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Au-delà des « gènes »
Les biotechnologies et la biologie de synthèse réduisent, dans leurs usages, la science biologique à la science de molécules du vivant. Alors que ces technologies instrumentalisent le vivant, et cela sans recul, un courant de recherches, menées notamment en biologie cellulaire et en embryologie, démontre l’importance de considérer le vivant dans son intégralité. L’idée n’est pas neuve, mais mérite d’être reprise.
Parler de biologie n’est pas une mince affaire. Cette science a été définie en France au début des années 1800, par J.B. Lamarck, comme science de la vie. Mais qu’est-ce que la vie ? On peut certes donner les caractéristiques du vivant approchant sa réalité, mais définir précisément l’objet de cette science échappe plus que jamais aux » scientifiques » qui, pour la plupart, ne s’en préoccupent plus, la biologie étant devenue expérimentale [1]. De nos jours, cette science est enseignée sous forme de disciplines éclatées et séparées, et les » sciences de la nature n’ont plus rien à voir avec elle « [2]. Dans cette première approche, nous essayerons de voir au-delà des gènes ou, plutôt, de l’apparence donnée aux gènes.
Dogme de la biologie moléculaire des années 70 et épigénétique
Une question de biologie simple est celle de la différentiation des cellules : comment des cellules toutes issues d’une même cellule œuf chez les êtres pluricellulaires, avec le même patrimoine génétique, peuvent-elles se différencier les unes des autres pendant l’embryogenèse et parfois dans les tissus chez l’adulte ?
Le paradigme dominant dans les années 70 était celui du programme génétique qui donne des instructions sous forme de protéines ou d’ARN messager (on note la concordance des temps avec le développement de l’informatique et l’emploi du terme « programme » pour le patrimoine génétique). De nos jours, on parle de réseaux de gènes mais le schéma, même si plus complexe, reste le même.
Ce modèle instructif (qui donne des instructions) est régulé par des phénomènes épigénétiques qui peuvent être définis, de manière simplifiée, comme des processus qui interviennent non pas sur la séquence d’ADN, qui reste inchangée, mais sur l’expression des gènes et, in fine, sur la synthèse des protéines. Ils interviennent donc dans l’activité des gènes. Pour simplifier et par souci pédagogique, certains comparent ces phénomènes à des interrupteurs qui éteignent ou allument les gènes.
Les phénomènes épigénétiques sont connus depuis le début du XXe siècle, où ils étaient appelés » normes de réaction « . Jusqu’aux années 1990, ils ont été peu ou pas enseignés, éclipsés par la mécanique du dogme du » tout génétique « .
Certaines des modifications épigénétiques sont connues : groupements méthyles ajoutés à des endroits spécifiques de la séquence d’ADN, modifications chimiques des histones (protéines qui sont entourées par la double hélice d’ADN et permettant son » compactage « ), modifications spatiales de celle-ci, voire de chromosomes entiers, interventions d’ARN non codants comme les micro ARN, modifications de certains ARN messagers… Ces modifications peuvent interagir.
Ainsi, pendant la différenciation embryonnaire des cellules, sous l’action de signaux extracellulaires, ces modifications épigénétiques vont se mettre en place et provoquer dans certaines cellules l’expression de certains gènes donnant un certain type cellulaire, un certain tissu (musculaire par exemple), tandis que les gènes qui donneraient un autre type cellulaire (nerveux par exemple) sont réprimés.
L’origine des évènements épigénétiques est à rechercher dans l’environnement au sens large : environnement moléculaire de l’ADN dans la cellule, mais aussi les conditions physico-chimiques influant sur la nutrition des êtres vivants, les relations entre cellules, le microbiote, le stress, le vieillissement… chez les plantes et les animaux ; des facteurs sociaux, culturels… chez l’Homme. L’effet des perturbateurs endocriniens est également bien documenté [3].
Les modifications épigénétiques peuvent être transitoires, mais la plupart persistent quand le signal qui les a induites disparaît.
Concrètement, elles laissent des traces sur l’ADN et les histones, appelées “ marques épigénétiques ”. Celles-ci sont réversibles car des enzymes peuvent les enlever sous certaines conditions.
