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Brevets sur les séquences génétiques : démesure et fragilité
En quête de la protection ultime, l’industrie des « sciences de la vie » a inventé des modes rédactionnels de ses brevets plus ou moins légitimes et solides. Nous en abordons ici les principaux.
Les séquences génétiques (d’ADN ou d’ ARN [1]) sont une succession de « lettres » (ou bases nucléiques ou nucléotides) dont la traduction donne une protéine. Le premier brevet sur une séquence génétique a été délivré en 1982 pour une hormone de croissance humaine. Déjà, la rédaction des revendications [2] de ce brevet montre la complexité de l’exercice [3]. Partant d’une séquence réellement identifiée et unique, les déposants tentent, via le jeu rédactionnel, d’en couvrir toutes les variantes possibles. A craindre de passer à côté d’une protection optimale, leurs revendications sont d’une portée bien trop ambitieuse. Et souvent injustifiée car toutes les séquences couvertes par les revendications n’en sont pas pour autant utiles ou fonctionnelles.
Maitrise du « timing » et jeu rédactionnel
Les demandes de brevets qui couvrent des séquences génétiques ou des protéines sont déposées le plus tôt possible, avec des revendications rédigées de la manière la plus large possible. Mais souvent, l’application industrielle des séquences, ou leur« utilité » si on prend la notion du droit états-unien, est hypothétique. Or, l’OEB (Office Européen des Brevets) demande d’expliciter, « dans le cas où elle ne résulte pas à l’évidence de la description ou de la nature de l’invention, la manière dont [l’invention] est susceptible d’application industrielle » (Règle 42 (1) f CBE) [4]. Cette règle stipule clairement qu’une simple séquence d’ADN (ou d’ARN, ou de protéine) sans indication de fonction ne peut être brevetée.
Au stade du dépôt de la demande, l’objectif rédactionnel pour les revendications se limite à remplir la condition de « nouveauté » [5]. En d’autres termes, définir une invention qui n’est pas déjà décrite dans l’« art antérieur ». Si l’on vise une protection large de l’invention, cette dernière doit être suffisamment étayée dans toute sa portée par différents exemples de réalisation. Une revendication doit en outre être « claire », « concise » et « se fonder sur la description [de l’invention] » (on ne peut pas revendiquer plus que la description détaillée de l’invention dans la demande de brevet) [6].
Le secteur de la « biotech » a donc cherché à développer des techniques rédactionnelles spécifiques pour arriver à s’accommoder de l’ensemble de ces exigences légales. Une étude exhaustive de l’ensemble de ces techniques n’est pas proposée ici. Les plus courantes, parmi celles qui se veulent les plus « gourmandes », sont néanmoins abordées. Ces techniques partagent toutes un point commun : chercher à protéger très largement des séquences génétiques au delà de celles qui ont été effectivement identifiées à l’origine.
Des semblants d’identité
Une première approche consiste à utiliser la notion de « pourcentage d’identité ». Concrètement, il s’agit de dire que toute séquence qui présente, par exemple, au moins 80 %, 90 % ou 95 % d’identité avec la séquence réellement « inventée » est également couverte par le brevet. Plus le pourcentage est faible, plus le brevet couvre une grande possibilité de séquences. Même avec 95 %, cela correspond encore à une grande diversité de séquences, qui ne sont bien sûr pas toutes individuellement décrites par le brevet. Souvent, seuls quelques exemples sont fournis pour faire illusion, laisser penser que l’étendue de la protection revendiquée a été prospectée et, de ce fait, serait justifiée. Or, il est très plausible que nombre de séquences (ou « variantes ») revendiquées ne soient dans les faits pas fonctionnelles et ne puissent donc remplir les conditions de brevetabilité. Un célèbre juge et avocat britannique du domaine des brevets, N.R Pumfrey, parlait de « armchair invention » (« invention de fauteuil ») qui ne pouvait être mise en œuvre sur toute sa portée. Pour exclure de telles séquences non fonctionnelles, les revendications précisent que ces « variantes » doivent avoir la même activité biologique que la séquence réellement identifiée.
Dans des cas minoritaires, les demandes de brevets remplacent cette notion d’« identité » par celle d’« homologie » ou de « similarité ». En langage bio-informatique simple, deux séquences génétiques sont dites « identiques » si elles présentent exactement le même alignement de nucléotides (les « lettres » de l’ADN). Elles sont « similaires » si elles sont relativement proches sans toutefois être identiques. L’homologie est un cas particulier de similarité dans lequel on considère que deux séquences similaires dérivent d’un ancêtre commun, c’est-à-dire que les séquences sont des évolutions d’une séquence initiale commune pour laquelle certaines parties ont été ajoutées, supprimées ou remplacées [7]. L’Office Européen des Brevets fournit son interprétation de ces termes dans ses Directives [8].
