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Brevets et COV : des semenciers au milieu du gué ?
Fin 2023, le Comité aux Enjeux Sociétaux (CES) de l’interprofession des semences et plants (Semae) publiait un avis « Semences et propriété intellectuelle ». Alors que la possible déréglementation des OGM proposée par la Commission européenne agite le secteur sur la question des brevets, ce comité promeut le Certificat d’Obtention Végétale (COV), malgré la présence en son sein d’importants propriétaires de brevets. Mais, en imaginant que le COV soit privilégié par le législateur, le CES omet un point important : les plantes OGM/NTG resteraient soumises aux brevets dits de « procédés ».
Pour produire son avis « Semences et propriété intellectuelle », le CES1 de Semae2 a auditionné des entreprises semencières (Corteva, Syngenta, Bayer, RAGT, Florimond Desprez, Gautier), des institutions publiques (Inrae/Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, UPOV/Union pour la protection des obtentions végétales, CPVO/Office communautaire des variétés végétales), un conseil en brevets (Michael Kock), ainsi que Semae et Euroseeds, qui représente les semenciers européens. Cet avis s’intéresse à une question : quelles problématiques et quelles interrogations se posent aujourd’hui au cœur de l’interprofession de la semence sur les enjeux de propriété intellectuelle et quelles solutions peuvent être envisagées pour y répondre ? Une question posée alors même que la proposition de déréglementation des OGM/NTG, en proposant de mettre un terme à l’obligation d’identifier et tracer les traits modifiés et soumis à brevets (produits ou procédés), alarme nombre de semenciers. Ces derniers s’inquiètent de la capacité accrue que cela conférerait à quelques multinationales (dont certaines membres de Semae) à étendre abusivement la portée de leurs brevets aux semences traditionnelles de leurs concurrents et des paysans.
Les principaux constats du CES
Dans son avis disponible sur Internet, le CES affirme dans un premier temps que le paradigme dominant de la variété distincte, homogène et stable (DHS) « a conduit à adapter le milieu de culture à la semence » et que ce système DHS n’est « dans de nombreux cas » pas adapté à un objectif de préservation de la biodiversité des systèmes agricoles et des ressources naturelles3.
Le CES s’inquiète de l’influence grandissante des brevets dans le secteur des semences et de la concentration des entreprises qu’elle induit. Il prend pour exemple les États-Unis, où le ministère de l’Agriculture (USDA) avait publié un rapport faisant le constat d’une augmentation du prix des semences OGM à cause des brevets4. Le CES observe que le cadre législatif européen offre une protection relative contre une telle concentration grâce à l’actuelle réglementation des OGM.
Par ailleurs, le CES souligne que le système du certificat d’obtention végétale (COV) ne permet pas de breveter les variétés végétales en tant que telles et qu’il garantit une exemption aux obtenteurs, à la recherche et aux agriculteurs. Il ne rappelle cependant pas que, pour ces derniers, cette exemption est conditionnée à une juste rémunération des obtenteurs. Selon le CES, le système de COV autorise donc une « innovation ouverte » et plus de marge de manœuvre pour la recherche et l’innovation. L’existence de tensions entre les brevets et le COV, notamment en ce qui concerne la brevetabilité des caractères génétiques ou traits, est néanmoins rappelée : des variétés végétales peuvent, en effet, être couvertes par des brevets portant sur de tels caractères.
L’accès aux informations sur les brevets et leur complexité constitue une autre difficulté, selon le CES, car ceci touche au sujet de la « liberté d’exploitation » : il est difficile et risqué de développer de nouvelles variétés sans connaître le contexte juridique qui les entoure. L’information sur les brevets couvrant certains caractères des variétés n’est en effet accessible ni sur l’étiquetage des semences, ni sur le catalogue commun, ni sur les bases de données de variétés couvertes par un COV. Les solutions de type « plateformes de licence » ILP (International Licensing Platform) et ACLP (Agricultural Crop Licensing Platform) sont évoquées par le CES. Ils les considère toutefois comme « des dispositifs de droit privé n’offrant aucune garantie à moyen et long terme ». Ces plateformes limitent, en effet, leur accès à quelques membres seulement, détenant des brevets clés, qui s’octroient mutuellement des licences dont les termes sont connus par eux seuls. Les petites et moyennes entreprises semencières, exclues de fait, doivent donc elles-mêmes s’assurer qu’aucun brevet n’est présent dans les croisements qu’elles réalisent.
