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Gestion des séquences génétiques numérisées : vers une solution ?
Les séquences génétiques n’échappent pas à la numérisation généralisée des biens et services de nos sociétés. Mais à qui appartiennent ces données ? À tous, donc au final aux plus puissants qui tenteront de les breveter ? Aux pays, aux communautés… fournisseurs des ressources génétiques physiques dont les données sont issues ? Les négociations internationales sur ce dossier se multiplient, mais n’avancent guère, à l’instar de celle du sous-groupe de la Convention sur la diversité biologique (OEWG) à Nairobi fin juin 2022. Edward Hammond, du Réseau Tiers-Monde (TWN), nous en rend compte [1].
Les parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) n’ont pas réussi à faire avancer le texte d’un projet de décisions sur la propriété de l’information sur les séquences numériques (connues sous leur sigle anglais Digital sequence information – DSI) [2]. Les discussions sur les DSI ont eu lieu lors de la quatrième réunion du Groupe de travail à composition non limitée (Open-ended Working Group – OEWG) sur le Cadre mondial pour la biodiversité post-2020 (Global biodiversity framework – GBF) à Nairobi du 21 au 26 juin 2022.
L’objectif était de jeter les bases d’un cadre mondial pour le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des séquences génétiques [3]. Cependant, en l’absence de consensus, tous les éléments opérationnels du projet de décision sont maintenant mis entre crochets [4].
Avec ce texte fourre-tout et la quinzième conférence des parties (COP-15) prévue du 5 au 17 décembre 2022 à Montréal, l’issue des travaux de la CDB sur les DSI, retardés par la pandémie, est plus qu’incertaine.
D’un système multilatéral… à un système « hybride »
En principe, il existe un large soutien, tant du Nord que du Sud, en faveur de la création d’un système multilatéral de partage des avantages pour les DSI. Un tel système permettrait un flux international relativement libre d’informations sur les séquences – essentiel pour les industries biotechnologiques, pharmaceutiques, agricoles et autres – en échange d’un partage des avantages monétaires par le biais d’un fonds international soutenant la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité dans les pays en développement.
Mais derrière le soutien large et généralisé en faveur d’une approche multilatérale, il existe des visions radicalement différentes du fonctionnement d’un tel système, et les conflits entre ces différentes visions ont abouti à ce projet de décision alambiqué.
Les questions non résolues concernant les DSI peuvent être regroupées autour de deux axes majeurs sur lesquels aucun accord n’a été trouvé. Le premier est le degré de multilatéralisme du système. En d’autres termes, dans quelle mesure les parties peuvent-elles garder des informations sur des séquences particulières du système multilatéral – par exemple, celles des plantes endémiques – pour bénéficier d’accords bilatéraux de partage des avantages pour ces informations. C’est ce qui est prévu dans le protocole de Nagoya de la CDB sur l’accès aux ressources génétiques et le partage juste et équitable des avantages découlant de leur utilisation [5].
Ce mélange de partage bilatéral et multilatéral des informations sur les séquences en une seule approche a été appelé « approche hybride » ou « système hybride » dans les discussions, et un certain nombre de pays d’Amérique latine en sont les plus fervents partisans. Un système hybride nécessiterait probablement le suivi et le traçage des séquences individuelles : une possibilité à laquelle s’opposent fermement les pays du Nord et que les partisans du Sud d’un système multilatéral plus pur jugent inutile.
Les pays ne s’entendent guère sur la manière dont un système hybride fonctionnerait en pratique, notamment sur la manière dont la gestion du suivi et de la localisation serait menée. Ainsi, les formes concrètes que prendrait le système hybride, bien qu’elles soient désormais fortement représentées entre crochets dans le texte, ne sont pas claires pour de nombreuses Parties et observateurs.
Un fonds multilatéral : pour quel montant ?
Le deuxième axe majeur autour duquel aucun accord n’a été trouvé concerne l’ampleur du financement et l’orientation d’un fonds multilatéral de partage des avantages, s’il doit être créé par la décision.
D’une part, l’Afrique lie depuis longtemps la création d’un système multilatéral pour les DSI à des engagements irréfutables en faveur d’un financement solide et équitable du Cadre mondial pour la biodiversité post-2020 (GBF), et des objectifs mondiaux de biodiversité à long terme que la Convention développe parallèlement à ces discussions sur les DSI. Selon l’Afrique et un certain nombre d’experts, ce chiffre pourrait atteindre des centaines de milliards de dollars US par an, tout cela dans le cadre du partage des avantages liés aux DSI.
