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Semences paysannes et Carrefour : une alliance contre nature ?
À grand coup de publicité, la chaîne de distribution Carrefour lance un « marché interdit », concernant la vente de légumes issus de semences paysannes, tout en promouvant une pétition pour « libérer » la commercialisation de ces semences. Coup de com’ ou réelle volonté de retrouver une vraie biodiversité cultivée ?
Nous joignons aujourd’hui deux communiqués de presse à cet article publié en octobre, l’un de la confédération paysanne, l’autre du RSP.
Les semences paysannes, nos lecteurs les connaissent via nos articles écrits notamment dans le cadre de la veille semences co-animée par Inf’OGM et le Réseau semences paysannes (RSP). Moins par les discours de la grande distribution, qui jusque-là nous avait plutôt habitués à vendre peu de variétés, et de fruits calibrés, tous assez semblables. Il faut dire que la massification et la mécanisation de la production – voire la robotisation – s’accommodent guère de tailles, degrés de maturation ou calibres hétérogènes. Cependant, on assiste actuellement à un repositionnement massif des Grandes et moyennes surfaces (GMS) sur un marketing de la qualité qui fait la part belle au bio, au local, et évidemment contre les pesticides et les OGM [1]. Au-delà du greenwashing, il y a la réalité économique d’un marché bio en expansion : 20 % de croissance en 2016 [2].
Carrefour lance son « marché interdit »
Dans ce contexte, Carrefour a lancé, le 20 septembre 2017, son « marché interdit » de fruits et légumes issus de semences paysannes. Pourquoi interdit ? Car en France, et dans toute l’Europe, la commercialisation de semences ne peut se faire que pour des variétés inscrites au catalogue des variétés. Et pour les inscrire, il faut que ces variétés répondent à des critères stricts de distinction, homogénéité et stabilité (DHS), les deux derniers critères allant totalement à l’encontre de la notion de biodiversité [3].
Mais dans le cas de la commercialisation non pas des semences, mais des produits issus de ces semences, qu’en est-il ? Aucune illégalité ! N’importe quel paysan peut vendre, en toute légalité, les produits de semences qu’il a lui-même sélectionnées… ou même, depuis la loi biodiversité d’août 2016, qu’il s’est procurées dans le cadre de l’entraide agricole [4].
Le communiqué de presse de Carrefour [5] intitulé « Carrefour crée le « marché interdit », un combat pour la qualité alimentaire et la biodiversité » est donc largement abusif, comme ne s’est pas privé de le signaler le Réseau semences paysannes [6] : « Les « légumes interdits » ne le sont pas. De plus, dans la réglementation actuelle sur les échanges de semences, il subsiste quelques ouvertures : échanges pour des travaux de sélection, vente pour un usage non commercial ». Bien sûr, Carrefour ne pratique pas la désobéissance civile, et pour qui sait lire la première phrase juste sous le titre de son communiqué, il est bien écrit « La législation interdit aujourd’hui le commerce de semences de plus de deux millions de variétés issues de notre patrimoine… ». Subtil !
Est-ce à dire que cette initiative de Carrefour n’est pas la bienvenue pour le RSP ? Il tient en tout cas à s’en démarquer : « Contrairement à ce que laisse penser Carrefour qui fait large usage des termes « semences paysannes », le RSP n’est pas associé à cette campagne. Nous tenons à rappeler que le renouveau actuel des semences paysannes est dû à un travail collectif et patient, issu d’une diversité de regards et d’une mutualisation des savoir-faire : une démarche à l’opposé des stratégies marketing de l’agro-business à l’affût de nouvelles niches commerciales à exploiter ou d’initiatives écocitoyennes à récupérer pour se verdir la façade ». Fred Latour, salarié du RSP, précise : « Le RSP n’ayant pas de mission de mise sur le marché, nous ne nous immisçons pas dans les partenariats commerciaux de nos membres qui sont de plus des structures indépendantes (le RSP n’est pas une fédération) ».
Car en effet, la communication de Carrefour s’appuie sur le terme « semences paysannes » mais aussi sur un groupe de paysans bretons regroupés au sein des organisations Kaol Kozh [7] et APFLBB [8], adhérentes au RSP.
Pourquoi ces dernières ont-elles choisi de travailler avec la grande distribution ? Pour René Léa, un des fondateurs de l’association Kaol Kozh, issue en partie de la coopérative de producteurs Biobreizh (voir encadré), « l’essentiel est que « le combat que l’on mène depuis une vingtaine d’années » soit enfin mis en lumière » a-t-il déclaré à La France agricole [9].
Que produit Biobreizh ?
