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Des blés tolérant un herbicide dans les champs américains
La famille des variétés rendues tolérantes à des herbicides (VrTH) [1] ne cesse de s’agrandir. Après les colzas, tournesols et riz, le blé Clearfield est déjà largement cultivé en Amérique du Nord et de nouvelles variétés sont sur le point d’être homologuées.
Le blé Clearfield [2], issu a minima de la mutagénèse, survit en cas de pulvérisation d’un herbicide de type imidazolinone (qui fait partie de la grande famille des herbicides inhibiteurs d’ALS [3]).
En 1998, la branche canadienne de Cyanamid Crop (depuis rachetée par BASF) obtenait la première homologation pour une première lignée de blé de printemps Clearfield (SWP 965001 [4]) tolérant un herbicide de certaines graminées et dicotylédones, l’imazamox. BASF a obtenu depuis l’homologation de plusieurs autres lignées (comme Teal 11A [5], AP205CL [6], AP602CL [7]) qui tolèrent toutes des herbicides à base d’imidazolinone. Cependant, pour ces trois dernières, aucune variété n’a été enregistrée.
Santé Canada explique que ces blés ont été rendus tolérants à ces herbicides par « mutagénèse chimique » produite au moyen de produits chimiques [8]. Cette opération a entraîné « une modification du codon causée par la substitution d’un seul nucléotide dans le gène de l’AHAS [ou ALS, ndlr] » et donc par conséquent a engendré « un seul changement d’acide aminé dans l’enzyme [ALS]. Ce changement d’acide aminé modifie le site de liaison de l’herbicide sur l’enzyme [ALS] alors qu’il n’a aucun effet sur le fonctionnement normal de l’enzyme. Les lignées de riz, de blé, de canola et de blé résistantes à l’imidazolinone antérieurement approuvées proviennent d’une substitution similaire d’un seul nucléotide dans le gène [ALS] » [9]. Si on se réfère au colza Clearfield, de BASF, cette description n’est pas exhaustive et il est fortement probable que d’autres biotechnologies ont été mobilisées. Mais en l’absence de transparence des semenciers, on ne le saura pas.
Au Canada et aux États-Unis, de nombreuses variétés sont disponibles pour les agriculteurs et agricultrices, sous licence avec BASF, détenteur de la propriété industrielle sur Clearfield. Ainsi, l’Université de l’Idaho a mis au point au moins trois variétés de blé Clearfield (UI Castle CL+1, UI Magic CL+2 et UI Palouse CL+3), variétés actuellement vendues par Limagrain en Amérique du Nord. D’autres variétés sont commercialisées par Syngenta, Richardson/Pioneer [10], etc.
Clearfield 2 à la rescousse
Quelques années plus tard sont apparus les blés Clearfield+ ou Clearfield 2. En 2014, le site Farms.com [11] annonçait le déploiement de trois variétés de blé CL+ : P503 CL2 de Syngenta/AgriPro, Brawl CL Plus de l’Université de l’état du Colorado et Doublestop CL Plus de l’Université de l’état de l’Oklahoma.
Selon le journal en ligne AgProfessional [12], la différence entre ces deux technologies ne réside pas dans la quantité d’herbicides qu’on peut pulvériser sans dommage sur ces blés mutés (en l’occurrence, dans cet article, le Beyond), mais sur les adjuvants qu’on peut ajouter à l’imazamox pulvérisé sur les Clearfield 2. L’article explique que sur les variétés Clearfield à un gène, seul un surfactant non ionique (NIS) peut être utilisé comme adjuvant, alors qu’on peut utiliser d’autres adjuvants à base d’huile méthylée ou d’huile végétale concentrée. Or, précise l’article, « l’adjuvant peut faire une différence significative dans le niveau de contrôle du seigle sauvage et du brome duveteux ». L’autre intérêt est « le plus haut degré de sécurité des cultures à partir des pulvérisations de Beyond. À l’occasion, Beyond peut endommager la culture du blé Clearfield à un gène. Cela se produit le plus souvent lorsqu’il y a chevauchement de pulvérisation, lorsque les conditions de stress prévalent, ou lorsque le blé n’était pas aux stades de traitement recommandés au moment de la pulvérisation. Dans les tests de l’Université du Kansas, les variétés de blé Clearfield à deux gènes ont été plus tolérantes à l’herbicide que les variétés à un gène ».
