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Crispr : les lobbys en blouse blanche
En France, entre fin 2016 et début 2017, la technique de modification génétique Crispr/Cas9 a été l’objet de plusieurs conférences parmi lesquelles celles organisées, à Paris, par l’Ecole Normale Supérieure (ENS) et l’Académie des sciences. Deux conférences sur lesquelles Inf’OGM revient en cette rentrée car elles sont révélatrices du discours ambiant, plein de « certitudes », qui entoure cette technique.
Les conférences autour de Crispr/Cas9 de l’École Normale Supérieure de Paris, « L’ingénierie du génome, entre espoirs et craintes » [1] et de l’Académie des Sciences, « Les problèmes éthiques associés à la modification des organismes par la technologie Crispr/Cas9 » [2] sont deux exemples particulièrement éclairants du discours ambiant qui émerge autour de cette technique. L’occasion de retenir certaines déclarations publiques…
« Se garder de faire des promesses » pour le domaine médical
Dans le domaine médical, les promesses se font prudentes. Comme le souligne Stanislas Lyonnet, Professeur de génétique à l’université de Paris-Descartes et Directeur de l’institut de recherche Imagine sur les maladies génétiques, « il y a eu des grandes mésententes en génétique. Je ne voudrais pas que le système Crispr, justement parce qu’il est formidable, parce qu’il est épatant […] vive la mésentente qu’il y a pu avoir notamment sur les tests génétiques, sur la thérapie génique » [3]. Le chercheur précise que si une exploration de l’utilisation de Crispr en thérapie génique est en cours et que beaucoup de ses collègues sont très motivés, la médecine ne peut se payer le luxe de l’imprécision. Il explique enfin que les promesses doivent être mesurées au regard des résultats obtenus : « Rodolphe Barrangou [de l’Université de Caroline du Nord et co-fondateur de la start-up Locus Bioscience qui utilise Crispr] a dit (…) que deux essais cliniques de thérapie génique par semaine au monde qui s’ouvre, c’est fantastique. Vous savez combien de malades drépanocytaires, la maladie monogénique la plus fréquente au monde avec 36 millions de personnes atteintes, a-t-on soigné en thérapie génique en un siècle qu’on connaît cette maladie et 40 ans qu’on en connaît les bases moléculaires ? Un, publié il y a quelques jours, il y en a qu’un en particulier ».
Des enjeux financiers « gargantuesques » pour le domaine végétal
Une présentation qui tranche avec celle justement de Rodolphe Barangou. Pour ce dernier, Crispr permet de modifier l’ADN « de n’importe quelle cellule de n’importe quelle espèce ». Et d’évoquer une « révolution tangible et quantitative […] dans 85 pays différents ». Mais surtout, pour ce responsable d’entreprise, la question n’est plus de savoir si Crispr peut être utilisée ou non car « nous utiliserons Crispr ». Il questionne simplement les contrôles qui seront mis en place pour encadrer cette utilisation. Des contrôles qui arriveront de toute façon trop tard pour le chercheur : « Ça va tellement vite, ça va tellement loin, que les scientifiques sont des pilotes qui sont au-delà de la route, il n’y a pas de bitume. Ils conduisent en hors-piste en premier, la route est construite en deuxième, et finalement il y aurait les bornes de sécurité éthiques, de régulation et de réglementation. Et on ne fait jamais les routes avec les bornes en premier. […] On voit que la science est toujours devant. On utilise nos connaissances scientifiques pour développer des technologies comme la technologie Crispr et on utilise ces technologies pour faire des applications. Et éventuellement, ces applications, quand elles ont un potentiel industriel et financier, sont commercialisées ». Une métaphore qui présente malgré tout ses limites car, de fait, la route, si elle est publique, passe par l’endroit choisi par le géomètre, lequel géomètre répondait à une commande publique précise en amont.
