n°178 – janvier / mars 2025

Vers le séquençage du génome de 1,8 millions d’espèces

Par Eric MEUNIER

Publié le 01/01/2025, modifié le 08/04/2025

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La diversité biologique peut-elle échapper à tout risque de biopiraterie quand une partie de celle-ci est numérisée dans des ordinateurs ? La réponse dépend de négociations en cours au sein d’instances internationales. En attendant, un projet international de séquençage du génome de toutes les espèces eucaryotes connues avance dans sa prospection. Financé indirectement par des acteurs du domaine informatique et de l’« intelligence artificielle », ce projet espère pouvoir contourner certaines règles grâce à des outils de travail plus performants.

Le séquençage et l’enregistrement dans des bases de données informatiques du génome d’organismes vivants composant la diversité biologique est une des clefs de voûte de l’appropriation du vivant en cours. Ces informations, nommées « informations de séquences numérisées » (DSI), font l’objet de négociations à l’international au sein de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa) et de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) pour établir les conditions nécessaires pour protéger la biodiversité de toute biopiraterie. Loin d’être un sujet fantasmé, un projet en cours depuis 2008 rend compte des enjeux faramineux liés à ces DSI : le Earth BioGenome Project.

Lancé en 2008, ce projet apparut dès le départ démesuré, puisque visant à séquencer le génome des 1,84 million d’espèces eucaryotes (organismes à cellules possédant un noyau) connues, sur les 12 à 15 millions estimées. Annoncé pour un coût estimé à 4,7 milliards de dollars, ce projet se trouve aujourd’hui à quatre ans de la fin de son calendrier théorique et l’objectif de séquençage des 1,5 millions génomes d’espèces eucaryotes connues paraît encore très loin. Le génome de « seulement » 3 039 espèces a en effet été séquencé.

Un réseau de projets

Ce Earth BioGenome Project est un projet parapluie qui couvre de multiples autres projets. Au nombre de 64, ces derniers peuvent se différencier les uns des autres pour des raisons géographiques ou d’organismes séquencés. On peut ainsi trouver le 1,000 Chilean Genomes, qui vise à « déchiffrer les génomes d’animaux, plantes et micro-organismes endémiques au Chili ». L’African Biogenome Project vise lui à « construire les capacités (et infrastructures) permettant de générer, analyser et déployer les données génomiques pour l’amélioration et l’utilisation durable de la biodiversité et de l’agriculture au travers de l’Afrique ». L’Union européenne est présente avec le European Reference Genome Atlas (ERGA) Umbrella, qui est « une initiative communautaire pan-européenne pour coordonner la génération de génomes de référence représentant la biodiversité eucaryotique européenne ».

Les projets peuvent également cibler des types d’organismes. Le projet Ocean genomes veut ainsi « accélérer et dimensionner la production librement accessible de génomes de référence de vertébrés marins » présents dans tous les océans. Les profondeurs océaniques ne sont pas oubliées puisque le Deep-ocean genomes project se charge d’aller explorer et prélever des spécimens à séquencer. Le Polar Genome Project vise à « encourager la recherche sur les caractéristiques et fonctions uniques du génome qui permettent des procédés biologiques uniques et puissants chez les organismes polaires ». Primates, poissons, oiseaux, insectes, crabes, papillons, fourmis, amphibiens, abeilles… font également l’objet de projets dédiés.

Un projet pour « les peuples indigènes et communautés locales »

Le projet Wise ancestors présente une certaine originalité parmi les projets affiliés. Sa mission est de « cocréer et développer des projets de recherche spécifiques à des espèces avec les peuples indigènes et les communautés locales dans le but de produire des informations génomiques, renforcer les efforts de conservation par les populations indigènes et communautés locales, et soutenir la souveraineté indigène sur les données ». Ce projet coordonne le travail de chercheurs et communautés locales pour séquencer le génome d’espèces connues et utilisées par ces communautés locales, et recueillir les savoirs traditionnels associés. Des savoirs indispensables pour connaître les caractéristiques de tel ou tel organisme prélevé.

