n°177 - octobre/décembre 2024

L’ARN interférent : une face cachée du biocontrôle

Par Annick BOSSU

Publié le 01/10/2024, modifié le 25/11/2024

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Depuis une vingtaine d’années, les biotechnologies à ARN sont connues dans le domaine médical. Dans une même stratégie de techno-solutionnisme, voici venir les ARN interférents (ARNi), qui vont « protéger » les plantes et remplacer les pesticides chimiques de synthèse, nous dit l’industrie. Ces pesticides à ARN seraient « une solution durable voire indispensable à la transition agroécologique ». A peine découverts, encore méconnus, ils sont déjà utilisés dans les champs aux États-Unis et pourraient bientôt arriver en Europe.

Dans sa présentation du biocontrôle, le ministère français de l’Agriculture ne parle pas d’ARN interférent. Cependant, le plan Ecophyto 2030 demande aux experts en « protection » des cultures « de donner un premier aperçu des alternatives envisageables [aux substances chimiques] en indiquant pour chaque grand type de méthodes non-chimiques (agronomiques, physiques, génétiques, etc.), les usages urgents potentiellement concernés »i. L’ARN interférent est concerné car intégré à une méthode génétique. Des chercheurs de Syngenta ne s’embarrassent pas de telles considérations et titrent un de leurs articles : « Biocontrôles à base d’ARN – Un nouveau paradigme dans la protection des cultures »ii. Qu’est-ce que l’interférence à ARN et quelle exploitation en fait-on dans le domaine du biocontrôle ?

Des ARN découverts depuis peu, mais qui ont une longue histoire

Dans les années 70, les ARN paraissaient être de simples intermédiaires entre ADN et protéines. On parlait alors de deux types d’ARN : les ARN messagers codants qui transmettent le message du gène (ADN) dans le cytoplasme de la cellule et qui sont à l’origine de la synthèse des protéines, et les ARN non-codants (ARN ribosomiques et ARN de transfert), indispensables à la traduction de l’ARN messager en protéinesiii.

Oui mais… seulement 2% de l’ADN code pour des protéines. Longtemps appelé ADN poubelle, les 98% restants se sont avérés, à la fin des années 80, fort intéressants. Une partie de cet ADN code pour des ARN non traduits en protéines, mais qui vont interférer sur… l’ARN messager (ARNm) et modifier ainsi la production de protéines. Ils répriment (bloquent) le plus souvent la traduction de l’ARNm en protéines. Celles-ci ne seront plus produites. Ces ARN sont appelés ARN interférents (ARNi). On parle de la mise sous silence du gène, il ne s’exprime plus. Plus rarement, les ARNi agissent sur le gène lui-mêmeiv.

L’interférence à ARN est un processus cellulaire naturel, découvert fortuitement chez des pétunias transgéniques, puis un champignon GM. Ce processus a ensuite été expérimenté par des chercheurs sur le nématode Caenorhabditis elegans, un petit ver qui sert de modèle de laboratoirev. Ce type de modification fait partie des modifications épigénétiques et peut être transmise à la descendance sur plusieurs générations. Les processus d’interférence à ARN existent chez tous les eucaryotesvi : animaux, végétaux et champignonsvii. Ils sont notamment impliqués dans les phénomènes de régulation, de prolifération, de différenciation et d’apoptose (suicide) cellulaires. Chez les plantes, ils participent aussi aux processus de défense contre les agresseurs. Les ARNi circulent dans les organismes par les fluides biologiques (sérum, sève…)viii ou par échanges cellulaires directs.

Deux types de petites molécules d’ARN, dont la taille est comprise entre 21 et 23 nucléotidesix, sont connues pour provoquer un phénomène d’interférence à ARN :

Ils peuvent tous deux êtres produits par la cellule elle-même, à partir de l’ADN. Ils sont alors d’origine endogène, mais certains sont aussi exogènes. Chez les mammifères, on a retrouvé jusqu’à 5% de ARNmi d’origine exogène dans leurs cellules. Ces ARNmi proviennent de l’alimentation végétalex. Les ARNsi exogènes proviennent de virus à ARN, notamment de plantes. Les ARNsi sont considérés spécifiques d’une séquence d’ARNm. Les ARNmi le seraient moins. Une centaine d’ARNi ont été découverts à ce jour. C’est un monde encore méconnuxi.

