Interconnexions entre les nouvelles biotechnologies et les DSI ou GSD
Par Guy KASTLER, de la Confédération paysanne (syndicat membre de La Via Campesina)
Publié le 01/01/2025, modifié le 08/04/2025
Quels liens entre nouvelles techniques de modification génétique, numérisation des informations de séquences génétiques et brevets ? Voici une analyse présentée en juin 2024 lors d’un atelier régional organisé par le Centre Africain pour la Biodiversité, à Durban (Afrique du Sud), par Guy Kastler, représentant de l’organisation paysanne internationale La Via Campesina.

Propos liminaire de l’auteur : les explications sur les brevets développées ici prennent comme exemple les évolutions en cours de discussion de la réglementation européenne des OGM, qui applique l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) annexés aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa), de la Convention sur la diversité biologique (CDB), des Protocoles de Nagoya, de Carthagène… Si des nuances peuvent exister avec les règles d’application de ces accords internationaux dans d’autres pays ou régions, les principes généraux restent les mêmes. Dans les pays qui n’ont pas ratifié le Protocole de Carthagène, comme les États-Unis et le Canada, les risques de généralisation de la biopiraterie dénoncés ici sont déjà une réalité.
Les nouvelles biotechnologies, c’est quoi ?
Les nouvelles biotechnologies sont des « biotechnologies modernes » telles que définies par le Protocole de Carthagène. La CDB les range dans la « biologie synthétique ». La Commission européenne utilise le terme de « nouvelles techniques génomiques » ou, pour les plantes, « nouvelles techniques de sélection ». La multiplication de nouvelles dénominations ne disposant d’aucune définition internationalement reconnue a pour but de créer la confusion afin d’obtenir l’exclusion de ces techniques du champ d’application du Protocole de Carthagène, qui ne s’appliquerait dès lors qu’à la transgenèse. Il en est de même des semences dites « bio-fortifiées ». Il y a quelques rares semences bio-fortifiées traditionnelles, mais la majorité sont génétiquement modifiées.
L’industrie veut aussi exclure de ce champ d’application certains produits issus de biotechnologies modernes, comme les pesticides ARNi, les vaccins, les virus… parce qu’ils ne sont pas eux-mêmes des organismes vivants, alors qu’ils sont disséminés dans le but de modifier le génome ou l’épigénome d’organismes vivant. À cette heure [NDLR :mars 2025], la CDB n’a pas conclu définitivement ses discussions à ce sujet.
Qu’est-ce que l’information génétique ?
Les gènes ne sont pas des organismes, mais des éléments constitutifs essentiels des organismes vivants. Il est constitué d’acides nucléiques, qui sont des molécules chimiques matérielles. Le gène est une substance physique, matérielle. Certains gènes sont considérés comme le support d’une d’information qui détermine une caractéristique biologique particulière des organismes qui le contiennent. On sait aujourd’hui qu’un même caractère biologique dépend souvent de plusieurs gènes et que, dans des contextes différents, un gène peut générer ou contribuer à l’expression de caractères différents ou d’aucun caractère. Mais le droit international ne s’encombre pas de ces subtilités.
L’information n’est pas une substance matérielle. L’information génétique n’est pourtant définie que par son support matériel, la séquence génétique et le caractère phénotypique résultant de son expression. Ce support matériel peut être lui aussi dématérialisé en données informatiques (data) qui peuvent voyager tout autour de la planète et s’afficher sur des écrans d’ordinateurs sous la forme de successions ordonnées de A, C, T, G et U, qui symbolisent les acides nucléiques constituant les séquences génétiques de l’ADN ou de l’ARN. Mais ces successions de lettres ne disent rien à elles seules de la fonction de la séquence génétique qu’elles représentent. Cette fonction doit être renseignée par ailleurs.
Deux nouvelles expressions se juxtaposent désormais dans tous les débats juridiques internationaux : informations de séquences numériques (DSI) et données de séquences génétiques (GSD). Aucune d’entre elles ne dispose d’une définition juridique convenue permettant de déterminer s’il s’agit de la séquence génétique physique, partie intégrante de ressources biologiques physiques, ou uniquement de sa représentation numérique dématérialisée produite par la recherche.