À l’extrême opposé de l’Afrique et de ses alliés, quelques pays, dont le Japon, la Suisse et la Corée du Sud, remettent encore en question la nécessité d’un partage sérieux des avantages liés aux DSI.
Et un groupe de scientifiques qui se fait entendre soutient ostensiblement un système multilatéral [6], mais sa conception du partage multilatéral des avantages est si différente de celle de l’Afrique et d’autres régions en développement que les différents concepts sont impossibles à concilier.
La vision des scientifiques pour « résoudre » le problème des DSI consiste, en fait, à rebaptiser le statu quo hautement inégalitaire en un « nouveau » système multilatéral de partage des avantages (…). En effet, le groupe de scientifiques a pris la parole pour faire l’éloge des États-Unis, de l’Europe et du Japon pour le « bénéfice mondial » du soutien de ces pays au système international dominant et inéquitable de bases de données de séquences. Mais l’International Nucleotide Sequence Database Collaboration (INSDC) subventionne les entreprises et la science du Nord en offrant des séquences brevetables et à valeur commerciale du monde entier, sans partage des bénéfices, et en faisant peu ou pas de cas de l’origine des ressources génétiques que cette base de données héberge [7].
Ainsi, les visions d’un système multilatéral vont d’un système de partage des avantages monétaires à grande échelle redistribuant des centaines de milliards de dollars par an [8], pour soutenir l’action mondiale en faveur de la biodiversité ; à un système très différent qui consacre l’inégalité en rebaptisant le statu quo « multilatéral« .
De même, les visions de la portée biologique d’un système multilatéral vont de l’inclusion des informations sur les séquences de presque toute la biodiversité de tous les pays ; à des approches hybrides dans lesquelles les pays gardent des informations sur les séquences de leur diversité endémique dans l’espoir de conclure des accords avec des utilisateurs individuels.
Des discussions fermées à la société civile et aux peuples autochtones
Lorsque les parties se sont réunies au sein d’un groupe de contact à Nairobi, ces divergences d’opinion ont été mises en évidence lors d’une première série d’interventions. Les co-responsables du groupe de contact ont rapidement décidé de créer un groupe d’amis des co-responsables et de fermer l’accès des observateurs à la discussion, une pratique rarement utilisée à la CDB. Le groupe DSI est ainsi devenu le seul groupe de négociation fermé à la réunion de Nairobi. (…) La décision de se réunir à huis clos est en partie due à une réaction du Japon, qui n’a pas accepté l’obligation de partager les bénéfices des DSI et qui a encouragé la participation de groupes d’entreprises aux négociations. Certains de ces mêmes groupes, la Fédération internationale de l’industrie du médicament (FIIM) en particulier, ont déjà exprimé leur opposition totale au partage des bénéfices des DSI.
En fermant la réunion, les deux co-responsables (un norvégien, Gaute Voigt-Hanssen, et une sud-africaine, Lactitia Tchitwamulomoni) ont également été contraints par la pratique de la Convention d’exclure la société civile et même les peuples autochtones, qui bénéficient généralement d’une forte représentation au sein de la CDB. Cette dernière exclusion était particulièrement malheureuse étant donné le fort soutien des Parties (et de la société civile) pour que les peuples autochtones et les communautés locales aient une place centrale dans un système multilatéral de partage des avantages. (…) Les efforts pour parvenir à un consensus sur les éléments opérationnels plus tard dans la semaine ont fait plus de pas en arrière qu’en avant, car les textes de presque toutes les options ont été introduits à presque tous les endroits. Aucun groupe n’était disposé à faire des compromis sur une question majeure et chacun a donc insisté pour que son texte soit inclus aux endroits appropriés du projet de décision.
(…) Les changements les plus importants dans le texte issu de la réunion sont les références beaucoup plus nombreuses aux approches hybrides, qui n’étaient pas très présentes dans les versions précédentes. Le projet de décision de cinq pages [9], complètement parsemé de crochets, peut être utilisé par n’importe quelle partie pour représenter sa position, simplement en choisissant les phrases à retenir.