La présence d’ARNi chez les plantes et les animaux montre que l’interférence à ARN préexistait à la séparation de ces deux règnes. C’est un ancien mécanisme de défense cellulaire qui serait apparu il y a plus d’un milliard d’années. Sa conservation au cours du temps montre que c’est un mode de régulation majeur de l’expression génique des eucaryotes. Depuis ce temps, les ARNi se diversifient.

Domaines d’application de l’ARNi

Des utilisations d’ARN interférent synthétique copié sur les molécules naturelles existent depuis les années 2000. Ces techniques et produits sont brevetés.

En premier lieu, l’interférence à ARN est un outil des sciences fondamentales pour étudier la fonction des gènes. Elle permet d’analyser les conséquences de la perte de fonction d’un gène.

Dans le domaine médical, l’ARNi synthétique est déjà à la base de certains médicamentsxii.

Dans le domaine agricole, les pesticides à ARNi sont censés combattre les ravageurs des plantes en réduisant au silence certains de leurs gènes vitaux. C’est ce raisonnement mécaniste qui est appliqué.

Un puissant outil de biocontrôle des plantes ?

Trois stratégies utilisent actuellement les technologies à ARNi pour protéger les cultures de leurs ravageurs (insectes, champignons, micro-algues…) ou pour corriger des résistances qui se sont établies.

La première stratégie consiste à pulvériser une préparation contenant des pesticides à ARNi sur les plantes, le plus souvent les feuilles. Ainsi, lorsqu’un insecte, par exemple, mange la feuille, il ingère l’ARNi. Il est attendu que celui-ci aille réprimer un ou des gènes vitaux. La protéine vitale ne sera plus produite et l’insecte mourra. Ce spray contient également d’autres composants pour « améliorer » son efficacité ou pour éviter que l’ARNi se dégrade à l’air (on peut les encapsuler dans des nanoparticules).

On peut aussi réaliser des trempages de racines ou des inoculations des troncs d’arbres pour que l’ARNi soit plus vite véhiculé vers le lieu d’intervention choisixiii.

Ce sont les entreprises de biotechnologies qui développent des sprays pesticides ARNi, notamment Bayer, BASF, Syngenta… Un spray ARNi est déjà autorisé en biocontrôle aux États-Unis depuis 2023 : un pesticide à ARNi (nommé Calantha) contre le doryphore (parasite majeur de la pomme de terre) produit par GreenLight Biosciencesxiv. Ce pesticide est fabriqué industriellement en fermenteurs à partir de plasmides bactériens (petits ADN circulaires modifiés) dans l’usine de Greenlight, à Rochester (États-Unis)xv. D’autres sont sur le point d’être commercialisés.

Simplissime dans son principe, cette technique rencontre des obstacles dans sa mise en œuvre, d’une part dans la mise au point de la préparation pulvérisable, car les molécules d’ARNi sont relativement grandes et chargées électriquement. D’autre part, certains ravageurs, comme des papillons et des diptères, sont peu sensibles à l’ARNi… Rien n’est simple en biologie !

Cependant, l’industrie défend cette stratégie par application externe d’ARNi, qui lui permet, pour le moment, d’échapper à la législation sur les OGM. Au niveau européen, les pesticides à ARNi tombent hors du champ d’application des textes réglementaires encadrant les OGM, tels que la directive européenne 2001/18. Ils sont couverts par le règlement CE n°1107/2009 concernant la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiquesxvi.

Une autre utilisation de l’ARNi en agriculture

L’industrie cherche aussi avec cette technologie à réprimer les gènes de résistance au glyphosate dans des « mauvaises herbes » devenues résistantes. L’idée est de les rendre à nouveau vulnérables à l’herbicide. Un spray combinant glyphosate (RoundupTM) et ARNi (BioDirectTM) est développé par Monsanto pour combattre les mauvaises herbes résistantes au glyphosate. Ainsi, ce dernier sera toujours vendu.

La deuxième stratégie est plus ancienne mais toujours d’actualité : faire produire l’ARNi par des plantes transgéniques.

Ces plantes sont génétiquement modifiées pour exprimer des ARNmi qui, une fois ingérés par un ravageur, vont inhiber des gènes à l’origine d’une voie métabolique indispensable à ce dernier et le tuer. D’après les concepteurs, l’avantage sur les pulvérisations serait que la plante soit protégée en permanence.