Côté financement, il affiche avoir pour seule source de subventions l’Institut pour le futur de la vie (Future of Life Institute). En Europe, cet institut est enregistré au Registre de transparence pour avoir eu des rendez-vous avec des membres de la Commission européenne et du Parlement européen, entre 2021 et 2024, à propos de la législation sur l’« intelligence artificielle ». Cet institut, qui redistribue les dons reçus sous forme de subventions, compte parmi ses donateurs Vitalik Buterin, cofondateur de la cryptomonnaie Ethereum, Jaan Tallinn, fondateur du logiciel Skype, ou encore, en 2015, Elon Musk, cofondateur de Space X, Tesla, PayPal, OpenAI.

Des risques de biopiraterie ?

Une des questions que pose le Earth BioGenome Project relève de la propriété intellectuelle. Le séquençage des génomes alimente des bases de données informatiques qui stockeront les DSI. Ces DSI constituent une source d’informations qui peuvent être utilisées par certains pour mettre au point une « invention » et réclamer un brevet associé. Ces brevets couvriront les informations constituant l’invention et tout organisme contenant ces informations. Le récent cas d’un brevet de KWS sur des plantes de maïs résistant au froid, contesté sans succès devant l’Office européen des brevets (OEB), et menaçant la valorisation commerciale du travail d’obtenteurs ayant sélectionné des maïs résistant au froid avant la demande de brevet, le montre.

Dans le cas du Earth BioGenome Project, des « bonnes pratiques » ont été énoncées pour rassurer sur le fait que tous les prélèvements effectués dans la biodiversité terrestre soient réalisés dans le respect des règles internationales. L’approche est que « les collecteurs d’échantillons devraient s’assurer que toutes les permissions locales et nationales sont respectées et qu’il existe un enregistrement de ces permissions auquel se référer en cas de questions sur la légalité d’obtention des dits échantillons ». Le conditionnel utilisé dans cette phrase, comme dans le reste des « bonnes pratiques pour la collecte d’échantillons », interroge ; le respect des règles nationales ou internationales étant rarement une option. Un conditionnel qui ne colle que peu avec le rappel aux collecteurs que le Protocole de Nagoya impose pour tout prélèvement et transport de spécimens une procédure établie : obtenir un consentement préalable et un accord de partage des avantages, oubliant par contre l’indispensable accord de transfert de matériel. Surtout, ce guide des bonnes pratiques évoque que le travail puisse être simplifié par les outils d’« intelligence artificielle ». Le Earth Biogenome Project « encourage les activités qui simplifient et systématisent des procédures standards et des protocoles facilitant la « containérisation » des extractions, séquençages et activités d’assemblage. La containérisation signifie un monde dans lequel un simple laboratoire portable pourrait héberger tout ce qui est nécessaire pour passer d’un échantillon à une séquence […]. Cela allégerait la pression liée aux requis du Protocole de Nagoya et le budget dépensé dans des coûts de transport croissant pour maintenir la chaîne du froid ».

Ce souhait repose, en creux, sur l’absence de définition et de statuts juridiques des DSI. De nombreuses négociations sont en cours à l’international, qui sont l’occasion de voir des acteurs, notamment d’Europe et d’Amérique du Nord, pousser pour que les DSI ne soient pas soumises aux règles encadrant l’exploitation de la biodiversité. Si sortir un organisme du pays où il se trouve nécessite aujourd’hui d’obtenir un accord de transfert de matériel, plusieurs pays considèrent que tel ne devrait pas être le cas pour des DSI. Sous cet angle, le Earth BioGenome Project soulève la question des risques de biopiraterie d’une manière encore plus exacerbée. D’autant que cet accès en violation de toute obligation d’accord de transfert de matériel est déjà irréversible auprès de multiples bases de données électroniques de DSI en accès libre, ainsi que pour les collections publiques de ressources génétiques qui ne documentent pas l’origine des organismes physiques séquencés ou mis à disposition sous forme physique, tout comme de multiples collections privées.

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