Bataille juridique autour des nouvelles techniques de biotechnologie
La question du statut OGM ou non des produits obtenus par des nouvelles techniques de biotechnologie a été posée dans l’Union européenne dès 2008, sans qu’une réponse précise et définitive ne soit encore apportée par les autorités compétentes. Prévue pour fin novembre, la présentation aux États d’un avis juridique par la Commission européenne est désormais annoncée pour mars 2016. En attendant, on assiste depuis quelques semaines à une accélération des actions de lobby des entreprises et de plaidoyer de la société civile.
Les nouvelles techniques de biotechnologie donnent-elles des OGM et si oui, ces OGM sont-ils soumis à la législation européenne ? La double question posée par la Commission européenne dès 2008 a déjà fait l’objet de nombreuses communications, de la part d’entreprises, du monde politique, d’associations et de certains syndicats agricoles. Si certains acteurs font valoir des arguments juridiques pour réclamer qu’elles soient toutes considérées comme donnant des OGM tombant dans le champ d’application de la loi, d’autres font valoir des enjeux économiques et des arguments scientifiques pour s’y opposer. La Commission européenne, de son côté, n’a toujours pas publié son avis prévu pour novembre 2015 et qui ne devrait être présenté aux États membres qu’en mars 2016, d’après nos dernières informations.
L’approche juridique « procédé et produit final » donne le statut OGM à toutes les techniques
Le 26 octobre 2015, plusieurs organisations françaises de la société civile – Réseau Semences Paysannes, le Groupe International d’Études Transdisciplinaires, Sciences Citoyennes, France Nature Environnement, Nature & Progrès, OGM dangers et l’Union Nationale de l’Apiculture Française – publiaient [1] une position commune et argumentée sur le statut des nouvelles techniques de biotechnologies. Pour elles les choses sont claires : « La réponse juridique à la question posée par la Commission est que toutes les techniques citées produisent des OGM ou des produits issus d’OGM rentrant dans le champ d’application de la directive [2001/18] ».
Dans cette affirmation, le terme « juridique » est important. Pour ces organisations, la directive 2001/18 et le Protocole de Cartagena (qui réglemente les échanges transfrontaliers d’organismes vivant modifiés – OVM – c’est-à-dire une sous-partie des OGM au sens européen du terme) permettent déjà de répondre à la question. En effet, analysent-elles, « ces sept nouvelles techniques de modification génétique [2] consistent toutes à modifier le matériel génétique des plantes « d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle » (définition des OGM à l’article 2.2 de la directive 2001/18). Aucune de ces nouvelles techniques ne se limite aux techniques énumérées à la deuxième partie de l’annexe 1 A de la même directive et « qui ne sont pas considérées comme entraînant une modification génétique ». Ces nouvelles techniques produisent donc des OGM au sens de la directive 2001/18. Toutes les nouvelles techniques résultent « de l’application de techniques in vitro aux acides nucléiques » au moins à l’une des étapes du processus de leur mise en œuvre et produisent donc des OGM, ou des produits issus d’OGM, au sens du protocole de Cartagena ».
Par ailleurs, précisent ces organisations, les responsables politiques lorsqu’ils ont élaboré et adopté la directive 2001/18, avaient pris soin d’établir (considérant 17) que « la présente directive ne devrait pas s’appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Un considérant qui a conduit à exclure du champ d’application les OGM obtenus par deux techniques : la mutagenèse (classique à l’époque) et la fusion cellulaire. Les organisations rappellent donc à la Commission européenne la volonté du législateur : « aucune [des nouvelles techniques de biotechnologie n’a] été traditionnellement utilisée pour diverses applications […] leur sécurité ne peut donc pas être avérée depuis longtemps (…), les organismes qui en sont issus ne peuvent en conséquence pas être exclus du champ d’application de la directive ».
