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Agrocarburants : des colzas transgéniques aux portes de Rouen
Lors du tournage de l’émission Sur le front consacrée aux agrocarburants, nous avons récolté des plants de colza qui poussaient le long des routes, près du port de Rouen. Ces repousses de colza (appelées colza féral) se sont avérées être majoritairement transgéniques. Ce colza, résistant à un herbicide, a été importé en France par bateau. Des graines se sont donc « échappées » lors du déchargement. Les agrocarburants français sont donc, en partie, issus de colza transgénique importé, lequel se dissémine, illégalement, sur le territoire.
Fin février 2022, je suis sollicité par l’équipe de Sur le front, émission animée par Hugo Clément et diffusée sur France 5 [1], pour évoquer le colza transgénique que la France importe pour produire des agrocarburants. Quelques jours plus tôt, un bateau de colza en provenance d’Australie a été déchargé. Il est destiné à alimenter l’usine Saipol (Groupe Avril), près de Rouen. Sur les images [2], on voit les graines de colza voler et se disséminer allègrement. Sur le bord de la route, à quelques kilomètres de l’usine de Saipol, j’aperçois du colza en fleur. J’en récolte soigneusement quelques plants que j’envoie à un laboratoire qui détecte la présence de colza transgénique MS8xRF3 [3].
Au cours des dix dernières, les importations de colza dans le port de Rouen ont varié, par an, entre 175 000 et 550 000 tonnes pour une moyenne établie à 300 000 tonnes. Hémeline Macret, du cabinet d’études agro-économiques Tallage, nous informe que « la France a importé, entre juillet 2020 et juin 2021, 1,7 million de tonnes de colza », en provenance du Canada, d’Australie et d’Ukraine. D’après une autre source information [4], la très grande majorité de ce colza est importée par l’entreprise Saipol, dont une usine est établie dans la banlieue de Rouen, pour la production d’huile alimentaire [5], de biodiesel et de tourteaux de colza. Interrogée sur les importations dans d’autres ports français, cette même source estime que la très grande majorité des colzas importés dans d’autres ports français est destinée aux usines de l’entreprise Saipol. Nous avons cherché à connaître exactement le marché du colza importé mais les ministères de l’Agriculture et de l’Environnement ne nous ont pas répondu. Mme Macret nous répond qu’elle « ne dispose pas de ces informations, [et que] ce sont des données industrielles [qui] ne sont pas divulguées ».
Des colzas transgéniques dans la nature ?
Le colza permet de produire, entre autres, un agrocarburant, appelé « biodiesel ». Il est incorporé à différents taux dans le gasoil vendu en France. En station-service, le taux de « biodiesel » est de 7 % (B7) ou 10 % (B10).
À Saipol, le directeur de la communication, Fabien Kay, nous précise que « cette année, l’usine Saipol a transformé 47 % de colza importé ». Les trois pays sont le Canada, l’Australie et l’Ukraine. Dans ces trois pays, du colza transgénique est cultivé. Au Canada, le colza transgénique (appelé canola) représente la quasi totalité de la sole de colza, au point qu’il est devenu très compliqué pour des paysans bio de faire du colza bio du fait des contaminations [6]. En Australie, le colza transgénique représente entre 15 et 20 % du colza total. En Ukraine, le colza transgénique est officiellement interdit, mais le ministère états-unien à l’Agriculture (USDA) suggère qu’au moins 15 % du colza ukrainien est transgénique [7]. Donc, en résumé, le « biodiesel » français est en partie issu de cultures transgéniques.
Dans l’Union européenne, l’étiquetage des OGM n’est pas obligatoire pour les usages non alimentaires. Ainsi, concrètement, les fabricants de carburant n’ont pas à préciser la nature des végétaux qu’ils utilisent. Et donc, au final, le consommateur ne sait pas que ce qu’il met dans son moteur est, en partie, issu de variétés génétiquement modifiées pour être tolérantes à des herbicides. Le consommateur pourrait avoir envie de ne pas soutenir la culture de colza transgénique, tolérant le glufosinate d’ammonium, un herbicide toxique, à l’autre bout du monde.
L’importation de plusieurs variétés de colza transgénique dans l’Union européenne est autorisée. Parmi ces variétés, certaines ont été autorisées à la culture dans l’UE entre 1997 et 2007 [8]. La France a, cependant, rapidement, dès 1998, suspendu ses autorisations à la culture [9]. En effet, les scientifiques, et notamment le biologiste Pierre-Henri Gouyon (Université Paris Sud) ou Pierre Guy (Inra), étaient unanimement d’accord : le colza se dissémine très loin, reste très longtemps en dormance dans les champs et donc la coexistence avec des colzas conventionnels ou bio est tout simplement impossible. Une étude du ministère britannique de l’Environnement (en anglais DEFRA) montrait dès 2003 que, du fait des abeilles, le pollen de colza peut être disséminé jusqu’à 26 kilomètres de sa culture d’origine. Cette étude affirmait aussi qu’un agriculteur ayant cultivé du colza transgénique ne peut pas produire du colza non OGM (avec un taux de contamination inférieur à 1 %) pendant une période de 16 ans [10].
