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Biodiversité – Timide action contre les conflits d’intérêts
Et si on s’attaquait aux conflits d’intérêts, y compris au sein de l’ONU ? La Convention sur la diversité biologique a mis ce point à l’ordre du jour de sa prochaine réunion de Charm el-Cheikh (Égypte). Une première, mais encore bien timide…
Il y a presque un an, l’affaire des « gene drive files » entachait la Convention sur la diversité biologique (CDB) [1]. L’affaire révélait que des groupes de lobbying en faveur de la technologie du forçage génétique (gene drive), soutenus par la Fondation Bill et Melinda Gates, avaient investi un forum en ligne mis en place dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique pour peser sur l’issue des débats concernant cette technologie controversée.
Pour éviter qu’une telle affaire se reproduise, le Secrétariat de la Convention a élaboré un projet de décision qui vise à mettre en place une « procédure pour éviter ou gérer les conflits d’intérêts au sein des groupes d’experts » [2]. Ce projet de décision sera examiné par les Parties à l’occasion des prochaines Conférences des Parties à la Convention et aux Protocoles qui se dérouleront du 17 au 29 novembre en Égypte.
Le projet de décision sera toutefois loin de régler les problèmes. Car non seulement il manque d’ambition et comporte des angles morts, mais il est aussi et surtout la première tentative de s’attaquer aux conflits d’intérêts au sein de la CDB, un processus qui demandera nécessairement du temps.
Gérer les conflits d’intérêts par la transparence
L’objet de la procédure proposée est « d’assurer l’intégrité scientifique des travaux des groupes d’experts, tels que les groupes spéciaux d’experts techniques ». Ces derniers jouent un rôle particulièrement important. Créés sous la direction de la Conférence des Parties pour une durée limitée, ils ont pour mission de fournir des avis et des évaluations scientifiques et techniques sur des questions prioritaires du programme de travail de la Conférence des Parties. Des avis qui servent de base à différents organes subsidiaires de la Convention. L’un de ces groupes spéciaux d’experts techniques, celui sur la biologie de synthèse, était concerné par l’affaire des « gene drive files ».
Assurer « l’intégrité scientifique » des travaux des groupes d’experts doit, in fine, permettre à la Conférence des Parties à la Convention et aux Protocoles de disposer d’« informations crédibles, fondées sur des données factuelles et équilibrées pour la prise de décisions ».
Pour traiter la question du conflit d’intérêts, le projet de décision propose d’imposer à chaque expert de déclarer « toutes situations, financières ou autres, qui pourraient avoir une incidence sur l’objectivité et l’indépendance de sa contribution et influencer ainsi le résultat des travaux du groupe d’experts ».
Concrètement, chaque expert devra remplir un formulaire de déclaration de conflit d’intérêts, avant la désignation des membres du groupe. Le Secrétariat de la Convention examinera ensuite les formulaires et devra établir s’il y a ou non un conflit d’intérêts. C’est sur la base de cette évaluation que les experts seront sélectionnés ou non pour faire partie du groupe d’experts [3].
Une frontière floue entre les conflits d’intérêts et les partis pris
Mais comment reconnaître une situation de conflit d’intérêts ? Le projet de décision propose une définition large. Ainsi, selon le projet de décision, le conflit d’intérêts correspond à « toute situation qui peut amener une personne raisonnable à penser qu’elle compromet l’objectivité de l’expert ou qu’elle lui confère un avantage indu. Un conflit d’intérêts désigne tout intérêt actuel d’un individu susceptible de : a) sérieusement compromettre l’objectivité de l’expert dans l’exercice de ses fonctions au sein d’un groupe d’experts, b) conférer un avantage indu à toute personne ou organisation ».
Cette définition repose sur des critères classiques du conflit d’intérêts, à savoir l’existence d’un intérêt et l’influence sur l’exercice impartial et objectif d’une fonction. Mais elle ne reprend pas le critère de l’interférence d’un intérêt avec un autre, présent dans plusieurs définitions du conflit d’intérêts [4]. Avec quoi l’intérêt identifié doit-il donc interférer ? Il est d’autant plus difficile de répondre à cette question que le projet de décision ne comporte pas de liste, fût-elle indicative, d’incompatibilités.
L’Union européenne et ses États membres ainsi que plusieurs organisations non gouvernementales telles que EcoNexus et Corporate Europe Observatory (CEO) préconisaient qu’un lien soit établi entre la définition du conflit d’intérêts et les objectifs de la Convention et de ses Protocoles. Ainsi, le conflit d’intérêts se caractériserait par l’interférence entre un intérêt donné et les objectifs de la Convention et de ses Protocoles. Par exemple, il y aurait conflit d’intérêts si un membre du groupe d’experts a des intérêts financiers dans le développement commercial d’une technique qui fait l’objet d’une discussion au sein de la Convention car allant potentiellement à l’encontre de ses objectifs d’utilisation durable de la diversité biologique par exemple. En revanche, il n’y aurait pas nécessairement conflit d’intérêts quand un membre d’un groupe d’experts travaille pour une organisation de défense de l’environnement puisque, par ses actions, l’organisation contribue à la réalisation des objectifs de la Convention.