La base Pinto, qui liste des brevets pertinents sur les végétaux, est aussi critiquée par le CES, qui en rappelle le principal écueil : elle est alimentée par les propriétaires de brevets, sur un principe de volontariat, et n’est donc pas exhaustive. L’association européenne des semenciers, Euroseeds, gérante de Pinto, prévient elle-même que cet outil ne donne pas de garantie sur la liberté d’exploiter.
Le CES émet plusieurs recommandations
Dans un premier point, le CES estime crucial d’intégrer « la question de la propriété intellectuelle dans la réglementation des nouvelles technologies génomiques (NTG) ». Il précise que la remise en cause de l’exemption du sélectionneur et du droit du fermier d’utiliser sa propre récolte, conséquence du système brevets, risque de réduire la diversité des cultures et de compliquer l’adaptation des systèmes agricoles aux changements climatiques. On observera que cette bienveillance ne peut cependant faire oublier qu’historiquement ce sont les agriculteurs qui ont fourni aux semenciers les semences qui constituent leur principale ressource industrielle.
Le CES préconise de recentrer le système de propriété intellectuelle des plantes autour des principes du COV, qu’il considère plus adapté que le brevet : « les multiples tentatives pour concilier brevet et COV complexifient considérablement le système, n’apportent pas la sécurité nécessaire aux opérateurs et conduisent inéluctablement à une remise en cause de l’exemption du sélectionneur et du privilège du fermier ». Le CES liste un certain nombre de recommandations en ce sens (voir encadré ci-dessous). Comme évoqué ci-dessus, le CES estime dans le même temps que le système DHS est inadapté « dans de nombreux cas ». Or, le COV ne peut exister sans un tel système. Surtout, des produits (matières biologiques ou informations génétiques) pourront bénéficier, comme la loi le permet, d’une protection via les procédés NTG, dont ils seront directement issus.
Les CES recommande enfin un « renforcement des infrastructures publiques de connaissances […] en développant des technologies, des méthodes et des ressources génétiques dans un cadre de science ouverte pour soutenir la transition agroécologique et l’adaptation au changement climatique ». Cela implique des opérations de recherche et développement dans des domaines dits « à risque », ne garantissant pas d’important retours sur investissement (pre-breeding5, sélection variétale d’espèces mineures, preuve de concept sur des traits ou des types de variétés « risquées »…), via des partenariats public-privé privilégiant les publications et limitant ainsi le dépôt de brevets. De plus, le CES suggère le développement de technologies libres de droit pour la sélection variétale, la contribution à la création et l’entretien de biens communs, tels que les ressources génétiques, et l’établissement de modalités de financement pérennes et efficaces pour toutes ces activités. Comme évoqué ci-dessus, il ne préconise pas pour autant la non brevetabilité des procédés techniques « NTG », qui s’étend à tous les produits résultant de l’utilisation de ces procédés et à leur reproduction. Cette brevetabilité des NTG remet pourtant en cause toutes les solutions qu’il propose.
Quelle position pour Semae ?
Comme le précise le CES, « les avis du CES n’engagent que ses membres, ni Semae, ni leurs organisations. Ils viennent nourrir les réflexions de l’interprofession ». Parmi les personnes auditionnées, plusieurs appartiennent au Conseil d’Administration de Semae. notamment les « grands » de la semence, tels que Corteva, Bayer ou Syngenta. Si l’avis du CES n’« engage » pas ces derniers, leur positions se reflètent pourtant bien d’une façon ou d’une autre dans cet avis.