L’autre conséquence environnementale de la culture de ces colzas rendus tolérants à des herbicides (VrTH) est une augmentation de la consommation d’herbicide [11] [12]. Tout d’abord, notons que les entreprises vendent, dans un même paquet technologique, la semence et l’herbicide qu’elle tolère. La résistance à un herbicide est proposée pour « simplifier » les pratiques culturales : l’herbicide élimine toutes les adventices sans nuire à la culture. Ensuite, cette augmentation est aussi liée à l’acquisition de la résistance aux herbicides par les plantes adventices. Dans le monde, plus de 200 espèces végétales sont devenues, récemment, résistantes à un ou plusieurs herbicides. Et comme le colza se dissémine très facilement, il repousse un peu partout, au bord des routes, etc. Ce colza, appelé féral, est devenu en soi une « mauvaise herbe » difficile à éliminer. Le colza retrouvé au bord des routes vers Rouen est un exemple flagrant de la capacité de disséminer sans contrôle la résistance à un herbicide [13].
Suite à la découverte des plants de colzas transgéniques, nous avons interrogé de nouveau l’usine Saipol afin de connaître les mesures de ségrégation des filières mises en place. Fabien Kay nous répond que « concernant les graines OGM, un protocole spécifique est mis en place par Saipol et l’ensemble de ses prestataires ». Ce protocole compte plusieurs mesures : nettoyage quotidien des quais de déchargement et destruction des déchets dans des filières dédiées au traitement des matières OGM, vérification de l’étanchéité des camions utilisés pour le transport des graines entre le quai de déchargement et le silo de stockage, plafonnement de la charge des camions à 80 % de leur capacité pour réduire le risque de perte de graines et campagne annuelle de destruction systématique des plants de colza observés aux abords des quais et de l’usine.
Le directeur de la Communication nous précise également que « le fait d’avoir identifié la présence d’OGM (…) n’est en soi pas totalement anormal et un phénomène maîtrisé ». Autrement dit, nous avons été trop rapide. Saipol avait prévu de nettoyer scrupuleusement les colzas féraux « dans le périmètre du quai de déchargement sur le boulevard maritime de Grand-Couronne et jusqu’au sein de l’usine Saipol ». Concrètement, le colza récolté l’a été à 7,6 km de l’usine Saipol. Éliminer tous les plants de colza est un travail fastidieux.
Inf’OGM a aussi informé le ministère de l’Agriculture de cette découverte. Le ministère nous a précisé qu’il « prend ce sujet très au sérieux » et a initié une enquête : « des prélèvements ont d’ores et déjà été réalisés par les services de contrôle du ministère sur des plantes de colza dans la zone où la détection d’OGM a été signalée. Les prélèvements ont été transmis à un laboratoire national de référence pour la détection des OGM. Si les analyses confirment la présence de plants OGM, la destruction de tous les plants de colza présents dans la zone sera réalisée et un suivi des repousses sera mis en place sur plusieurs années. Une inspection va être réalisée auprès de l’usine Saipol Grand-Couronne afin notamment d’examiner les mesures prises par l’entreprise pour éviter la dissémination d’OGM dans l’environnement ».
Quid des colzas OGM issus de la mutagénèse ?
Nous avons aussi questionné la nature des colzas français utilisés par Saipol. Actuellement, des variétés de colza rendues tolérantes à un herbicide par mutagénèse aléatoire réalisée sur cellules cultivées in vitro, les colza Clearfield vendus par BASF, sont cultivées en France. Pour la Cour de Justice de l’Union européenne et le Conseil d’État français, ces variétés étaient des OGM qui devaient être réglementés comme les plantes transgéniques [14]. Le directeur de la Communication de Saipol estime lui qu’ « on ne cultive pas d’OGM en France ». Il nous explique, en se présentant comme ingénieur agronome, qu’un OGM nécessite un transfert de gène. Cette définition que tente d’imposer l’industrie est pourtant totalement fausse. Fabien Kay, ancien salarié de Syngenta, a probablement eu vent de la controverse. Pour appuyer sa rhétorique, il s’aligne derrière la non action du gouvernement qui n’a pas déclaré officiellement (alors qu’il aurait dû [15]) que ces variétés issues de mutagénèse in vitro sont des OGM… D’après les chiffres du ministère de l’Agriculture, qui ne se base que sur les déclarations des firmes semencières, ce colza OGM muté représentait en France, en 2016, une surface encore faible (environ 30 000 hectares, soit moins de 2 % de la sole française de colza).
Quelques repères sur les agrocarburants
La Commission européenne affirme que le biodiesel produit localement à base de colza permet une économie des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport aux carburants issus du pétrole. Faux, ou tout du moins douteux, affirment deux chercheurs allemands de l’Université d’Iéna (Thuringe, Allemagne). Après une analyse du cycle de vie, de la production locale de colza à la combustion de l’agrocarburant, ils obtiennent des résultats largement inférieurs : dans huit scénarios sur douze, l’économie de GES est même inférieure à 30 % [16].