Les États-Unis ont approuvé, en 2017, un tel maïs transgénique de Monsanto. MON 87411 est une variété de maïs génétiquement modifiée de façon à lutter contre la chrysomèle occidentale des racines du maïs (Diabrotica virgifera virgifera)xvii. Il est à noter que ce maïs est triplement GM : il est insecticide Bt rendu tolérant au glyphosate et il produit des ARNi… ou comment faire d’une pierre trois coups ! Il est autorisé à la culture dans certains pays. Dans l’UE, son autorisation à l’importation en tant que denrée alimentaire pour l’espèce humaine et les animaux est en cours d’examen.

Cette technologie des plantes GM productrices d’ARNi réprimant des gènes vitaux a été également utilisée pour lutter contre des virus de plantes, notamment chez la betterave, le maïs, la papaye, le prunier, le riz, la vignexviii.

Une troisième stratégie consiste à utiliser des micro-organismes (bactéries, virus et champignons) génétiquement modifiés pour produire de l’ARNi.
Ils seraient répandus par sprays sur les cultures. Les plantes assimileraient ainsi les micro-organismes et transmettraient l’ARNi aux ravageurs. Le virus de la mosaïque du tabac modifié pour générer de tels ARNi est un bon candidatxix.

Une spécificité contestée

En fait, les ARNi utilisés ne se comportent pas de façon aussi spécifique que prévue. Il est prouvé que, chez le ravageur ciblé, ils désactivent non seulement le gène cible, mais aussi des gènes collatéraux de séquence similaire. Cela s’explique par la séquence courte (21-23 nucléotides) des ARNi : plus une séquence génétique est courte, plus grande est la probabilité de retrouver des séquences similaires dans l’ARN messager des organismes qui seront en contact avec cet ARNixx.

Il est à noter que la similitude des séquences peut aussi conduire à désactiver des gènes non prévus chez des organismes qui n’étaient pas ciblés par l’ARNi. Les conséquences de ce défaut de spécificité seront nombreuses (p.8-10).

Des essais en champ en France

Après demandes auprès de l’Anses, nous avons pu avoir connaissance de quelques essais réalisés en champ. Ces essais de pesticides à ARNi ne sont soumis qu’à déclaration à l’Anses « sous le régime de la dérogation au permis d’expérimentation ». Cette dérogation permet à certains laboratoires de s’affranchir de l’évaluation préalable pour réaliser des expérimentations en plein-air de produits pesticides non autorisés. Les recoupements entre les documents reçus permettent de dégager des informations parcellaires, mais suffisantes.

Des essais en champ concernant des pulvérisations de produits insecticides à ARN double brin (les ARNsi) ont été réalisés en 2018 sur les parties aériennes du colza pour lutter contre l’altise, un insecte ravageur de cette plante. Des déclarations montrent que des essais d’insecticides ont été réalisés sur de grandes cultures (non spécifiées) en 2020 en Saône et Loire et en 2021 dans la Marne, ou sur des cultures légumières dans l’Eure en 2020.

Des documents relatifs à des déclarations d’essais émanent de Greenlight Biosciences, de BASF et de Syngenta. Pour Syngenta, la déclaration de 2018 concerne bien un essai d’ARN, mais le document, très incomplet, ne permet pas d’affirmer qu’il s’agit des essais sur le colza. Pour Greenlight Biosciences, les essais en question concernent le doryphore, ce que nous recoupons avec les essais reconnus dans l’Eure en 2020. Il s’agit donc du pesticide à ARNi Calantha. Pour BASF, une déclaration de 2023 concerne des ARNi fongicides en essais sur la vigne et les concombres.

Alors que nous savons déjà qu’il y a des effets hors-cibles de l’ARNi, que de nombreuses connaissances nous manquent et risquent d’être pour toujours inaccessibles, alors que des preuves existent du passage de l’ARNi entres espèces, voire entre règnes, l’industrie continue son forcing, avec toujours le même moteur : les brevets et une assurance prométhéenne, celle du contrôle des conséquences sur les milieux naturels et agricoles.

iMinistère de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt, « Stratégie Écophyto 2030 », p.17, 6 mai 2024.

ii Matthew Bramlett, Geert Plaetinck, Peter Maienfisch, «  NA-Based Biocontrols—A New Paradigm in Crop Protection », Engineering, 2019.

iii Annick Bossu, « Biotechnologies médicales à ARN : nouveau Graal ? », Inf’OGM, 30 mars 2023.