L’information génétique, le Protocole de Carthagène et les brevets
Les premiers brevets sur des gènes ont été délivrés aux États-Unis, dans les années 1980. En 1998, l’Union européenne a adopté sa directive biotech 98/44/CE selon laquelle « la protection conférée par un brevet à un produit contenant une information génétique ou consistant en une information génétique s’étend à toute matière dans laquelle le produit est incorporé et dans laquelle l’information génétique est contenue et exerce sa fonction ». Pour le législateur européen, l’information génétique est donc contenue dans un produit ou constitue à elle seule ce produit et peut conférer un droit d’usage exclusif des matières qui la contiennent. Bien qu’immatérielle, elle reste donc une partie intégrante de ces matières biologiques.
La directive européenne ne précise pas que ce droit d’usage exclusif est limité aux seules matières issues du procédé technique justifiant l’invention brevetée. Il peut donc s’étendre aux produits issus de sélection traditionnelle ou paysanne contenant naturellement une information génétique dont la description est semblable à celle de l’information génétique revendiquée par le brevet et exprimant sa fonction. Seul le Protocole de Carthagène a permis de limiter ce risque d’extension abusive de la portée de tels brevets à des « traits natifs ». Il impose en effet la divulgation de « toute identification unique » des OVM (Organismes Vivants Modifiés) destinés à l’alimentation humaine ou animale ou à la transformation. Une identification unique permet de distinguer l’OVM breveté de tout autre produit. Dès lors, la portée du brevet sur un OVM ne peut s’étendre qu’à cet OVM et aux produits issus de cet OVM ou contaminés par cet OVM, et non aux gènes natifs de produits traditionnels. Les pays qui abritent les plus grosses entreprises industrielles veulent supprimer cette entrave à la biopiraterie. Ils développent de multiples récits fantaisistes prétendant que les nouvelles biotechnologies ne sont pas des biotechnologies modernes au sens du Protocole de Carthagène.
Le brevet sur l’information génétique et les nouvelles biotechnologies
Si les protocoles réglementaires de détection et d’identification des OVM transgéniques ont été adoptés internationalement, il n’en n’est pas de même pour les OVM obtenus par les nouvelles biotechnologies. Tout titulaire d’un brevet détient certes le procédé pour identifier et poursuivre tout auteur d’une contrefaçon de son invention. Ces procédés pourraient répondre à l’obligation d’identification unique du Protocole. Mais en droit des brevets, ce sont des informations confidentielles. Cette confidentialité permet à la Commission européenne d’ignorer leur existence, de prétendre que rien ne permet de distinguer les OGM issus de nouvelles biotechnologies d’organismes issus de techniques traditionnelles non soumises aux obligations du Protocole, et de proposer en conséquence de les exclure du champ d’application du Protocole.
La description numérique (les GSD) du seul gène modifié peut certes ne pas suffire à établir cette distinction, mais il n’en est jamais de même de la description de l’organisme modifié entier avec les signatures génétiques, épigénétiques, moléculaires… des effets non-intentionnels des techniques génétiques utilisées, qui permettent une identification unique incontestable de cet organisme. C’est pourquoi l’industrie et la Commission européenne veulent limiter la réglementation au seul caractère génétique revendiqué dans le brevet sans considérer la totalité de l’OGM.
L’inversion de la charge de la preuve
Le détenteur d’un brevet peut faire saisir les produits de ses concurrents sur base de la seule présomption d’une contrefaçon. Le présumé contrefacteur doit prouver que ses produits ne sont pas issus de l’invention brevetée. Il ne pourra le faire que s’il a publié officiellement, avant la première revendication du brevet, que son produit contenait déjà l’information génétique revendiquée dans le brevet et déposé dans une collection un échantillon permettant d’en amener la preuve. Les paysans et les petits semenciers locaux ne séquencent pas et ne déposent pas dans des collections officielles les millions de nouvelles semences qu’ils conservent et sélectionnent chaque année. Si elles contiennent naturellement une information génétique décrite comme semblable à celle qui est brevetée, seule l’obligation de publication de l’identifiant unique des OVM peut leur permettre de prouver qu’ils n’ont pas copié l’invention brevetée. L’exclusion des nouveaux OVM du champ d’application du Protocole de Carthagène supprimerait cette obligation et légaliserait ainsi la biopiraterie, en violation des droits des paysans et des peuples autochtones consacrés par le Tirpaa et la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (UNDROP).
