n°176 - juillet/septembre 2024

Brevets sur les semences : les grandes manœuvres de l’industrie

Par Hélène Tordjman (Économiste, Maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris-Nord)

Publié le 01/07/2024

    
Partager

Depuis deux décennies, les biotechnologies ont bouleversé les enjeux de propriété intellectuelle, notamment dans le domaine des semences. Les grandes firmes de l’agrochimie dominent les variétés dites résistantes aux stress abiotiques, accumulant une part importante des brevets. Ce monopole suscite des préoccupations éthiques et économiques, alors même que les nouvelles techniques génomiques promettent de résoudre les crises alimentaires.

Les évolutions des biotechnologies depuis une vingtaine d’années sont spectaculaires, comme le sont d’ailleurs celles d’autres high-techs, comme les sciences de l’information ou les nanotechnologies. Dans tous ces domaines, les enjeux de propriété intellectuelle sont cruciaux pour la valorisation d’une activité essentiellement scientifique et technique. La particularité des biotechnologies est qu’elle porte sur des organismes vivants ou des produits qui en sont issus : au fur et à mesure que les manipulations du vivant s’approfondissent et se complexifient, ce qui est approprié par les brevets s’approfondit et s’étend aussi. Par exemple, lorsque des scientifiques tentent d’intervenir sur la photosynthèse ou le mécanisme de fixation de l’azote, les brevets concerneront des pans entiers de ces processus au fondement de la vie sur Terre1. Bayer propriétaire de la photosynthèse ? Nous n’y sommes pas encore mais l’évolution est inquiétante, l’oligopole de l’agrochimie étendant ses tentacules dans plusieurs directions. Nous allons le voir au travers d’un exemple central dans les recherches des grands semenciers aujourd’hui : les variétés résistantes aux stress abiotiques (réchauffement climatique, sols pauvres ou alcalins, événements climatiques extrêmes…). Il est central car c’est ainsi que l’industrie légitime les nouvelles techniques génomiques (NTG) : elles devraient selon leurs promoteurs résoudre le problème de la faim dans le monde dans un contexte climatique et écologique de plus en plus périlleux. Mais il faut auparavant évoquer les grandes lignes du modèle économique de ce secteur, là aussi similaire à celui des autres technosciences.

Le modèle économique du secteur des biotechs

Ce qui est produit, l’output de l’activité, consiste essentiellement en des connaissances scientifiques et les outils technologiques qui en résultent. Pour sécuriser cet output et pouvoir le valoriser monétairement, il doit être privatisé par un droit de propriété intellectuelle, ici un brevet, forme très protectrice pour l’inventeur. Le brevet lui confère un droit de monopole (temporaire, en général 20 ans) permettant de rentabiliser un investissement souvent très coûteux en R&D (recherche & développement). C’est la principale justification à cet accroc à la « libre concurrence » tant vantée par la science économique orthodoxe ou standard. Chaque acteur désirant utiliser l’invention devra payer une redevance, ou négocier un accord de licence. Le revenu procuré par un brevet s’apparente donc à une rente dont la valeur est inconnue au moment de sa délivrance. Elle dépendra du succès de l’invention. C’est pourquoi on parle souvent d’« économie de la promesse ». Ce terme est plutôt vague (promesse financière ? Industrielle? Écologique ?) et masque la similitude entre un brevet et un titre financier. En effet, les deux sont des titres qui donnent droit à des flux de revenus futurs, donc incertains. Comme tels, ils sont les objets de paris sur l’avenir, ce qui détermine en partie les stratégies des acteurs.

Les inventions brevetées sont en général le fait de scientifiques universitaires, et/ou ayant fondé des start-ups, ou encore travaillant dans les laboratoires des grandes firmes. Les recherches en biotechs coûtent très cher : le matériel est de plus en plus sophistiqué et très rapidement obsolète s’il faut soutenir la concurrence. Le financement de la recherche est ici un enjeux crucial. Il s’effectue majoritairement au travers de partenariats public-privé (les PPP) associant des universités et d’autres acteurs gouvernementaux (dont souvent des militaires), des start-ups, de grandes firmes transnationales, des fondations (celle de Bill et Melinda Gates est très active dans les biotechs, mais elle n’est pas la seule) et des entreprises de capital-risque. Lorsque les inventeurs sont employés par des universités, ce sont celles-ci qui sont propriétaires des brevets. Les chercheurs ont néanmoins le droit, selon les pays, de créer des start-ups auxquelles les universités accorderont des licences d’exploitation (évolution ayant son origine aux États-Unis avec le Bayh-Dole Act de 1980). Lorsque les inventeurs appartiennent au secteur privé, les firmes sont évidemment propriétaires des brevets.