ivLes Amis de la Terre, « Pesticides inhibiteurs de gènes – Risques et inquiétudes », p.24, septembre 2021.

v Françoise Ibarrondo, Gilles Camus, « Une nouvelle classe d’ARN : les petits ARN interférents », Planet-Vie, 21 septembre 2005.

vi Eucaryotes : ADN enveloppé dans une membrane nucléaire (entre autres).

vii Académie des sciences, Nicole M. Le Douarin, « Les ARN interférents : une nouvelle clé pour comprendre le génome », 15 novembre 2005.

viii Jean-Christophe Pagès, Jean-Jacques Leguay, Yves Bertheau, Pascal Boireau, Denis Bourguet, et al.,
« Avis sur le dossier B/FR/09.11.01. Paris, le 15 mars 2010 », Haut Conseil des biotechnologies, 2010,
15 p.

ix Un nucléotide est l’unité de base de l’ADN ou de l’ARN (4 différents).

xi Académie des sciences, Nicole M. Le Douarin, « Les ARN interférents : une nouvelle clé pour comprendre le génome », 15 novembre 2005.

xii Annick Bossu, « Biotechnologies médicales à ARN : nouveau Graal ? », Inf’OGM, 30 mars 2023.
G. Bouvenot, « Les traitements par ARN interférents et par oligonucléotides antisens actuellement disponibles en France : une mise au point », Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine, Volume 206, Issue 4, 2022, Pages 554-558.

On peut y lire : « Trois ARNi sont actuellement disponibles en France et pris en charge par l’Assurance maladie : patisiran (Onpattro®), givosiran (Givlaari®) et lumasiran (Oxlumo®). Un quatrième, inclisiran (Leqvio ®) ne dispose à ce jour que d’une autorisation de mise sur le marché (AMM) ».

xiii Les Amis de la Terre, « Pesticides inhibiteurs de gènes – Risques et inquiétudes », p.24, septembre 2021.

xiv Alliance suisse pour une agriculture sans génie génétique (ASGG), « USA : premier pesticide à ARN autorisé ».

xv GreenlightBiosicences, « RNA Biocontrol & Platform ».

xvi Voir la réponse de la Commission européenne à ce sujet :
Parlement européen, « Question parlementaire – P-001063/2023(ASW) – Réponse donnée par Mme Kyriakides au nom de la Commission européenne », 3 mai 2023.

xviii Eric Meunier, « Interférence ARN : 20 ans d’autorisations commerciales… sans évaluation », Inf’OGM, le journal, n°133,  25 février 2015.

xx Alliance suisse pour une agriculture sans génie génétique (ASGG), « Pas de génie génétique par la petite porte! », 2024.

Enquête

Le mirage du biocontrôle

Le biocontrôle est une notion récente qui regroupe des réalités diverses. C’est un concept qui a été développé principalement par l’industrie pour « répondre », officiellement, à la demande de la société de réduire l’usage des pesticides chimiques de synthèse. Les produits de biocontrôle lui donnent l’occasion de créer un nouveau marché florissant. Cette notion, d'une part, empiète sur d’autres réalités agronomiques, comme la lutte biologique ou les préparations naturelles, et, d'autre part, recouvre des solutions biotechnologiques. Philosophiquement et fondamentalement, PNPP et produits de biocontrôle sont très différents. Le législateur, en France, a voulu encadrer ces pratiques paysannes en leur appliquant des normes pour en restreindre l’usage. En parallèle, le concept de biocontrôle a, lui, été encadré par les pouvoirs publics pour en favoriser le développement. L’industrie ne souhaite pas que les PNPP concurrencent leurs produits brevetés, d’où la réglementation inadaptée qui les maintient dans l’illégalité. Nous décortiquons comment plusieurs organisations en faveur du biocontrôle s’imbriquent, comment les multinationales de l’agro-industrie ont très rapidement mis la main sur les entreprises qui avaient développé des produits de biocontrôle. Plus de 500 produits sont officiellement reconnus comme « biocontrôle » par le ministère de l'Agriculture. Dans cette enquête, nous insistons sur la possibilité que, petit à petit, des produits issus de biotechnologies trouvent leur place au sein des produits de biocontrôle. Tous ces nouveaux produits induisent des risques environnementaux et sanitaires, dont l'évaluation est lacunaire.
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