2014 : le Tirpaa se heurte au brevet sur l’information génétique
En juillet 2014, le Secrétaire du Tirpaa, Shackel Batthi, annonçait avoir signé l’engagement du Traité dans le nouveau programme DivSeek, destiné à publier en accès libre sur Internet les séquences génétiques des deux millions d’échantillons de semences conservés dans les banques de gènes mises à disposition du Système multilatéral d’accès facilité et de partage des avantages du Traité (MLS).
Le séquençage complet de la première plante, le riz, commencé en 1993 au Japon, a pris 12 ans et a mobilisé des centaines de chercheurs de 11 pays différents et des millions de dollars. Aujourd’hui, le séquençage est totalement automatisé, ne dure qu’un à deux jours suivant la précision recherchée et ne coûte que quelques dollars. Ce constat a permis au représentant de La Via Campesina de répondre à S. Batthi en dénonçant son initiative : « avec l’évolution des techniques, le rapprochement des données génétiques et phénotypiques des ressources phytogénétiques facilite le dépôt de demandes de brevets sur les caractères des plantes, y compris les caractères dits « natifs » qui existent déjà dans la nature. De tels brevets permettent l’appropriation privée de ces ressources. Ils annoncent la mort de l’accès facilité qui est la base du Système Multilatéral. Ils annoncent aussi la fin des droits des agriculteurs qui ne peuvent plus utiliser ni échanger leurs propres semences dès lors qu’un brevet est déposé sur un gène qui y est déjà présent naturellement, ou dès lors qu’elles sont contaminées par des gènes brevetés ».
L’accès aux ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (PGRFA) du MLS est exempté de tout accord bilatéral entre le fournisseur et le destinataire. Il n’est pas pour autant libre, car lié à une obligation de partage des avantages et à une interdiction de revendication de tout brevet portant sur la ressource fournie, ses parties ou ses composantes génétiques. L’accès libre sur Internet aux séquences génétiques de ces ressources, via DivSeek, constitue une violation du Traité. S. Batthi a commis une grave erreur en engageant le Traité dans le programme DivSeek, sans l’accord de son Conseil d’administration. Il perdit son poste deux ans plus tard et rejoignit alors sans tarder son ancien employeur, l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI).
En 2017, le nouveau concept de DSI apparut à l’ordre du jour de l’Organe directeur du Traité. L’absence de traçabilité de l’origine des DSI brevetées permet à l’industrie de prétendre qu’elle n’a utilisé aucune PGRFA venant du MLS. Elle l’exonère ainsi de toute obligation de partage des avantages et de toute interdiction de breveter les composantes génétiques de PGRFA, et d’étendre la portée de ces brevets aux semences « natives » ou issues de sélection traditionnelle. Ce constat déclencha des débats très vifs entre, d’un côté, les pays du Sud global et les paysans principaux fournisseurs de PGRFA, qui estiment que les DSI sont des ressources génétiques soumises aux obligations du Traité, et, de l’autre côté, les pays riches du Nord global, qui estiment que les DSI sont des produits de la recherche non soumis à ces obligations. Ce débat n’est pas clos.
DSI et nouvelles biotechnologies pour produire de nouveaux brevets ?
Une séquence génétique seule ne peut pas être brevetée sans être issue d’une invention brevetable, comme les nouvelles biotechnologies, et sans indication de sa fonction, son caractère phénotypique. Avec la dématérialisation des PGRFA, le partage des avantages devient le principal outil permettant de déterminer ces fonctions.
L’accès facilité aux PGRFA du MLS supprime en effet toute possibilité d’accord bilatéral entre les paysans qui ont fourni leurs semences et le bénéficiaire. Le Traité a donc mis en place un Fonds multilatéral de partage des avantages, alimenté presque exclusivement par quelques États bien en deçà des sommes que devrait verser l’industrie, qui refuse de respecter ses obligations au-delà de quelques rares aumônes. Ce Fonds ne rémunère pas les paysans qui ont fourni leurs PGRFA au MLS, mais d’abord les banques de semences nationales des pays en développement, puis les chercheurs et les ONG qui collectent de nouvelles PGRFA sélectionnées par les paysans tout en recueillant leurs connaissances associés à ces PGRFA. L’accès au financement du Fonds de partage des avantages oblige ces banques nationales, chercheurs et ONG à déposer ces PGRFA au sein de collections du MLS et à publier les connaissances associées.