La coopérative Biobreizh produit 12 000 T/an de légumes en agriculture biologique, soit moins de 10 % de la production nationale de légumes AB. 37 % de ces légumes sont achetés par Biocoop, 16 % par d’autres GMS (Carrefour par exemple, depuis 1997, mais aussi Monoprix, Système U, Intermarché, Leclerc…), 12 % sont exportés (notamment vers l’Allemagne, dans des magasins spécialisés), et les 35 % restant sont commercialisés dans le circuit spécialisé (magasins spécialisés autres et indépendants, et grossistes). Depuis 2005, Biobreizh identifie les légumes issus de semences paysannes via un bandeau sur les cageots. Il y a actuellement 1 000 tonnes de légumes issus de semences paysannes, dont seul le tiers est identifié via ce bandeau, mais les nouveaux partenariats devraient faire grimper ce pourcentage…
Les maraîchers de Biobreizh sélectionnent partiellement leurs propres variétés. Selon leur cahier des charges [10], « la semence paysanne (graine, plant, tubercule, bulbe, rhizome…) est une souche population, non inscrite au catalogue ou du domaine public (libre de droits), qui est sélectionnée et multipliée par un producteur adhérent ». Certains producteurs cependant ont également recours à des semences du commerce, et le cahier des charges de Biobreizh impose qu’un minimum global de 10% des semences au niveau de la ferme, soient auto-produites (mais pour prétendre à l’appellation semences paysannes, c’est bien sûr 100% des semences d’une variété qui sont auto-produites).
À noter que ce cas est très particulier : par manque de temps, de motivations ou de compétences, mais aussi par manque d’espace (il faut éviter les croisements entre variétés), très peu de maraîchers produisent leurs propres semences. Dans cette zone bretonne qu’on appelle « Le pays de Léon », le territoire s’est spécialisé dans la production légumière dès le début du XXe siècle. Du coup, certains paysans en filière longue sur peu d’espèces de légumes ont réussi à valoriser une sélection et multiplication variétales propres. Avec, nous confie Yoann Morin, salarié de Biobreizh, pour certaines productions, comme pour le poireau ou le chou-fleur, des baisses de rendements, qui maintenant seront compensées par un prix d’achat plus élevé dans le cadre de partenariats, le différentiel de prix ayant été calculé par légume, en fonction des rendements et du travail demandé par la semence.
Gagnant-gagnant ? Mais pour combien de temps ?
Le « partenariat » proposé semble intéressant pour Kaol Kozh : dix espèces de fruits et légumes [11] écoulées dans certains magasins bretons et parisiens, accords contractuels (prix et volumes) sur cinq ans, accompagnement des producteurs « dans la mise en place d’une Maison des graines des paysans dans le cadre d’un mécénat du Fonds Biodiversité » que Carrefour a doté d’un million d’euros, expérimentation à la ferme sur les espèces potagères et campagne d’information…
Ajouter à cela que, d’après Guy Kastler, syndicaliste paysan de la Confédération paysanne, laquelle fait partie des membres fondateurs du Réseau semences paysannes, « la définition des semences paysannes [dans cette campagne de promotion] est celle donnée par les paysans et non celle de Carrefour ». Quant à la pétition lancée par Carrefour, « c’est ce que la Confédération paysanne demande depuis des années » enchaîne le syndicaliste dans une interview [12] à notre confrère Libération. Et le fait que ce soit une grande chaîne comme Carrefour qui lance cette campagne ? « Carrefour ne fait pas mieux que Biocoop (chaîne de magasins bio, NDLR), mais ce n’est pas parce que Biocoop le fait que Carrefour n’a pas le droit de le faire, au contraire ! Si vous voulez faire bouger les choses, c’est bien d’avoir des acteurs économiques puissants, car du côté du gouvernement ils écoutent plus. Quand nous avons obtenu en 2008 le moratoire sur le maïs OGM MON810, le fait que Carrefour n’en voulait pas a beaucoup pesé. Nous avons notre moyen de faire, notre propre légitimité, Carrefour joue avec d’autres arguments » conclut Guy Kastler.