En Allemagne, le ministère de l’Environnement (l’Agence fédérale pour la Conservation de la Nature (BfN)) a publié en octobre 2015 un avis sur « les techniques de modification du génome » qui adopte la même approche que celle des organisations de la société civile française : il demande que les produits issus des nouvelles techniques [3] soient soumis à la législation européenne sur les OGM [4]. Pour le BfN, « les organismes obtenus par les nouvelles techniques (…) doivent être soumis à l’Annexe 1A de la directive 2001/18 », c’est-à-dire être considérés comme donnant des OGM tombant sous le champ d’application de la loi ! Le BfN considère que « le fait que les mutations aient (aussi) lieu naturellement n’a pas d’importance […] le fait que ces modifications soient « non naturelles » induit une évaluation au cas par cas et non une approche générale abstraite ». Fondamentalement, le BfN considère que « l’intention du législateur [en 2001] était que la simple utilisation de techniques de modification génétique était suffisante pour appliquer la directive 2001/18 en adoptant une approche basée sur le procédé [et non le seul produit final] ». Dernier point, et probablement le plus important : le BfN rejoint les organisations de la société civile française sur le considérant 17. Pour le BfN, ce considérant exclut clairement les OGM obtenus par les deux techniques déjà listées dans la directive (la mutagenèse (classique à l’époque) et la fusion cellulaire) car ces dernières ont un historique d’utilisation sans risque (du moins visible compte tenu qu’ils n’ont été ni étiquetés ni surveillés). Ce qui n’est bien évidemment pas le cas pour les nouvelles techniques selon le BfN.
Ce rapport a été publié après envoi d’une note du ministère de l’Agriculture allemand adressée à la Commission européenne qui défend une position inverse. La position du gouvernement allemand semble donc ne pas être encore totalement arrêtée…
D’autres approches tentent de justifier un statut non OGM
La note du ministère de l’Agriculture allemand [5], justement, émane de l’agence pour la protection des consommateurs et la sécurité des aliments (BVL). Elle a été transmise en mai 2015 à la Commission européenne et présentée comme émanant du Royaume-Uni, de l’Irlande et de l’Allemagne. Cette note s’intéresse au cas de la mutagenèse dirigée par oligonucléotides et affirme qu’une technique qui donne des organismes qui pourraient être obtenus par des méthodes « traditionnelles » ne donne pas des « OGM » au sens de la législation européenne [6]. Conséquence directe : les produits issus de mutagenèse dirigée par oligonucléotides ne doivent pas être considérés comme des OGM et a fortiori pas soumis au champ d’application de la loi. Si le premier argument exposé est, à l’instar de la présentation par plusieurs associations de la société civile française et le BfN allemand, la mise en exergue du considérant 17 de la directive 2001/18 qui exige une « sécurité avérée depuis longtemps », c’est pour en tirer des conclusions inverses : selon cette note, il ne serait pas réaliste que toutes les techniques développées après la publication de la directive tombent automatiquement dans le champ d’application du fait d’une absence d’historique d’utilisation sûre. L’occasion ici, pour Inf’OGM, de s’interroger sur cette notion historique d’utilisation sûre : sûre dans quel contexte ? Dans quelle limite de temps ? Avec quels moyens d’investigation ? Autant de questions qui montrent que le concept est encore vague.
Pour le BVL, il convient au contraire d’interpréter correctement la directive pour classer les nouvelles techniques au cas par cas parmi les techniques énumérées dans ses annexes : soit parmi celles qui produisent des OGM, soumis ou non à réglementation, soit parmi celles qui n’en produisent pas. D’autres arguments sont avancés en conséquence : « la mutagenèse dirigée par oligonucléotides est une variante de la mutagenèse » et doit donc « être exemptée ». Et de préciser que « l’énoncé [du considérant 17] ne fournit qu’une interprétation de la directive et n’a pas de valeur légale ». Sauf qu’il témoigne de l’intention du législateur sur laquelle il convient de s’appuyer pour interpréter les articles de la loi. La note détaille, reconnaissant de fait que ce considérant pose problème aux promoteurs des OGM, qu’il « ne doit pas non plus être utilisé comme un argument pour exclure de la liste de l’annexe 1B des techniques sans utilisation conventionnelle ou long historique d’utilisation sans risque [car alors] toutes techniques de modification génétique développée après 2001 produirait des OGM ».
