Des nanos en agriculture ?
L’Association de veille et d’information civique sur les enjeux des nanosciences et des nanotechnologies (AVICENN) a pour objectif de favoriser le débat public et la transparence des responsables politiques sur le dossier des nanotechnologies. Rencontre avec Danielle Lanquetuit, membre fondatrice de l’association et Mathilde Detcheverry, rédactrice.
Inf’OGM – Quels sont les nano-matériaux utilisés dans l’alimentation ?
Avicenn Il est difficile de répondre précisément car on manque de données vérifiables. Mais, selon des sources sérieuses et concordantes, on trouve par exemple de la nanosilice (SiO2, E550/551) dans les plats surgelés et en conserve, sauces, soupes, glaces, etc. où elle est utilisée pour conférer aux produits des arômes ou couleurs plus prononcés, des textures plus onctueuses ; du dioxyde de titane (TiO2, E171) utilisé comme pigment dans les enrobages de chewing-gums et confiseries, dans le sucre glace utilisé dans les pâtisseries, ainsi que dans certains médicaments pelliculés. On en trouve aussi dans les denrées en poudre comme anti-agglomérant (sel, épice, sucre, cacao, soupe instantanée, etc.).
Des films ou des sprays sont également testés voire commercialisés en vue de ralentir le mûrissement des fruits et légumes ou d’allonger leur durée de conservation (pour les fruits coupés vendus en barquette par exemple). Les emballages sont aussi concernés. Le nanoargent est un puissant antibactérien.
Il y en a aussi très probablement dans l’alimentation animale et les médicaments vétérinaires…
Dans l’agriculture aussi ?
Oui, il y a aussi des nanomatériaux dans les produis phytosanitaires : des engrais et des pesticides nano-additivés sont à l’étude et certains sont déjà commercialisés. En France, il s’agirait principalement de nanomatériaux de dioxyde de silice, calcium, oxyde de calcium, des pigments (irgalite) et de formes d’argiles (kaolin, attapulgite).
Ces nanomatériaux sont censés limiter la quantité de matière active utilisée, de déclencher des mécanismes d’autodéfense de certains végétaux contre des maladies (produits « éliciteurs »), d’éviter le lessivage par la pluie par une encapsulation de la matière active, ou de favoriser sa biodisponibilité : grâce à sa taille nanométrique, la matière active est plus facilement absorbée par les plantes, ou grâce à une nano-encapsulation qui permet une libération de la matière active plus lente et plus étalée dans le temps, on parle d’ « effet retard ».
Il existe également une autre voie d’entrée, non intentionnelle cette fois, de nanomatériaux : l’épandage de boues de station d’épuration sur les sols agricoles. Ces boues contiennent les nanomatériaux filtrés dans les stations d’épuration ; or, si certains contaminants font l’objet de contrôle, il n’y a aujourd’hui aucune obligation de suivi des nanomatériaux ou de leurs résidus dans les sols et les cultures…
Pourquoi est-ce difficile d’identifier les produits contenant des nanomatériaux ?
L’Union européenne a décidé de n’obliger l’étiquetage [nano] que pour quelques catégories de produits : alimentation, cosmétiques et biocides. Cependant, le règlement biocides ne s’applique pas aux produits phytosanitaires, qui ne sont donc soumis à aucun étiquetage !
Cependant, l’étiquetage [nano] des produits alimentaires tarde à être mis en œuvre, du fait de problèmes de terminologie (liés à l’existence de différentes définitions des « nanomatériaux » jusqu’en octobre 2015) et de métrologie : il était jusqu’à présent très difficile de détecter la présence de nanomatériaux dans des denrées alimentaires. Mais l’association Agir pour l’Environnement (APE) a montré en juin dernier que c’est désormais faisable : à sa demande, le Laboratoire national de métrologie et d’essais (LNE) a pu identifier des nanoparticules (non étiquetées) dans des produits alimentaires vendus en supermarchés.
D’une façon générale, on reste vraiment dans le flou. Grâce à la déclaration obligatoire instituée par la France afin d’alimenter un registre (dit « R-Nano ») des nanomatériaux sur notre territoire, créé en 2013, on sait que près de 416 000 tonnes de substances nano ont été déclarées comme ayant été produites ou importées en 2014 en France. Mais ce chiffre est largement en deçà du volume global de nanomatériaux réellement introduits sur notre territoire et qui échappent au radar des autorités. Ces deux dernières années, l’agriculture est arrivée en tête des secteurs déclarés, sans que l’on n’ait aucune indication ni sur le volume de nanomatériaux effectivement utilisés dans ce secteur, ni sur le nombre de déclarants agricoles.