Mais le chercheur précise bien que, selon lui, cette route est avant tout bornée par les enjeux financiers : « On se retrouve aujourd’hui avec une technologie qui a une valeur commerciale tangible à une échelle de milliards. Il y a un engouement clair, un appétit quasiment gargantuesque de plusieurs types d’entités industrielles dans les différents secteurs [agricole, médicale, pharmaceutique…] qui nous force aujourd’hui avec des plans de commercialisation tangibles et parfois documentés et officiels à avoir une conversation sur les implications juridiques, les implications du public, les implications règlementaires de l’accès d’une technologie si effrayante, si émouvante, si intéressante et si puissante ».
Des enjeux éthiques ? Oui, pour… ne pas rejeter les nouvelles techniques
Lors de la conférence sur les « problèmes éthiques associés à la modification des organismes par la technologie Crispr/Cas9 » de l’Académie des sciences, Georges Pelletier, membre de cette Académie, a expliqué estimer que l’éthique dans le domaine de la création variétale consiste à « assurer une offre d’espèces et de variétés adaptée aux besoins de la société » [4]. Une capacité qui dépend « de la diversité et de la capacité inventive des acteurs de cette création ». Or, selon cet académicien, les techniques de « réécriture génomique » (un nouveau terme qui s’ajoute à la liste de ceux visant à ne pas parler de modification génétique) permettent un « résultat plus clair, plus net que les techniques traditionnelles ». Mais il souligne, dans sa présentation sur les questions éthiques, que des barrières commerciales existent, ainsi que des bagarres juridiques sur la propriété de cette technique. Cette question de la propriété industrielle est centrale pour Georges Pelletier car « on peut s’inquiéter de la multiplication des éléments génétiques brevetés dans une variété qui restreindrait pratiquement le libre accès au fond génétique ». Dès lors, « comment contrôler le respect des critères de brevetabilité, dont l’étendue des revendications […] ? Comment limiter le droit au brevet pour ne pas limiter les droits du COV [certificat d’obtention végétale] ? De fait, ces nouvelles technologies pourraient être l’occasion d’un dialogue entre OEB [Office européen des brevets] et Upov [Union pour la protection des obtentions végétales] ». Et pour Georges Pelletier, « le coût des licences, des brevets [qui] impacte le coût des semences » est une contrainte économique pour les agriculteurs.
« Le refus ou la bouderie des consommateurs » témoigne d’une autre question « éthique » qui se pose selon Georges Pelletier : celle de la « peur diffuse de l’intervention humaine sur la nature des espèces […] attisée par certains lobbies depuis l’arrivée des PGM [plantes génétiquement modifiées] ». Or pour répondre à cette « peur », l’académicien considère qu’il suffit de former les citoyens, et non seulement les informer [5]. Un exemple sur la différence entre formation et information ? « Dire que l’étiquetage est une information, c’est certainement faux, c’est simplement un signal » pour G. Pelletier… En tout cas, pour ce dernier, « il faut réglementer avec discernement », prendre en compte le résultat et non la méthode suivie car « prendre en compte la méthode n’est pas autre chose qu’un piège sémantique. Il faut que la législation évolue ». Le résumé de l’intervention sur les nouvelles techniques de modification génétique de Georges Pelletier est finalement très parlant : il « serait éthiquement contestable d’en exclure de fait l’usage par une réglementation inadaptée, voire par la diabolisation de ces produits, si l’on veut un partage équitable des productions agricoles alors que, face aux évolutions démographique et climatique, les conditions futures de l’agriculture sont hautement incertaines »…
L’utilisation des nouvelles techniques en agriculture ne poserait donc pas de question éthique, du moins pas celles qu’Inf’OGM a l’habitude d’aborder : pas de place pour les questions de choix de société, de rapport au vivant, d’appréhension de l’environnement dans sa globalité et non seulement d’un point vue mécanique, d’une demande de transparence…
[3] Propos tenu lors de la conférence Olivier Legrain à l’ENS le 17 janvier 2017, voir note 1.
[4] voir note 2
[5] , « Nouveaux OGM : les académies en appellent à la « bonne science » », Inf’OGM, 1er septembre 2017