Lors du rapport final du groupe de contact à la plénière du 26 juin, il a été annoncé que les co-responsables continueront à mener des consultations informelles au cours de la période précédant la COP-15. Ils recevront également un rapport d’un consultant indépendant sur les options pour les DSI, rapport commandé par le Secrétariat.
COP-15 en décembre 2022 : vers un accord sur les DSI ? L’UE peut aider !
Une cinquième réunion du Groupe de travail à composition non limitée est provisoirement prévue, sous réserve de la disponibilité des ressources et d’un lieu approprié, jusqu’à trois jours immédiatement avant la COP-15, qui est prévue du 5 au 17 décembre à Montréal. Bien que cette réunion n’ait pas été confirmée et qu’un ordre du jour n’ait pas été publié, étant donné la profondeur des désaccords sur les DSI qui ont émergé de Nairobi, il est tout à fait probable que cette réunion inclue un groupe de contact centré sur les DSI.
Avec cet antécédent, il est à prévoir une rencontre explosive entre les parties lors de la COP-15 en décembre. Notamment parce que les pays du Sud, l’Afrique en particulier, s’efforceront d’obtenir une décision transformatrice sur le partage multilatéral des avantages pour les DSI, afin de surmonter certains des obstacles rencontrés dans la mise en œuvre du protocole de Nagoya.
De nombreux observateurs estiment que pour éviter une catastrophe à Montréal, l’Europe doit de toute urgence aller au-delà de la rhétorique gratuite sur son soutien à un système multilatéral. En effet, si l’UE a souvent déclaré qu’elle soutenait le multilatéralisme des DSI, elle a pris peu de mesures concrètes pour qu’un tel système voie le jour, et elle n’a pas mis sur la table de chiffres réels sur le partage des avantages.
L’ambiguïté de l’UE suscite aujourd’hui des soupçons quant à sa sincérité. L’UE soutient-elle vraiment un système multilatéral plus équitable ou son objectif est-il plus cynique ? En adoptant une position de principe vertueuse, mais sans avancer de détails ni agir visiblement pour empêcher les négociations de s’enliser, les convictions de l’Europe semblent moins claires. L’Europe veut-elle faire croire qu’elle prend la bonne voie tout en laissant la décision capoter ?
Les pays d’Amérique latine qui favorisent les approches hybrides devront également incarner leurs propositions, car il semble peu probable que d’autres régions décident de soutenir les modèles hybrides sans une articulation plus concrète de leur fonctionnement dans la pratique. Cela est particulièrement nécessaire pour la mise en œuvre des exigences de suivi et de traçabilité d’un point de vue technique et financier.
Les participants aux discussions sur les DSI attendent actuellement des informations sur les réunions intersessions et autres activités. Ces activités permettront-elles de réaliser des progrès significatifs en vue d’une solution de partage des bénéfices des DSI ? La question reste ouverte.
[1] Extraits du communiqué de presse « Le groupe de travail de la CDB ne parvient pas à avancer sur l’information sur les séquences numériques à l’approche de la Conférence des Parties », Service d’information du TWN sur la biodiversité et les connaissances traditionnelles, 13 juillet 2022, https://www.twn.my/title2/biotk/2022/btk220702.htm. Traduction, Titre, intertitres, notes d’explications et coupes sont de la rédaction.
[2] Les séquences génétiques, une fois lues, ont une facette numérique (séquence informatique) qui est censée les représenter. Comme il est possible de reconstituer la partie biologique, nonobstant des éléments plus complexes et incertains, la problématique est la suivante : quelle facette (biologique ou numérique) appartient à qui ?
[3] , « Vivant numérisé : la bataille des acteurs », Inf’OGM, 13 avril 2021
[4] Lors de la rédaction de textes internationaux, un premier jet est soumis à tous, et chacun ajoute ou retranche des parties. Tant qu’un consensus n’est pas trouvé, ces parties sont mises entre crochets.
[5] ,
, « Données numérisées d’êtres vivants (DSI) : une législation mondiale ? », Inf’OGM, 22 avril 2021
[6] Scholz, A.H., Freitag, J., Lyal, C.H.C. et al. Multilateral benefit-sharing from digital sequence information will support both science and biodiversity conservation. Nat Commun 13, 1086 (2022).
[7] , « Biopiratage des séquences numérisées : deux exemples », Inf’OGM, 13 avril 2021
[8] Système promis par des gens qui n’ont pas tenu leurs paroles sur ces mêmes sujets jusqu’à maintenant.