Depuis plusieurs décennies, les politiques publiques encouragent les chercheurs à créer des entreprises pour valoriser leurs inventions (la « start-up nation » chère à E. Macron). Une fois que ces entreprises ont un portefeuille de brevets jugé suffisant, elles peuvent tenter de lever des fonds supplémentaires par une introduction en bourse (Initial Public Offering ou IPO) sur les marchés des valeurs dites « de croissance », comme le NASDAQ de New York. Un autre mode de valorisation est de revendre sa start-up à une grande entreprise. C’est ainsi que les Big Four des semences et de l’agrochimie (Bayer-Monsanto, Corteva, Syngenta et BASF) ont racheté des dizaines de petites firmes, pour accroître encore des portefeuilles de brevets déjà considérables.

Les brevets sur les semences « climate-ready »

Une organisation australienne, Cambia, a créé une base de données en accès libre recensant tous les brevets biotechs dans le monde, The Lens. Une recherche effectuée dans cette base avec le mot-clé « stress abiotique » donne les résultats suivants.

À ce jour, 43 000 brevets ont été demandés, dont plus de 39 000 aux États-Unis, correspondants à 21 000 familles de brevets2. Une grosse moitié des brevets sont délivrés (24 000) et environ 10 000 sont en cours d’examen. Les brevets restants ont été abandonnés pour une raison ou une autre. La recherche sur les semences climate-ready a débuté doucement, dans le courant des années 2000. La croissance des demandes de brevets est très nette à partir de 2010, et continue jusqu’à aujourd’hui. Il faut en rappeler le contexte scientifique : la fin des années 2000 et le début des années 2010 voient l’apparition de différents outils de manipulation des génomes qui permettent de produire les « nouveaux OGM » issus des NTG. Par exemple, les demandes de brevets sur Crispr/Cas sont déposées en 2012. Les enjeux financiers du contrôle de ces outils sont potentiellement énormes (voir p.3)). Si les scientifiques et ingénieurs devaient réussir à créer des variétés climate-ready, ces dernières risqueraient fort d’envahir le marché mondial des semences, comme l’ont fait les variétés Roundup Ready en leur temps. D’où les pressions intenses des industriels et de la Commission européenne pour déréglementer les NTG : « il ne faut pas prendre de retard dans la compétition internationale », toujours la même rhétorique. « Nourrir la planète dans le contexte de la crise écologique » est un habillage pudique de cette course au profit.

Les chiffres de The Lens confirment la domination massive des Big Four : ils sont propriétaires (owners) de l’essentiel des inventions, directement ou au travers de leurs filiales. Bayer, qui a acquis Monsanto en 2018, en détient presque 50 %, Corteva environ 30 %, BASF et Syngenta se partageant à peu près 10 % des familles de brevets. Sur les 15 plus gros propriétaires, un seul, Stine Seeds Farm, n’appartient pas aux Big Four. La concentration de la propriété intellectuelle dans le domaine des semences climate-ready est donc massive. Le secteur public est lui très peu représenté : les quatre institutions à la pointe de ce type de recherches (l’Université de Californie, Harvard, le MIT et le Broad Institute – dont le statut public-privé est peu clair) se partagent à peine plus que 500 familles de brevets. Cela dit, propriété ne signifie pas toujours contrôle, tout dépend des caractéristiques des licences accordées par les propriétaires aux exploitants des brevets.

Les Big Four ont donc clairement fait le pari des « nouveaux OGM » issus des NTG. Si les applications de ces techniques venaient à être largement développées, ils seraient en position de s’approprier non seulement une partie de la base de la chaîne alimentaire mondiale, mais, encore plus grave, des processus biologiques au fondement de la vie sur Terre…

1ETC Group, « Capturing « Climate genes ». Gene Giants Stockpile « Climate-Ready » Patents », 2011.
ETC qualifie ironiquement ces gènes de « Climate-Ready » en références aux gènes « Round-up Ready » de la première génération d’OGM. Pour un exemple de brevet, voir :
National Institute of Agrobiological Science, Japan, « C3 Plants Expressing Photosynthetic Enzyme of C4 Plants », 14 décembre 2004..

2Une famille de brevets concerne une même invention, dont la demande peut être déposée auprès de plusieurs juridictions. Les chiffres sont arrondis pour alléger la lecture.

Actualités
Faq
A lire également