La Suède a également apporté une réponse partielle à cette question du statut des nouvelles techniques, via un avis de son Comité à l’agriculture, alter ego du Haut Conseil des Biotechnologies français [7]. Ce comité a été interpellé par deux chercheurs des universités d’Umeå et d’Uppsala qui ont induit une mutation dans le génome d’Arabidopsis thaliana par le biais de deux techniques de modification génétique différentes, la mutagenèse aléatoire et l’utilisation de Crispr/Cas9 [8]. Ils souhaitaient savoir si la même mutation dans la même plante mais obtenue par des techniques différentes ferait qu’une des plantes serait au final « OGM » et l’autre pas. La législation européenne établit déjà que la mutagenèse (aléatoire) donne des OGM non soumis au champs d’application de la directive 2001/18. La réponse du Comité suédois était donc surtout attendue pour le cas de Crispr/Cas9. Et le comité de considérer que cette technique ne donne pas des OGM soumis au champ d’application de la loi européenne si aucun acide nucléique ou protéine étrangère ne sont présents dans le produit final et dans sa descendance comme nous l’a précisé Stefan Jannson, un des deux chercheurs ayant interpellé le comité suédois. Une décision étonnante d’un point de vue purement juridique, la législation européenne ne s’intéressant pas uniquement à la modification génétique revendiquée (mutation, transgène, méthylation…) mais à l’ensemble du produit final (la totalité de son génome, de ses composants physiques, chimiques…) résultant du procédé de modification, seul moyen de tenter d’évaluer les effets non intentionnels de la modification, souvent peu visibles de prime abord.
Réunis le 22 octobre 2015 au sein du Conseil de l’Union européenne, certains ministres de l’Agriculture (sans que leur nationalité ne soit précisée dans le compte-rendu de réunion) ont fait valoir « qu’afin de faciliter la recherche et l’innovation, il y [a] lieu de ne pas considérer ces nouvelles techniques comme relevant de la réglementation de l’UE sur les organismes génétiquement modifiés » [9]. Une position de principe qui ne tient, là aussi, aucunement compte de la législation existante et qui n’a de sens que dans un contexte idéologique réductionniste en identifiant, par exemple, un produit à sa seule séquence d’ADN, sans tenir compte de son histoire ni de son contexte d’usage…
Pour l’AESA, les nouvelles techniques ne donnent pas forcément des OGM
Bien qu’y travaillant depuis début 2012, la Commission européenne n’a toujours pas publié son avis juridique qui répondrait à la question du statut juridique des produits obtenus par ces nouvelles techniques. S’il est impossible de connaître à l’heure actuelle la teneur des débats du groupe de travail de la Commission européenne en charge de l’élaboration de cet avis, une récente saisine de l’Agence européenne de sécurité des aliments (AESA) et la réponse obtenue donnent quelques pistes.
La Commission européenne a interrogé l’AESA sur la compréhension scientifique de certains mots de la définition des OGM selon la directive 2001/18 [10] comme « molécule d’acide nucléique recombinant » ou « matériel génétique ». La Commission a aussi demandé à l’AESA son opinion quant à savoir si certaines techniques de mutagénèse dirigée – par oligonucléotide, nucléase à doigt de zinc 1 et 2 ou d’autres nucléases – sont une forme de mutagénèse ou non et si la technique de méthylation de l’ADN dépendante de l’ARN (RdDM) modifie, ou non, le matériel génétique de l’organisme.
A ces trois questions, les réponses fournies par l’AESA permettraient à la Commission européenne d’exclure du champ d’application de la directive 2001/18 les produits finaux au sein desquels on ne retrouve plus de trace de l’ADN, de l’ARN ou d’autres substances introduites dans la plante pour provoquer la recombinaison génétique souhaitée. Ce qui permettrait d’exclure de la réglementation OGM tous les produits obtenus par utilisation de nucléases (ZFN, TALEN, méganucléase, Crispr/Cas9) ou via la RdDM.
Le gouvernement français va bientôt se positionner
Le 4 novembre, au cours de l’Assemblée générale de l’Union Française des Semenciers (UFS), le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll a invité cette organisation faîtière de l’industrie semencière à le rencontrer début 2016 afin de discuter des nouvelles techniques de biotechnologie, d’« être capable de fixer un cadre réglementaire et de peser sur les choix européens » [11].