DivSeek et les autres programmes du même type offrent désormais un accès libre à plusieurs milliards de séquences génétiques, épigénétiques, protéiques… de PGRFA. Les publications scientifiques, celles des ONG et du système d’information du Traité permettent la constitution de bases de données des caractères associés à chaque PGFRA. Les puissants moteurs de recherche informatiques des quelques majors de l’industrie sont désormais capables de traiter les millions de données permettant d’identifier quelle séquence génétique d’un échantillon de PGRFA « code » pour quelle fonction. Il leur suffit ensuite de mobiliser leurs généticiens pour raconter comment introduire ces informations génétiques dans des variétés de laboratoire au moyen d’une nouvelle biotechnologie brevetable, puis leurs juristes pour traduire ce récit en langage juridique dans une demande de brevet portant sur des plantes contenant ces informations génétiques. Ils peuvent dès lors interdire à leurs concurrents d’utiliser la biotechnologie et l’information génétique brevetées, ou leur imposer d’importants droits de licence.
Ce n’est qu’après cette première étape qu’ils tentent d’introduire l’information génétique dans leurs variétés commerciales élites. Mais cette seconde étape est rarement un succès, car le monde vivant n’obéit pas aux calculs de probabilité des modélisations informatiques. Seules quelques rares réussites aléatoires ont permis de développer et commercialiser de nouvelles semences issues de ces nouvelles biotechnologies. Cette difficulté de passage au monde vivant réel explique le décalage entre les milliers de brevets et publications portant sur de nouveaux OGM et les rares plantes déjà commercialisées. Ces brevets alimentent par contre l’accélération exponentielle de la concentration de l’industrie semencière entre les mains des quatre ou cinq grands semenciers mondiaux. Ces derniers sont, pour la plupart, des chimistes et, pour certains, des pharmaciens qui investissent aussi dans les nouveaux pesticides de « bio-contrôle », médicaments, produits vétérinaires, micro-organismes et animaux modifiés par ces nouvelles biotechnologies et brevetés…
Quelle solution ?
À ce jour, Tirpaa et CDB n’ont pas trouvé d’accord pour définir les DSI. La CDB leur a au contraire ajouté le concept non défini de « données de séquences génétiques ». Elle a par contre décidé, en 2024, de remplacer le partage bilatéral des avantages par un Fonds multilatéral financé par un prélèvement sur toute commercialisation de produits issus de l’utilisation de DSI de ressources biologiques. Elle n’a toutefois pas expliqué comment elle identifiera cette utilisation. C’est pourquoi elle a décidé, à Cali (Colombie), en octobre 2024, de se contenter de paiements volontaires des industries susceptibles d’utiliser les DSI qui « devraient » (et non doivent) « verser une partie de leurs bénéfices » à un Fonds multilatéral de partage des avantages
Le Tirpaa réfléchit lui aussi à un prélèvement sur toutes les ventes de semences par les entreprises utilisant l’accès au MLS (abonnement), sans exclure le recours facultatif à son système actuel, totalement inefficace, de paiement pour la commercialisation des seuls produits issus de l’utilisation de PGRFA du MLS (accès unique). Les entreprises devraient dès lors contribuer au Fonds de partages des avantages de la CDB, contribution facultative qui, de plus, les exonérera de l’interdiction de revendiquer tout droit de propriété intellectuelle sur les ressources phytogénétiques reçues du MLS du Tirpaa, leurs parties ou composantes génétiques
Ne serait-il pas plus simple d’admettre que les énormes investissements dans les nouvelles biotechnologies ne visent que les profits résultant des brevets et n’offrent aucune solution aux défis actuels (alimentaires, sociaux, climatiques, sanitaires, environnementaux…) qu’ils risquent au contraire d’aggraver ? La solution n’est-elle pas d’interdire en conséquence tout brevet sur le vivant ?