n°177 - octobre/décembre 2024

Les brevets dans le biocontrôle

Par Denis MESHAKA

Publié le 01/10/2024, modifié le 25/11/2024

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Le secteur du biocontrôle utilise le système des brevets pour protéger ses « inventions ». Organismes vivants modifiés, ARN interférent, micro-peptides et même des compositions à base de produits naturels sont couverts par des brevets détenus notamment par l’agro-industrie. Ces brevets constituent une nouvelle épée de Damoclès au-dessus des paysans.

La bataille pour le développement de nouveaux intrants agricoles qui se joue dans les laboratoires a aussi lieu dans les offices de brevets. Dans le domaine du biocontrôle, on brevète des procédés et des produits agissant sur les plantes et leurs activités biologiques. Cet article aborde, d’une part, les brevets de biocontrôle à caractère « biotech » et, d’autre part, ceux concernant les compositions à base de substances naturelles et « préparations naturelles peu préoccupantes » (PNPP). L’ensemble de ces brevets est une menace pour les agriculteurs. Nous avons mené des recherches de brevets pour identifier des tendances sur les propriétaires des brevets et l’objet de leurs monopoles.

Un paysage des brevets « biotech » récent et concurrentiel

Des recherches de brevets ont d’abord été effectuées sur les mots-clés suivants : virus modifiés, bactéries modifiées, ARN interférents (ARNi), micro-peptides… (« produits biotech »). Les résultats concernant ce domaine du biocontrôle à caractère « biotech »i révèlent que, parmi les principaux propriétaires de droits de brevets, on retrouve sans surprise des entreprises agrochimiques : Pioneer Hi-Bred (PHB), sa maison mère Corteva, DuPont, Bayer-Monsanto, mais aussi des entreprises émergentes telles que Pivot Bio et Pebble Lab (voir figure 1).

Figure 1. Nombre de familles de brevets par propriétaire sur le biocontrôle « biotech » (source : Lens.org). Corteva regroupe désormais les divisions agricoles de Dupont, Dow et Pioneer. Ainsi les trois premières lignes de ce schéma pourraient être fusionnées, ce qui montre l’importance de cette multinationale dans la course aux brevets.

Selon nos critères de recherche, Pioneer Hi-Bred serait le plus large détenteur de famillesii de brevets, principalement autour de la résistance aux insectes. Sont notamment couvertes des compositions de bactéries codant pour des toxines protéiques dotées d’une telle résistance, par exemple la bactérie Pantoea agglomeransiii. Bayer détient, de son côté, des brevets clés sur la technologie d’ARNi héritée lors de son acquisition de Monsanto en 2018. Plus particulièrement, un brevet européen affiche une portée très large, puisqu’il couvre une « composition destinée à délivrer un polynucléotide [NDLR : l’ARNi est un polynucléotide] à partir de la surface extérieure d’une plante ou d’une partie de plante vers l’intérieur d’une cellule de plante, comprenant au moins un polynucléotide et au moins une enzyme lipase. »iv Ce brevet n’a fait l’objet d’aucune opposition à l’Office européen des brevets (OEB). Des brevets étasuniens équivalents à ce brevet européen ont également été délivrés. Cette technologie a été vivement critiquée dans une étude de 2020 des Amis de la Terrev. Comme le rapporte l’organisation Grain en juin 2024vi, Bayer-Monsanto avait par ailleurs, en 2013, renforcé sa position mondiale sur les « biopesticides » en investissant fortement dans Agbiome. Cette entreprise de Caroline du Nord (États-Unis), revendue depuis par Bayer, en avril 2024, développe des compositions de biocontrôle comprenant des bactéries résistantes à des bactériophages pour « lutter contre un ou plusieurs nuisibles de plantes », par exemple la souche Bacillus pumilus QST 2808vii.