Et comme Carrefour accuse l’inscription obligatoire des variétés au catalogue de diminuer la biodiversité cultivée, le Groupement national interprofessionnel des semenciers (le Gnis), par la voix de François Burgaud, son directeur des relations extérieures, s’insurge : « Pourquoi ne commercialiser que dix variétés si les paysans français ont autant de semences en leur possession ? (…) Les variétés ne disparaissent pas seulement en raison des politiques agricoles. Il existe plein d’autres facteurs, comme l’urbanisation », explique-t-il à LCI [13]. Et le Gnis de rappeler que le catalogue contient 3200 variétés de légumes, dont 350 variétés anciennes. Pour le RSP, ce nombre de variétés n’est qu’une illusion : « l’importance des 350 variétés de potagères inscrites sur la liste Sans Valeur Intrinsèque mises en avant par le Gnis est toute relative au regard des milliers non inscrites qui circulent et sont cultivées aujourd’hui en France dans les petites fermes et les jardins vivriers, mais aussi au regard du rôle historique du catalogue comme outil « d’épuration variétale ». Enfin, le nombre total de variétés inscrites (7000) est lui aussi très relatif : il ne prend pas en compte leur diversité intra-variétale qui est en l’occurrence nulle (clones ou quasi clones) » [14].
Le débat est vieux comme Hérode : vaut-il mieux lutter du dedans que du dehors ? Pour le cas qui nous concerne, faut-il repousser un partenariat avec la « méchante » grande distribution, au risque de rater le coche d’une visibilité accrue ? Pour le moment, il faut le reconnaître, on n’a jamais parlé autant des semences paysannes, et des lois qui les régissent, qu’avec cette campagne de Carrefour. La suite nous dira si les promoteurs des semences paysannes et d’une agriculture valorisant au mieux les terroirs par des semences adaptées, sauront sensibiliser le public aux vraies questions de semences, d’agriculture et d’alimentation d’aujourd’hui. Une sensibilisation efficace aboutira à une curiosité sur l’origine de l’alimentation et sur le travail des paysans pour inventer une agriculture basée sur la diversité et promouvant la santé des hommes et de la planète. Par cette sensibilisation, les formes de marché et de distribution de l’alimentation devront trouver à l’avenir une véritable cohérence avec l’éthique de ceux qui produisent.
Depuis que cette campagne de Carrefour a commencé, les réactions des acteurs ont été nombreuses. Nous joignons sur notre site les deux derniers communiqués de presse en date, émanant des principaux protagonistes : la Confédération paysanne (Conf’), d’une part, qui s’accompagne également d’un communiqué complémentaire de sa Commission semences et OGM ; et le RSP, d’autre part. La Conf’ défend son implication en tant que syndicat : « vendre en direct, en circuit court, n’est pas généralisable, pour nourrir toute la population concentrée dans les villes, ni pour vendre la production de tous les paysans (…). La Conf’ se doit de défendre tous les paysans, qu’il soient en filière longue ou courte ».
Le RSP lui rétorque, pour sa part, que « les semences paysannes ne vont pas sans leurs savoirs-faire associés (…). Si les savoir-faire ne suivent pas, les semences paysannes resteront très marginales et ces savoir- faire ne sont pas vendus avec les semences quel que soit le logo apposé sur le sachet ».
D’autres arguments échangés semblent recevables des deux côtés, et sans doute pas totalement irréconciliables : nous laissons nos lecteurs juges…
[1] voir Site des Magasin s U : Pour vous aider à trouver votre équilibre, consommer responsable, et Michel Édouard Leclerc « Le monde agricole a intérêt à quitter un modèle trop productiviste », Le Monde, 21 juillet 2017
[2] « L’UFC-Que choisir dénonce les « marges exorbitantes » de la grande distribution sur les fruits et légumes bio », Le Monde, 28 août 2017
[3] , « Qu’est-ce qu’une variété distincte, homogène et stable ? », Inf’OGM, 30 mars 2017
[4] , « France : un demi-succès pour la loi biodiversité », Inf’OGM, 6 septembre 2016
[5] Carrefour crée le « marché interdit », un combat pour la qualité alimentaire et la biodiversité, http://www.carrefour.com/sites/default/files/cp_carrefour_marche_interdit_def_20_09_2017.pdf
[6] Communiqué de presse du RSP ? « Le « marché interdit », nouveau marché de dupes ? »
[7] Kaol Kozh est une association qui cultive et diffuse des semences paysannes. Son nom signifie « vieux chou » en breton, « Bien commun » en russe.
[8] APFLBB : Association des Producteurs de Fruits et Légumes Bio Bretons.
[11] Liste évolutive en fonction des saisons, pour le moment : oignon rose d’Armorique, artichaut Camus du Léon, artichaut Glas Ruz, échalote demi-longue de Cléder, potimarron Angélique, butternut Kouign Amann, tomate Kanevedenn, haricot coco du Trégor, rhubarbe acidulée de Bretagne, radis noir d’Armorique…
[12] « Carrefour au secours des semences paysannes : « Une intention qui va dans le bon sens » », Libération, 21 septembre 2017