Afin d’avoir une perception du volume de brevets délivrés utilisant ce type de langage, nous avons mené une recherche via l’outil Lens sur les brevets européens et états-uniens qui traitent de séquence sur l’ensemble des mots-clés « identity », « homology » et « similarity » [9]. Les résultats rapportent des milliers de références pour ces 20 dernières années. Elles concernent très majoritairement le territoire des États-Unis et des brevets souvent anciens, mais extrêmement larges car autorisant aussi peu que 70% d’identité [10]. L’explication réside d’une part dans le fait que les déposants sont très majoritairement états-uniens et d’autre part n’ont pas étendu leur brevets en Europe. Une autre serait que l’OEB soit moins enclin que l’USPTO (US Patent & Trademark Office) à délivrer ce type de revendications. Elle le fait néanmoins (voir encadré) et, à ces fins, propose des directives aux déposants [11].
Au Brésil, les directives relatives aux inventions biotechnologiques, modifiées le 1er décembre 2020, abordent clairement la question : « Une revendication comportant des termes d’identité ou de similarité ne peut être acceptée car, telle qu’elle est rédigée, elle couvre d’innombrables séquences différentes sans même préciser dans quels sites de la séquence de nucléotides (ou d’acides aminés) peuvent se produire ; par conséquent, les revendications de ce type ne peuvent pas être acceptées, puisque la caractérisation de l’objet de la protection n’est pas claire et précise, en désaccord avec l’art. 25 de la Loi Propriété Intellectuelle[Loi brésilienne de propriété intellectuelle] ».
Exemple de revendication européenne utilisant la notion d’identité de séquence
Brevet européen EP3720955B1 : « Variants de l’alpha-amylase et polynucléotides les codant » délivré le 14 juin 2023 à Novozymes (DK) – revendication 1 (libellé partiel)
1. Variant d’alpha-amylase comprenant une substitution au niveau d’une position correspondant à la position 188 et au moins une substitution supplémentaire au niveau d’une position correspondant à la position 242 ou 279 ou 275 de la SEQ ID [12] NO : 1, les substitutions étant choisies dans le groupe constitué par E188P+S242Y, […] et E188P+N275H, le variant ayant au moins 70 %, au moins 75 %, au moins 80 %, au moins 85 %, au moins 90 %, au moins 95 %, au moins 96 %, au moins 97 %, au moins 98 %, ou au moins 99 %, mais moins de 100 % d’identité de séquence avec une alpha amylase parente choisie dans le groupe constitué par […].
Le langage « fonctionnel » ou le culte du flou
Un déposant peut, si son « invention » s’y prête, viser encore plus large. En s’épargnant de définir une séquence dans le libellé d’une revendication, il ne limite l’invention à aucune séquence particulière. On peut en effet définir une invention en termes uniquement fonctionnels, y compris dans le cas des séquences génétiques. C’est ce que dit l’OEB dans un langage qu’on peut trouver un peu alambiqué : « Une revendication peut définir de façon générale une caractéristique de l’invention en indiquant sa fonction, à savoir en tant que caractéristique fonctionnelle, même lorsque la description ne donne qu’un seul exemple de l’application de cette caractéristique, si un homme du métier est à même de se rendre compte que d’autres moyens peuvent être utilisés pour la même fonction » [13].
Mais les Directives précisent : « […] il peut s’avérer insuffisant que la description signale simplement en termes vagues la possibilité de recourir à d’autres moyens, s’il n’en ressort pas assez clairement en quoi ils peuvent consister ou comment ils peuvent être utilisés ». Autrement dit, la description du brevet doit être suffisante pour permettre à « l’homme du métier » de déterminer les différents moyens utilisables pour mettre en œuvre une invention définie de manière uniquement fonctionnelle.
Cette marge laissée à « l’homme du métier » peut éventuellement s’entendre dans certains domaines techniques relativement simples, pour éviter un contournement trop aisé d’un brevet. Prenons l’exemple d’un procédé breveté permettant d’enfoncer un clou avec un outil à manche, et qui propose comme outil de mise en œuvre préféré un objet dénommé « marteau », lui aussi protégé. Le droit des brevets peut estimer que l’utilisation d’un autre outil que le marteau – non décrit ni revendiqué dans le brevet – est aussi couverte par ce brevet dans la mesure où il remplit la même fonction que le marteau. Un juge de la contrefaçon, appliquant la « Doctrine des équivalents » en fera de même [14].