Mais le projet de décision ne retient pas ce critère de l’interférence entre un intérêt privé et les objectifs de la Convention, représentant l’intérêt général. Il propose en revanche de distinguer le conflit d’intérêts du parti pris. Ce dernier « désigne un point de vue ou une perspective bien arrêté concernant une question particulière ou un ensemble de questions. Un point de vue que l’on pense être correct, mais qui ne confère aucun gain personnel ne constitue pas nécessairement un conflit d’intérêts, mais peut être un parti pris ».
Gérer plutôt qu’éviter les conflits d’intérêts ?
L’identification d’une situation de conflit d’intérêts n’empêche pas la nomination des experts concernés. Le projet de décision précise en effet qu’il s’agit d’éviter les conflits d’intérêts au sein des groupes d’experts « dans la mesure du possible ». Il ajoute même que le Bureau peut inclure des experts en situation de conflit d’intérêts quand il est « impossible ou peu pratique de constituer un groupe d’experts ayant toute la gamme de connaissances spécialisées requises pour lui permettre d’exécuter son mandat de manière efficace » sans leur présence.
Des conditions doivent être respectées dans un tel cas, mais elles sont assez souples. Ainsi, il faut qu’il y ait « un équilibre de ces intérêts potentiels d’une manière qui répond aux objectifs de la Convention et de ses protocoles selon qu’il convient et qui veille à ce que les produits du groupe d’experts soient complets et objectifs ». Quant aux experts en situation de conflit d’intérêts, ils doivent convenir de « mettre les informations concernant le conflit d’intérêts potentiel à la disposition du groupe d’experts et du public » et s’engager « à s’efforcer de contribuer aux travaux du groupe d’experts avec objectivité et à s’abstenir d’y participer lorsque cela n’est pas possible, ou en cas de doute ».
Mais la proposition fera sans doute encore débat. En effet, certains États comme l’Australie rejoignent la position de certaines entreprises représentées par CropLife. Ils estiment que « il est plus pertinent que cette procédure se concentre sur la gestion des conflits d’intérêts plutôt qu’à chercher à les éviter. […] il est impossible de constituer un groupe de véritables experts scientifiques et techniques qui ne viendront pas aux réunions sans qu’une quelconque activité professionnelle influence leur participation. L’essentiel est que ceci soit géré de manière appropriée ».
En revanche, d’autres Parties, comme les États-Unis, s’opposent à la possibilité d’avoir des experts en situation de conflit d’intérêts au sein d’un groupe d’experts. Selon les États-Unis, « la CDB devrait faire tout effort possible pour s’assurer que cela ne se produise pas, y compris si besoin en allongeant les délais ou en sollicitant d’autres nominations ». Abaisser le niveau d’exigence pourrait en effet potentiellement exposer les résultats des groupes d’experts à la méfiance et aux critiques.
Faut-il inclure les forums de discussion en ligne ?
Les forums de discussion en ligne ne sont pas concernés par le projet de décision. Comparables aux consultations publiques en France, ils sont créés par la Conférence des Parties pour soutenir les travaux des groupes spéciaux d’experts techniques. Les forums de discussion en ligne sont généralement ouverts à tous les participants intéressés, mais sans qu’aucun contrôle ne soit effectué.
Dans l’affaire des « gene drive files », une entreprise privée de relations publiques, Emerging Ag, avait recruté une soixantaine de scientifiques pour participer au forum de discussion en ligne mis en place au sein de la CDB afin de répondre aux multiples demandes de moratoire sur la technologie du forçage génétique (« gene drive »). Or, il s’est avéré que c’est la Fondation Bill et Melinda Gates qui avait versé les fonds à Emerging Ag pour cette coordonner cette action.
Plusieurs organisations souhaitaient par conséquent que les forums de discussion en ligne soient inclus dans la procédure visant à encadrer les conflits d’intérêts. EcoNexus indique ainsi que « l’expérience récente montre que les forums en ligne peuvent être faussés si des groupes spécifiques organisent des réponses concertées. […] il pourrait être opportun de demander aux participants de remplir une déclaration de conflit d’intérêts […] ». Mais, comme le reconnaît EcoNexus, l’absence de contrôle est aussi une garantie d’une large participation, notamment de citoyens… Si engager une réflexion peut sembler nécessaire, la recherche d’un juste équilibre l’est donc également.
Le projet de décision, qui sera examiné lors de la prochaine Conférence des Parties à la Convention qui commence dans quelques jours, est le premier du genre traitant de la question du conflit d’intérêts dans le cadre de la CDB. C’est donc seulement le début d’un processus, que certaines institutions ou agences internationales ont mis plusieurs années à mettre en place.
[1] , « États-Unis – Le forçage génétique financé par l’armée et la Fondation Gates », Inf’OGM, 4 décembre 2017
[2] Convention sur la diversité biologique, Projets de décision destinés à la quatorzième réunion de la Conférence des Parties à la Convention sur la diversité biologique, Septembre 2018, point 15.
[3] Selon les cas, ils sont sélectionnés par le Bureau de la Conférence des Parties ou par le Bureau de l’Organe subsidiaire chargé de fournir des avis scientifiques, techniques et technologiques.
[4] Par exemple, dans le cadre de l’Autorité européenne de sécurité des aliments, le conflit d’intérêts est défini comme « toute situation dans laquelle une personne a un intérêt susceptible de compromettre, ou qui peut être perçu comme pouvant compromettre, sa capacité d’agir de manière indépendante et dans l’intérêt du public dans le cadre du thème de travail effectué au sein de l’Autorité », Efsa, Efsa’s Policy on independence.