biotech Consortium India Limited, « DMH-11 Hybrid Mustard technology » (consulté le 21 mars 2023).
[9] Himanshu Nitnaware, « Does India really need GM mustard ? », Down To Earth, 11 décembre 2022 (consulté le 14 mars 2023).
[10] PGS (Plant Genetic Systems) a été rachetée en 1996 par Agrevo (filiale de Hoechst et Schering) pour environ 500 millions d’euros. Suite à la fusion de Hoechst et de Rhône-Poulenc, sous le nom de Aventis, Agrevo devient Aventis CropScience… entreprise qui sera rachetée en 2002 par Bayer et devient alors Bayer CropScience.
[11] Himanshu Nitnaware, « GM mustard will obliterate honey bees : Apiculturists protest Central decision in Bharatpur », Down To Earth, 4 novembre 2022 (consulté le 14 mars 2023).
[12] Himanshu Nitnaware, « Does India really need GM mustard ? », Down To Earth, 11 décembre 2022 (consulté le 14 mars 2023).
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Bayer est la maison mère de Schering, qui avait acquis Agroevo, co-propriétaire de PGS avec Hoechst.
[17] Les OGM sont brevetables en Inde depuis que la Cour suprême indienne a rejeté, en janvier 2019, l’arrêt de la Cour de Delhi invalidant en 2018 un brevet Monsanto sur le coton Bt.
[18] Zabrina J. Bugnosen, « Dispelling the Myths of India’s GM Mustard », Isaaa Blog, 16 novembre 2022 (consulté le 14 mars 2023).