Mais quid des biotechnologies et en particulier des brevets sur les séquences génétiques ? Il peut, en effet, être très complexe, voire impossible pour l’« homme du métier » ou un juge de la contrefaçon de se faire une idée objective de la portée d’une revendication si la description de l’invention dans la demande de brevet n’est pas suffisante pour étayer une telle portée. La problématique des brevets sur les anticorps résume assez bien les choses. Un anticorps peut être défini dans les revendications via la séquence d’ADN qui le code ou via sa propre séquence (c’est une protéine). Mais une façon bien plus large de le faire est d’adopter un langage fonctionnel, en disant par exemple à quel(s) récepteur(s) il se lie. Et ce quelle que soit sa séquence. Mais on peut aisément plaider qu’une telle définition est insuffisante et emploie des termes trop vagues pour justifier une portée aussi large. Et d’ailleurs, les jurisprudences européennes et, très récemment, étasuniennes ont calmé les ardeurs des déposants de tels demandes de brevets [15] .
Une validité hypothétique
Les brevets qui sont délivrés avec ce type de revendications à l’issue de la procédure d’examen des demandes peuvent néanmoins être invalidés par les chambres de recours de l’OEB ou les tribunaux nationaux.
Ainsi, une décision d’une chambre de recours de l’OEB, à propos d’une demande déposée par l’Institut Max Planck, avait établi qu’une séquence génétique (acide nucléique ou protéine) dont la structure est indiquée dans une demande mais dont la fonction est indéterminée, obscure ou seulement mentionnée de façon vague ne remplit pas cette condition. Aux États-Unis, dans la décision « Fisher » [16], la Cour d’Appel a estimé qu’aucune des utilisations revendiquées par le brevet ne répondait à l’exigence d’utilité car elles ne représentaient que des possibilités hypothétiques et n’étaient manifestement pas « spécifiques ».
Le rôle d’un brevet est d’interdire aux tiers de contrefaire l’invention protégée. Que se passe-t-il si des brevets à revendications larges et floues résistent au stade du contentieux ? Leurs propriétaires seront seuls à décider de la stratégie à adopter, particulièrement délicate dans certains domaines et contextes. Celui du végétal, de la biodiversité et de l’agriculture présente des spécificités, notamment parce qu’il touche à l’alimentation, l’environnement et la santé. Ces aspects seront abordés dans un prochain article.
[1] ADN : acide désoxyribonucléique, ARN : acide ribonucléique
[2] Les revendications d’un brevet définissent l’objet de la protection demandée. Elles doivent être claires et concises et se fonder sur la description détaillée de l’invention.
[3] Brevet états-unien U.S. Patent No. 4,363,877, Goodman et al., 14 décembre 1982.
[5] Selon la CBE (Convention sur le Brevet Européen), une invention doit remplir trois conditions : être nouvelle, impliquer une activité inventive et susceptible d’application industrielle ; en droit étasunien cette dernière condition est remplacée par l’utilité
[6] Ce sont les exigences légales classiques, comme en France, en Europe et au niveau du PCT (système international des brevets).
[7] Jean-Michel Richer, maître de Conférence en informatique, LERIA, Université d’Angers, « Recherche en Bioinformatique – Alignement » (consulté le 5 juillet 2023).
[8] Office Européen des Brevets, « Directives relatives à l’examen pratiqué à l’OEB ».
[9] Une interrogation en anglais permet de rechercher les brevets états-uniens et européens. Les revendications des brevets délivrés par l’OEB sont disponibles en langue anglaise, mais aussi en allemand et en français.
[11] Office Européen des Brevets, Ibid.
[12] Le terme « SEQ ID » signifie « sequence identifier ». Il est associé à un numéro de séquence.
[13] Office Européen des Brevets, « Directives relatives à l’examen pratiqué à l’OEB », Chap. IV. Part. F, 6.5.
[14] La « Doctrine des équivalents » a été construite pour éviter à la fois une limitation excessive de la portée d’un brevet, en vue de préserver les droits du breveté, et une extension indue de cette portée, de manière à préserver un niveau raisonnable de sécurité juridique pour les tiers. Elle est reconnue dans de nombreux pays mais son application diffère d’un pays à l’autre.
[15] En Europe, peu de brevets revendiquant un anticorps uniquement par des caractéristiques fonctionnelles ont résisté à l’étape judiciaire. Les décisions étasuniennes Amgen vs. Sanofi de 2017 et 2021 ont pris là même orientation.
[16] US Court of Appeal for Federal Circuit, « IN RE DANE K. FISHER and RAGHUNATH V. LALGUDI », 7 septembre 2005.