Une invitation à laquelle Régis Fournier, président de l’UFS, a réagi positivement, en déclarant que le ministre « a l’air de vouloir porter des positions partagées. Maintenant, il faut qu’on affine nos positions ». Et justement, l’UFS venait de (re)présenter ses positions la veille lors d’une conférence de presse [12]. Pour cette organisation, si ces techniques sont considérées comme donnant des OGM, cela sera alors « un frein considérable au développement des entreprises de semences françaises ». À une question juridique, l’UFS répond donc par un argument économique classique : « Nous avons peur que la France passe à côté de ces techniques. Nous savons ce que nous ne voulons pas : une réglementation qui décourage tout le monde. Il ne faut pas bloquer ces nouvelles technologies de manière dogmatique »… L’UFS expose également son approche réglementaire en précisant d’emblée qu’il ne sera pas possible de distinguer les plantes modifiées par une nouvelle technique d’autres plantes modifiées « conventionnellement ». Une affirmation qui mériterait bel et bien d’être vérifiée en analysant l’ensemble de la plante modifiée et non la seule description de la modification revendiquée par l’obtenteur… Mais dans la droite ligne des lois étasuniennes basées sur « l’équivalence en substance », l’UFS propose de ne s’intéresser qu’au produit final et non plus à la technique de modification. Un changement de taille par rapport à ce que la législation européenne établit ! Et de proposer trois catégories : « le résultat pourrait être aussi obtenu par croisements sexués » ; « le résultat pourrait être aussi obtenu par mutagénèse » ; et, « il n’y a pas d’introduction de matériel héréditaire dans la descendance des organismes obtenus ». Dans ces trois cas, on le comprend, la plante ne serait pas soumise à la législation européenne sur les OGM. Seules les techniques insérant de l’ADN étranger dans le génome de la plante (à l’instar de la transgenèse) donneraient des OGM.
Si le gouvernement français n’a pas encore adopté de position formelle, il a souhaité interpeller la Commission européenne sur la procédure de décision. Et a donc fait valoir qu’une note de position de la Commission européenne ne saurait convenir sans discussion préalable avec les États membres. La France rejoint en cela l’Allemagne qui a obtenu le report à début 2016 d’une réunion prévue le 19 novembre et au cours de laquelle la Commission européenne envisageait de présenter, pour information, sa position aux États membres [13]. En attendant, le Ministre français de l’Agriculture a déjà annoncé ne pas confondre « les grands débats liés aux organismes génétiquement modifiés de la première génération et ces nouvelles technologies » [14]. Une position qui va également à l’encontre de la législation européenne actuelle, cette dernière ne faisant pas une telle différence.
Si la France souhaite surtout pouvoir discuter de ce sujet dans le cadre d’un débat politique au niveau de l’Union européenne, elle a aussi entamé des travaux de réflexion « officiels ». Ainsi, le Haut Conseil des Biotechnologies a « inscrit dans son programme de travail » le sujet, « le Bureau [ayant] bel et bien pris la décision de poursuivre les travaux que le [comité scientifique] a engagés ces derniers mois. C’est le [comité économique, éthique et social] qui doit maintenant travailler » [15].
Le rapport de force est donc installé : d’un côté, des acteurs réclamant que les nouvelles techniques donnent des produits soumis à la législation sur les OGM, faisant valoir la législation proprement dite, le protocole de Cartagena et la nécessité d’une réflexion contextualisée (sociologique et éthique) ; et de l’autre, des acteurs réclamant un statut non OGM avec une exemption de toute évaluation, étiquetage et surveillance, faisant valoir une lecture rhétorique de la directive et avançant des considérations économiques. Les mois, et probablement années, à venir s’annoncent mouvementés…
[2] mutagénèse dirigée par oligonucléotides, cisgénèse/intragénèse, nucléases spécifiques (SDN) : nucléases à doigt de zinc (se sont rajoutées depuis : Talen, Crispr-Cas9 et méganucléases), méthylation de l’ADN dépendante d’ARN, greffe, amélioration inverse, agro-infiltration
[3] nucléases à doigt de zinc (ZFN), mutagénèse dirigée par oligonucléotides (ODM), Talen et Crispr
[4] http://bfn.de/fileadmin/BfN/agrogentechnik/Dokumente/Legal_analysis_of_genome_editing_technologies.pdf
[5] Source Inf’OGM, la note a été obtenue par l’association CEO suite à une demande d’accès aux documents de la Commission européenne
[7] http://www.upsc.se/about-upsc/news/4815-green-light-in-the-tunnel-swedish-board-of-agriculture-a-crispr-cas9-mutant-but-not-
a-gmo.html
[9] Request for EFSA to provide technical assistance with regard to issues related to the legal analysis of new plant breeding techniques, question n°EFSA-Q-2015-00525, réponse rendue le 15 octobre 2015
[10] La France Agricole, 4 novembre 2015, « L’UFS invitée par Stéphane Le Foll à discuter du cadre réglementaire »
[11] Agrapresse, 6 novembre 2015, « L’UFS espère davantage de brevets sur ses innovations »
[12] La France Agricole, 3 novembre 2015, « ″Il faut préciser le statut réglementaire des nouvelles techniques de sélection″ (UFS) »
[13] cf. note 11
[14] La Dépêche, 5 novembre 2015
[15] Source Inf’OGM