Parmi les acteurs développant des semences, certains sont historiquement pro-brevets, tels que les trois semenciers précités, Corteva, Bayer et Syngenta, mais aussi Limagrain et KWS, autres membres de Semae. D’autres le sont moins, comme Florimond-Desprez et RAGT, pour lesquelles le COV est l’outil de protection largement privilégié6. Or, protéger les végétaux via un COV ou un brevet ne revêt pas les même enjeux en terme de stratégie de protection et surtout en terme de coût. Les entreprises qui disposeront des portefeuilles de brevets les plus importants et des plus gros moyens financiers leur permettant de les défendre bénéficieront inéquitablement d’un avantage concurrentiel par rapport aux autres. Comment, dans un tel contexte, Semae, qui a pour membres tout le spectre des entreprises de la semence, peut-elle se positionner sur cette question des droits de propriété intellectuelle ? Le débat en cours au niveau de l’Union européenne, notamment sur les amendements de la Commission Agriculture et de la Commission Environnement du Parlement européen, proposant la non brevetabilité des plantes issues des NTG mais continuant d’accepter les brevets procédés, aidera-t-il à décanter les choses ? Ou, au contraire, les rendra-t-il plus floues ?
Sur les enjeux de biodiversité, même si les brevets ne pouvaient plus couvrir directement les plantes issues de NTG, mais uniquement les procédés NTG eux-mêmes, ces plantes, une fois autorisées, circuleraient tout de même dans l’environnement avec les caractères et informations génétiques issus de ces NTG brevetées, et donc couverts par ces brevets. Et possiblement sans étiquette. L’impact des NTG sur la biodiversité ne disparaîtrait donc pas. A nouveau, la critique des effets pervers de la DHS évoquée plus haut – adapter les semences aux caractéristiques des agrosystèmes plutôt que l’inverse – souligne l’importance que le CES donne au sujet de la biodiversité. Mais il oublie de rappeler que, sauf à remettre en cause la Convention sur le Brevet Européen, les brevets sur les procédés NTG couvriront les « variétés populations » non DHS contenant les traits obtenus par ces NTG.
Finalement, le CES n’explique pas en quoi la proposition de déréglementation des OGM/NGT crée un problème de fond. Un problème assez simple finalement : en supprimant les obligations de publier les procédés de détection et traçabilité des plantes OGM/NTG, la dérèglementation de ces dernières induit la disparition de la traçabilité des traits (matières biologiques ou informations génétiques et leur fonction), qui restent soumis aux brevets procédés…
- Crée en mars 2020, le Comité des Enjeux Sociétaux (CES) a pour mission d’aider Semae à « réaliser les transformations nécessaires pour faire face aux nouveaux enjeux et nouvelles problématiques » et « éclairer et interpeler les administrateurs de Semae sur certaines thématiques, à changer le regard de l’Interprofession sur la société, faire évoluer celui de la société sur Semae ». Le CES est composé de personnalités issues du milieu « académique » (chercheurs, agronomes et universitaires) et professionnel (instituts techniques, Réseau Semences Paysannes…) et d’une personne de Semae agissant en tant que secrétaire général. ↩︎
- Semae, « l’interprofession de toutes les semences et de tous leurs usages » rassemble toutes les parties prenantes de la filière semences. Ses membres définissent ensemble leurs relations et élaborent les conditions du développement de la filière semences. Semae exerce une mission de service public dans le contrôle de la qualité et de la certification des semences. ↩︎
- Semae, Comité des Enjeux Sociétaux, Avis « Semences et propriété intellectuelle », décembre 2023.
↩︎ - Denis MESHAKA, « Les brevets augmentent le prix des semences OGM selon l’USDA », Inf’OGM, 17 octobre 2023. ↩︎
- L’étape de « pre-breeding » précède le processus de création de nouvelles variétés commerciales. Elle comprend toutes les activités de recherche en sélection végétale qui précèdent les étapes du développement, de l’essai et de la dissémination des cultivars. ↩︎
- Denis MESHAKA, « Le dilemme de certains semenciers face aux droits de propriété intellectuelle », Inf’OGM, 30 novembre 2023. ↩︎