D’où la mobilisation de notre association Avicenn pour réclamer davantage de transparence sur les recherches, l’utilisation, la commercialisation et les impacts des nanomatériaux. Les agriculteurs sont exposés à leur insu aux nanomatériaux contenus dans les mélanges qu’ils manipulent et pulvérisent. Les distributeurs ne sont pas tenus de les informer de la présence et des risques de nanomatériaux dans les produits qu’ils leur vendent. Les distributeurs eux-mêmes sont en fait peu sensibilisés au sujet : ils en ont découvert l’existence, pour beaucoup, seulement depuis 2013, avec la mise en place de la déclaration obligatoire. Si les fabricants étaient plus transparents, les choses seraient moins compliquées. Mais le sujet est tabou.
En 2014, nous avons pu identifier au moins sept entreprises qui commercialisent des produits pour les cultures ayant rempli des déclarations dans R-Nano, avec une quarantaine de produits vendus en agriculture… sans que l’on puisse avoir davantage d’informations : les entreprises ne fournissent en effet aucune information sur les nanomatériaux qu’elles utilisent, ni dans les fiches de sécurité, ni sur leurs sites ni sur le site de l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP). L’effet retard (recherché au champ) est ainsi également très sensible… dans l’information ! L’Union des industries chimiques (UIC) et le Médef, soutenus par la Fédération du négoce agricole, Coop de France et l’UIPP, ont même récemment demandé à exonérer les distributeurs de remplir la déclaration obligatoire, ce qui ne ferait qu’accroître le déficit d’information déjà trop important aujourd’hui. A l’inverse, Avicenn a fait des propositions d’amélioration du registre R-Nano qui aideraient à renforcer les efforts de vigilance collective.
Quelles sont les exigences en matière d’évaluation ?
Il n’y a aucune exigence spécifique pour les produits phytosanitaires. Pour l’alimentation, c’est différent : il devra désormais y avoir une demande d’autorisation de mise sur le marché pour les nanomatériaux manufacturés (cf. encadré). Mais en parallèle l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA) était censée procéder à une réévaluation du E171 (dioxyde de titane alimentaire, y compris sous forme nano) en 2015 – qui prend du retard et n’est même pas assurée d’être finalisée en 2016 – et à une réévaluation des E550 et E551 (silice alimentaire, y compris sous forme nano) en 2016… Pendant ce temps, les consommateurs continuent d’en consommer, à leur insu.
Quels en sont les risques ?
Ce que nous savons c’est que les nanomatériaux traversent les barrières de protection des cellules végétales et humaines et peuvent causer des dommages non négligeables. Il est nécessaire de développer les efforts en vue de mieux anticiper et d’éviter les problèmes. Cela passe aussi par la régulation des usages. Car si le développement massif de ces nanomatériaux se poursuit, sans autre mesure pour mieux connaître et circonscrire le relargage anarchique des nanomatériaux, ces risques qui sont aujourd’hui encore mal mesurés pourraient devenir une bombe à retardement. D’aucuns arguent du fait qu’on n’en est pas sûr… mais est-il sérieux de jouer ainsi à la roulette russe ? D’autant que ces risques semblent bien disproportionnés par rapport aux effets attendus. êtes-vous prêt à risquer votre santé et l’environnement pour une glace plus onctueuse ? Moins de rides visibles au microscope électronique, alors que la vue baisse ?…
L’association APE a considéré la question… et lancé en juin une pétition qui exige un moratoire sur les nanoparticules dans les aliments : http://stop-nano.agirpourlenvironnement.org
Définition
Les nanomatériaux manufacturés (NMs) désignent des « matériaux produits intentionnellement présentant une ou plusieurs dimensions de l’ordre de 100 nm ou moins (…) y compris des structures, des agglomérats ou des agrégats qui peuvent avoir une taille supérieure à 100 nm mais qui conservent des propriétés typiques de la nanoéchelle ».
1 nanomètre = 10-9 mètre = 0,000 000 001 m = 1 milliardième de mètre.
C’est l’échelle moléculaire et atomique : l’ADN humain est large de 2 nm, un atome de carbone ou d’hydrogène mesure 0,1 nm.