Un héritage nouveau
Au niveau somatique, les marques épigénétiques sont transmissibles d’une cellule à ses descendantes lors de la réplication de l’ADN. C’est ce qui se passe pendant le développement embryonnaire, permettant par exemple à une cellule de foie de rester une cellule de foie. Pendant la vie de l’organisme aussi, les cellules sont capables de » corriger » leurs marques épigénétiques pour maintenir leur spécificité. Ces différences épigénétiques expliquent également que les cellules d’un même tissu ne soient pas toutes au même stade physiologique : par exemple, certaines peuvent sécréter des hormones quand les autres n’en sont qu’au début de leur différentiation.
Les agents polluants environnementaux peuvent perturber la » carte » épigénétique des cellules et favoriser des maladies, comme les cancers [4].
Dans certains cas, ces épimutations peuvent être favorables : chez la souris, des cellules souches cutanées peuvent garder en mémoire des marques épigénétiques acquises lors d’une inflammation de la peau. Lors d’une agression secondaire, ces cellules vont informer les cellules adjacentes de réduire leur apoptose (suicide cellulaire). Elles se multiplieront donc, comblant la blessure plus rapidement. Au passage, on voit ici que la communication entre les cellules est un phénomène biologique fondamental dans un organisme pluricellulaire : le in vivo se distingue donc fondamentalement du in vitro, où les cellules sont isolées.
Lors de la reproduction sexuée, chez les plantes et les animaux, on a montré depuis quelques années que certaines marques épigénétiques passent des parents à leur descendance. Nous léguerions donc à nos descendants autre chose que des séquences d’ADN, et ceci sur plusieurs générations. Cela remet donc en discussion les théories de Lamarck sur l’hérédité des caractères acquis.
Tout n’est pas élucidé, loin de là. En effet, lors de la formation des gamètes puis de l’embryon, les marques épigénétiques sont effacées pour la très grande majorité des gènes : cette « remise à zéro » ou réinitialisation du compteur épigénétique permet la totipotence de la cellule œuf, c’est-à-dire sa capacité à donner naissance à tous les types de cellules.
Cependant, comme observé pour les plantes [5], des chercheurs ont montré chez les souris [6] que les marques épigénétiques pouvaient échapper à ces deux vagues de reprogrammation si celles-ci avaient été soumises à des agents polluants ou à des stress (les ARN non codants seraient impliqués dans ce cas, chez les plantes comme les animaux). Les effets de ces expositions : perturbations hormonales, obésité, stérilité, comportement phobique… se retrouvent chez les petits enfants qui n’ont pas été exposés. Les chercheurs en déduisent une transmission intergénérationnelle qui irait jusqu’à la 5e génération. Chez les plantes, ces phénomènes existent et seraient transmissibles jusqu’à 13 générations.
Et chez l’Homme ? Une étude menée en Suède (Överkalix) montre que les petites-filles (et non les petits-fils) des grand-mères exposées, dans le passé, à de fortes disettes répétées présentaient un risque plus élevé de mourir de maladies cardiovasculaires. On relève aussi le cas des femmes hollandaises malnutries pendant la Seconde Guerre mondiale dont les filles et petites-filles sont toujours très petites. Cette transmission échappe aux lois de l’hérédité, ce qui privilégie l’hypothèse de la voie épigénétique. Des marques épigénétiques » favorables » qui seraient transmises ne sont pas exclues, mais elles ne sont simplement pas recherchées [7].
La recherche concernant les phénomènes épigénétiques fait progresser les connaissances. Nous espérons cependant que ces connaissances ne seront pas détournées dans un but utilitaire, comme c’est le cas avec celles concernant les gènes, utilisées au profit de biotechnologies invasives. Cela semble pourtant être déjà le cas, puisque les outils de modification épigénétique existent.
Ainsi, la régulation épigénétique des gènes est-elle un premier pas qui montre que les gènes ne font pas tout. Mais à force d’épigénétique, que devient le modèle des années 70 ?
Un dogme à l’envers ?
Certains chercheurs vont beaucoup plus loin et remettent en cause le modèle instructif du dogme central de la biologie, même amélioré d’épigénétique.