Plus de 160 000 ha de blé VrTH cultivés aux États-Unis
Aux États-Unis, en 2006, près de 162 000 hectares de blé Clearfield avaient été semés [13] (soit 1% de la surface totale de blé estimée à 16 millions d’hectares). Impossible de trouver des chiffres plus récents. La transparence n’est vraiment pas le fort des semenciers…
Drew Lyon, de l’Université d’état de Washington, nous informe que la Commission des Céréales de l’état [14] a recensé, en 2017, 160 000 hectares [15] de blé Clearfield sur une sole globale 731 000 hectares [16], soit environ 22%.
Au Canada, BASF nous précise que le blé Clearfield a été vendu pour semer environ 62 000 hectares [17] en 2016 et 79 000 [18] hectares en 2017. La sole du blé au Canada était de 9 261 600 hectares en 2016 [19].
Des résistances problématiques
La forte utilisation au niveau mondial d’herbicides inhibiteurs de l’ALS a induit l’apparition de plus de 150 espèces d’adventices tolérant maintenant ce type d’herbicide. Ces espèces – adventices et plantes férales [20] – tolérant ce type d’herbicides sont déjà bien présentes dans les champs nord-américains. Ainsi, par exemple, dans le nord Texas, on trouve des populations de ray-grass d’Italie (Lolium multiflorum Lam.) tolérant plusieurs herbicides inhibiteurs d’ALS. L’Université de l’Oklahoma, qui a développé des variétés de blé CL, est consciente de ces problèmes et mentionne la proximité génétique entre l’égilope et le blé, et donc la capacité de cette plante qui se comporte comme une adventice dans les champs de blé [21] à acquérir la tolérance à l’herbicide.
L’Université souligne que « en raison des problèmes potentiels de mauvaises herbes, les semences de blé certifiées Clearfield devront être achetées chaque année. En outre, le système Clearfield peut seulement être utilisé dans un champ pendant deux années consécutives », pour tenter de limiter l’obsolescence de ces variétés.
Tolérance aux herbicides : une course sans fin
Par ailleurs, trois entreprises [22] ont annoncé en mai 2017 la création de deux variétés d’un blé tolérant l’herbicide Aggressor [23], vendues sous les appellations Incline AX et LCS Fusion AX.
Les premiers semis étaient prévus pour 2018. La caractéristique génétique qui rend tolérant ce blé est elle-même appelée commercialement Axigen (AX sera le suffixe permettant d’identifier les variétés contenant cette tolérance à cet herbicide). Ce blé breveté mais considéré par ses promoteurs comme « non OGM » pourrait être cultivé en 2020 en Amérique du Nord. Ce blé tolère des herbicides de la famille des inhibiteurs de la synthèse des lipides (ou inhibiteur de l’enzyme acétyl CoA carboxylase (ACCase)).
Ce blé a été développé par l’Université d’état du Colorado, officiellement à la demande d’agriculteurs de l’état qui faisaient face à des problèmes importants d’adventices, notamment dans les cultures de blé d’hiver. Les graminées visées sont le seigle sauvage, l’égilope (Aegilops cylindrica), la folle avoine, les bromes. Il est aussi censé permettre de lutter contre certaines graminées devenues tolérantes aux herbicides inhibiteurs d’ALS. Il est désormais breveté par la Colorado Wheat Research Foundation, Inc. (CWRF) [24], et le partenariat entre ces trois structures prévoit « une licence exclusive accordée à Vilmorin & Cie, avec l’engagement de déployer l’utilisation de la technologie hors des États-Unis » [25].