Les sociétés Pivot Bio et Pebble Labs, qui s’immiscent entre les multinationales, ont été respectivement fondées en 2011 et 2017. Pebble Labs utilise l’ARNi et des micro-organismes modifiés (MGM) pour lutter contre les pathogènes des plantes et des animaux. Ses technologies brevetées couvrent notamment des bactéries génétiquement modifiées (GM) capables de coloniser les hôtes cibles et de délivrer des molécules d’ARNi contre, par exemple, le virus de la maladie de la tâche blanche (WSSV) dans l’aquacultureviii. Pivot Bio s’est, pour sa part, spécialisée dans le développement de MGM capables de fixer l’azote atmosphérique pour le fournir aux plantes. Cette technique est promue comme permettant de réduire la dépendance aux engrais azotés synthétiques.

On peut également mentionner l’entreprise Greenlight Biosciences, qui détient des brevets sur des pesticides génétiques à ARNi, une technique ayant fait l’objet d’expérimentations privées en plein champ en France en 2020 et 2021 (p.5-7)ix. Autre technologie, les micro-peptides dits « naturels » arborant des fonctions « biopesticides » sont également brevetés, certains par une entreprise française : Micropep Technologies. Bien qu’ils soient constitués d’acides aminés, ces micro-peptides imitent la nature sans pourtant être naturels. Ils sont en effet développés via une « plateforme brevetée » utilisant des outils informatiquesx.

Un accroissement des droits de brevets sur ces produits de biocontrôle « biotech » a eu lieu à partir des années 2010 (figure 2). Ceci illustre peut-être ce qui a été présenté comme le « virage  » écologique  » » amorcé au début des années 2000 par une agro-industrie qui dit vouloir diminuer les engrais chimiques traditionnels au profit de ses solutions génétiques.

Figure 2. Nombre de familles de brevets publiées sur le biocontrôle « biotech » (source : Lens.org).

La prolifération de « solutions » brevetées induit le développement de monopoles. Mais ces visées monopolistiques ne s’arrêtent pas là puisqu’un autre type de « biocontrôle naturel » fait lui aussi l’objet de droits de brevets.

La nature, continuelle victime d’appropriation

L’industrie ne se contente pas de breveter des organismes GM, de l’ARNi ou des micro-peptides pour ses programmes de biocontrôle. Elle vise également la privatisation de compositions à base de produits naturels. En effet, aussi surprenant que cela paraisse, des brevets peuvent bien être obtenus sur des compositions faites de produits naturels, ou PNPPxi. Un produit naturel ne peut être breveté, mais une nouvelle composition, même de produits naturels, inventive et avec des applications industrielles, peut devenir brevetable.

Par exemple, des brevets ont été accordés pour des compositions spécifiques utilisant des extraits de neem (margousier), d’ail, d’urine bovine… Ceci montre que même des ingrédients connus peuvent être brevetés lorsqu’ils sont combinés de manière « innovante ». Neem Biotech Limited a par exemple déposé plusieurs brevets, notamment pour des compositions antimicrobiennes combinant des extraits d’ail avec d’autres bioflavonoïdes et acides organiques. Un autre exemple est un brevet délivré à la société Grace pour une composition antifongique dérivée de l’huile de neem qui a été formulée avec des surfactants spécifiques pour en améliorer l’efficacité. Ce cas connu de biopiraterie a abouti à la révocation du brevet européen pour défaut de nouveauté, car les vertus fongicides du neem sont une connaissance indienne ancestrale. Très récemment, un brevet étasunien intitulé « compositions pesticides à base d’huile naturelle » a été délivré à la société canadienne Terrameraxii. Son titre n’est pas trompeur puisque le principal ingrédient actif revendiqué est… « de l’huile pesticide naturelle », en l’espèce de l’huile de neem, de karanja, de cumin, d’origan ou de thym…

Des préjudices potentiels pour l’agriculture paysanne

Qu’ils soient d’origine « biotech » (ou issus de chimie de synthèse, de mutagenèse…) ou pseudo « naturels », les brevets couvrant les produits de biocontrôle menacent de fait les paysans et les agriculteurs traditionnels. Ces derniers sont en effet susceptibles d’utiliser des préparations contenant naturellement la matière biologique couverte par le brevet « biocontrôle » sans avoir aucun moyen de prouver qu’ils n’ont pas cherché à utiliser l’invention brevetée.