Partant de l’observation, dans les années 1990, du fait qu’il existe une très grande variabilité dans l’expression des gènes, certains chercheurs comme J.J. Kupiec se sont attachés à montrer que cette variabilité était due à leur expression aléatoire [8]. Ils considèrent que ce caractère d’expression aléatoire serait la propriété première des cellules. Cette théorie s’oppose à la vision déterministe qui fonde la notion de programme génétique : selon J.J. Kupiec, » ce moteur aléatoire au niveau génétique et moléculaire serait contrôlé par le niveau cellulaire sur le mode de la sélection naturelle « [9].
Dans cette théorie, les cellules souches, que ce soit dans l’embryon ou dans un tissu chez l’adulte, commencent par exprimer leurs gènes au hasard, ce qui se traduit par un contenu en ARN et en protéines d’une très grande diversité (variabilité) qui conduit à une grande diversité des cellules. Puis, les interactions entre ces cellules contraignent alors celles-ci à se stabiliser sous un certain type cellulaire par les processus de sélection naturelle (darwinienne). Ainsi, la diversité sera réduite aux types cellulaires opérationnels et viables dans l’embryon ou l’adulte.
La démonstration expérimentale du pic de variabilité précédant la différenciation cellulaire a été faite en 2016 [10].
Henri Atlan, un autre biologiste, propose aussi de revoir la conception du génome comme programme pour le vivant : ce serait les phénomènes cellulaires et leur dynamique qui seraient le programme, les » donneurs d’ordre « , même si ce programme cellulaire traite des données fournies par l’ADN [11].
Le gène : un concept en évolution
Des » facteurs héréditaires » de Mendel à sa définition matérialiste d’aujourd’hui comme “ séquence codante de nucléotides ”, la notion de gène évolue. C’est un concept qui n’a jamais été défini de façon claire et qui, au fil des découvertes actuelles, change encore de visage. Le gène, c’est un peu l’Arlésienne de la génétique : on en parle, on en use, en abuse et mésuse, mais on ne le voit jamais [12].
Les interférences avec l’environnement que l’on a essayé, en partie, de décortiquer nous montrent que la nature a plus d’un tour dans son sac et qu’un vivant à commandes multiples est envisageable. Notre conception du vivant évolue.
Il faudrait le dire avec force dans ces temps où certains, le nez dans l’ADN, voudraient modifier des métabolismes fondamentaux de la vie sur Terre [13], ou infléchir son évolution [14], en se basant sur la biologie moléculaire des années 70, dépassée depuis longtemps.
[1] Sur ce sujet, on lira de très belles pages dans le livre d’André Pichot, biologiste et historien des sciences : Histoire de la notion de vie, Gallimard, 1993.
[2] Erwin Chargaff, Le feu d’Héraclite, Éditions Viviane Hamy, page VIII, 2006.
Chargaff a découvert la complémentarité des bases dans l’ADN, aux conséquences fondamentales, mais porte un regard très critique sur la biologie moléculaire.
[3] Voir le DVD de C. Vélot : Perturbateurs endocriniens et impacts sur nos gènes, Christian Vélot, CriiGen, 2019, durée 2h40. , « Nouveaux OGM et perturbateurs endocriniens… en conférences filmées ! », Inf’OGM, 11 juillet 2019
[4] « Epigénétique – Un génome, plein de possibilité ! », Inserm, 18 août 2017.
[5] Sciences et Avenir, « Quel est l’impact de l’hérédité de certains « souvenirs » chez les plantes ? », Anouk Tomas, 16 décembre 2020.
[6] Pour la science, n°449, mars 2015, page 64, « Un héritage d’un nouveau genre ».
[7] European Childhood Obesity Group (ECOG), « L’épigénétique dans les réponses transgénérationnelles aux impacts environnementaux : faits et lacunes », Claudine Junien, 2015.
[8] L’expression d’un gène est le fait qu’il donne naissance à une ou des protéines ou des ARN.
[9] Le Monde, « Darwin dynamite la génétique », Sylvestre Huet, 27 décembre 2016.
[10] Pour la Science n°509, « Il faut renoncer aux lois de Mendel », Olivier Gandrillon (ENS Lyon), 18 février 2020.
[11] André Pichot, Histoire de la notion de gène, page 231, op. Cit.
[12] ibid.
[13] , « Les applications industrielles de la biologie de synthèse », Inf’OGM, 3 mars 2022.
[14] , « Des mammouths 2.0 pour lutter contre le réchauffement climatique ? », Inf’OGM, 11 janvier 2022.