Pour Frank Curtis, vice-président et chef des opérations de Limagrain Cereal Seeds, une filiale de Limagrain, le blé CoAxium est un caractère agronomique naturellement présent. « C’est un nouveau concept, mais ce n’est pas un OGM », ajoute-t-il [26]. Précisons : ce blé, issu de la mutagénèse induite [27] est en fait bien un OGM au sens de la directive européenne 2001/18 [28]. Par ailleurs, faire muter simultanément le même gène dans les trois génomes du blé (ou au moins deux d’entre eux pour que la tolérance soit suffisante) est particulièrement compliqué, sauf à utiliser des techniques modernes de modification génétique.
Frank Curtis précise également qu’ « il y aura des frais de technologie associés à CoAxium, mais le coût global de l’utilisation du produit antiparasitaire sera concurrentiel par rapport aux produits actuellement sur le marché ».
La multiplication des adventices devenues résistantes à un ou plusieurs herbicides est un vrai casse-tête pour les agriculteurs conventionnels. Ces derniers sont « obligés » de croire dans les innovations que les semenciers mettent régulièrement sur le marché, innovations qui restent malheureusement toujours dans le même paradigme, et qui donc deviennent vite obsolètes ou du moins perdent en efficacité. La course poursuite entre la nature qui s’adapte en permanence et l’agriculture industrielle a de beaux jours devant elle.
[1] Ces variétés ne tolèrent pas ces herbicides naturellement
[2] Les variétés de blé Clearfield comportent souvent les initiales CL dans leur nom
[3] « L’acétolactate synthase (ALS, ou encore AHAS) est la première enzyme commune à la voie de biosynthèse des acides aminés ramifiés, présente chez les plantes et les microorganismes. Ces acides aminés à chaîne ramifiée sont la valine, la leucine et l’isoleucine » (Wikipédia).
[4] Pour obtenir la lignée SWP965001, les généticiens ont d’abord croisé le mutant FS2 obtenu par mutagénèse chimique avec le blé de printemps ’Grandin’, puis on a effectué deux rétro-croisements avec ce cultivar.
[5] DD2004-48 : Détermination de l’innocuité de la lignée Teal 11A de blé Clearfield™ BASF Canada tolérant l’imidazolinone
[6] DD2004-47 : Détermination de l’innocuité du blé (Clearfield™) de la lignée AP205CL de la société BASF tolérant l’imazamox
[8] azoture de sodium, sulfonate d’éthylméthane, sulfate de diéthyle, méthylsulfonate d’éthyle, etc.
[13] Herbicide tolerance in imidazolinone-resistant wheat for weed, management in the Pacific Northwest u.s.a.
[14] Washington Grain Commission
[15] 394 682 acres
[16] 1 806 123 acres
[17] 152 894 acres
[18] 195 235 acres
[19] source FAO
[20] une plante férale est une plante qui dérive pleinement ou en partie d’une espèce cultivée et est capable de se reproduire seule, sans dépendre directement des pratiques agricoles (Gressel, 2005)
[22] Colorado Wheat Research Foundation, Inc. (CWRF), Albaugh LLC (une entreprise spécialisée dans les produits agro-chimiques génériques (au sens de post-patented product), et Limagrain Cereal Seeds LLC (une filiale de Limagrain)
[23] L’herbicide Aggressor a été homologué par le ministère de l’Environnement des États-Unis (EPA) en mars 2018.
[24] Brevet de 2012 : Acetyl co-enzyme a carboxylase herbicide resistant plants] et de 2017 : Herbicide safener combinations for acetyl co-enzyme a carboxylase herbicide resistant plants
[25] Vilmorin et Cie, Réunion d’information, 7 mars 2016
[26] http://www.hpj.com/crops/limagrain-plains-gold-set-to-launch-herbicide-tolerant-wheat-varieties/article_bbbcbf1a-4188-11e7-82a7-833b08d79753.html
[27] utilisation de l’agent mutagène Méthanesulfonate d’éthyle (EMS)
[28] La directive exclut du champ d’application, notamment, la mutagénèse. Depuis l’entrée en vigueur de cette directive, la mutagénèse a évolué. La Cour européenne de Justice doit se prononcer sur le statut OGM et non OGM des nouvelles mutagenèses. Et il est alors nécessaire que les entreprises soient transparentes sur les modes d’obtention de leurs plantes.