Le cas des compositions naturelles ou PNPP non enregistrées officiellement comme telles est potentiellement tout aussi inquiétant. Par définition, de telles compositions sont naturelles. Si les connaissances agricoles ou compositions « de grand-mère » deviennent le nouveau terrain d’appropriation de l’agro-industrie, cela pourrait créer une barrière d’accès à des substances naturelles, pour certaines utilisées ancestralement. En outre, cette monopolisation de ressources génétiques impliquerait, en cas de litige, soit que les brevetés prouvent la nouveauté et l’inventivité de leur composition, soit que les paysans et agriculteurs prouvent que leur compostions étaient bien utilisées ancestralement. C’est un problème similaire à celui rencontré avec les brevets sur les nouvelles techniques génomiques (NTG) : le renversement de la charge de la preuve. Ce principe implique qu’il peut être demandé aux paysans et petits obtenteurs de prouver qu’ils ne sont pas contrefacteurs, au lieu de demander aux détenteurs de brevets de montrer que leurs produits brevetés sont effectivement contrefaits…xiii

i Menées sur la base Lens (www.Lens.org), les deux recherches ont utilisé d’une part, pour le volet « produits biotech », une combinaison des mots clés « biocontrol », « agriculture », « modified virus », « modified bacteria », « interfering RNA », « iRNA », « micropeptide ».

ii Une « famille » comprend les droits de brevets (demandes de brevets et brevets délivrés) pour différents pays et concernant le ou les mêmes objets.

iii Demande de brevet US 2022/0195454 « Bacterial Strains With Toxin Complex for Insect Control » de Pionner Hi Bred

iv Revendication principale du Brevet européen EP3302053 délivré le 17 mars 2021.

v Friends of the Earth US, « Gene-Silencing Pesticides: Risks and Concerns », Octobre 2020.

xii Brevet US11980193 délivré le 14 mai 2024.

Enquête

Le mirage du biocontrôle

Le biocontrôle est une notion récente qui regroupe des réalités diverses. C’est un concept qui a été développé principalement par l’industrie pour « répondre », officiellement, à la demande de la société de réduire l’usage des pesticides chimiques de synthèse. Les produits de biocontrôle lui donnent l’occasion de créer un nouveau marché florissant. Cette notion, d'une part, empiète sur d’autres réalités agronomiques, comme la lutte biologique ou les préparations naturelles, et, d'autre part, recouvre des solutions biotechnologiques. Philosophiquement et fondamentalement, PNPP et produits de biocontrôle sont très différents. Le législateur, en France, a voulu encadrer ces pratiques paysannes en leur appliquant des normes pour en restreindre l’usage. En parallèle, le concept de biocontrôle a, lui, été encadré par les pouvoirs publics pour en favoriser le développement. L’industrie ne souhaite pas que les PNPP concurrencent leurs produits brevetés, d’où la réglementation inadaptée qui les maintient dans l’illégalité. Nous décortiquons comment plusieurs organisations en faveur du biocontrôle s’imbriquent, comment les multinationales de l’agro-industrie ont très rapidement mis la main sur les entreprises qui avaient développé des produits de biocontrôle. Plus de 500 produits sont officiellement reconnus comme « biocontrôle » par le ministère de l'Agriculture. Dans cette enquête, nous insistons sur la possibilité que, petit à petit, des produits issus de biotechnologies trouvent leur place au sein des produits de biocontrôle. Tous ces nouveaux produits induisent des risques environnementaux et sanitaires, dont l'évaluation est lacunaire.
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