Selon l’US Energy Information Administration, 20 % des surfaces agricoles en Europe et aux États-Unis seraient nécessaires pour remplacer seulement 5 % de l’essence et du gazole par des agrocarburants [17].
Les estimations des émissions de protoxyde d’azote (N2O, qui a un pouvoir réchauffant 200 fois supérieur à celui du CO2) par l’agriculture intensive sont très controversées. Paul J. Crutzen écrit que « si l’on calcule les émissions supplémentaires de N2O dues à la production de biocarburants (…) et qu’on les compare à l’effet quasi réfrigérant des émissions » économisées » de CO2 dérivé des combustibles fossiles, on constate que la production de biocarburants couramment utilisés, tels que le biodiesel de colza et le bioéthanol de maïs, peut contribuer autant, voire plus, au réchauffement planétaire par les émissions de N2O qu’au refroidissement par les économies de combustibles fossiles » [18].
L’étude Globiom (2016) [19] [20], commandée par la Commission européenne, montre qu’un litre de biodiesel à base de colza représente 1,2 fois plus d’émissions de CO2 qu’un litre de diesel (et trois fois plus pour l’huile de palme). Cette étude intègre les effets du changement d’affectation des sols indirect (CASI). Le CASI décrit le phénomène d’accaparement de terres jusque-là dédiées à la production de denrées alimentaires pour la culture de plantes énergétiques. Dans la pratique, les changements indirects de l’affectation des sols détruisent des écosystèmes naturels tels que les forêts, savanes et prairies. Le déboisement et la réaffectation des sols libèrent d’énormes quantités de carbone dans l’atmosphère.
Oxfam estime que les 70 000 km2 de terres exploitées pour produire des agrocarburants à destination de l’Union européenne en 2008 auraient pu nourrir 127 millions de personnes pendant un an si elles avaient été cultivées avec du blé et du maïs [21].
Avec un plein d’essence SP95 (5 % d’éthanol), il est estimé qu’on peut rouler en moyenne 909 km. Avec du SP95-E10 (10 % d’éthanol), l’autonomie descend à 880 km et avec du E85 (85 % d’éthanol), à 653 km. En prenant en compte le manque à gagner fiscal et cette surconsommation, la Cour des comptes estime à trois milliards d’euros la somme payée par le contribuable et le consommateur français entre 2005 et 2010 [22].
[1] France TV, « Biocarburants, biogaz : le grand enfumage ? », 2 mai 2022
[2] Le documentaire a été diffusé le 2 mai 2022.
[3] , « Colza Ms8*Rf3, Ms8, Rf3 », Inf’OGM, 25 octobre 2017
[4] La personne qui nous a donné l’information a souhaité garder l’anonymat.
[5] L’huile de colza transgénique à destination de l’alimentation humaine est autorisée. Les bouteilles doivent être étiquetées comme “ produit à partir d’OGM ” si elles sont destinées aux consommateurs. Cet étiquetage n’est plus obligatoire si l’huile de colza transgénique est destinée à la restauration collective. La restauration collective est un des trous noirs de l’étiquetage : , « Étiquetage des OGM : lacunaire et menacé », Inf’OGM, 5 avril 2022. La marque Lesieur est propriété du groupe Avril.
[6] Les associations canadiennes soulignent par ailleurs que « au moment où le colza GM était largement adopté, les entreprises semencières ont fait radier l’approbation de la plupart des variétés de canola non GM, réduisant l’éventail des options sans OGM offertes aux agriculteurs, en plus d’assurer la domination du canola GM sur le marché. Ainsi, en 2000, 80 % des 120 variétés de canola enregistrées étaient non GM, alors qu’en 2007, on n’a enregistré que cinq variétés de canola non GM ». , « Canada – Des contaminations par des OGM aux conséquences désastreuses », Inf’OGM, 15 juillet 2019
[7] , « OGM : Ukraine – Culture illégale de soja transgénique », Inf’OGM, 11 décembre 2018
[8] Autorisation européenne du colza Topas 19/2 (C/UK/95/M5/1).
Autorisation européenne du colza Ms1xRF1 (C/UK/94/M1/1).
L’entreprise Plant Genetic Systems a déposé la même demande d’autorisation du colza Ms1xRf1, mais via la France (C/F/95/05/01A) et « l’autorité compétente de la France a transmis le dossier à la Commission avec avis favorable ».
L’UE a notifié une autre autorisation.
[9] Arrêté d’interdiction du colza Topas 19/2 (C/UK/95/M5/1) en 1998, renouvelé en 2001, puis en 2003 et enfin en 2006.
Arrêté d’interdiction du colza Ms1xRF1 en 1998, renouvelé en 2001, puis en 2004 et enfin en 2006.
[10] , « GRANDE-BRETAGNE – Le colza, une plante hautement contaminante », Inf’OGM, 16 décembre 2003
[11] , « OGM : la tolérance aux herbicides, une « innovation » non pérenne », Inf’OGM, 13 février 2012
[12] , « Non, les OGM n’ont pas réduit les applications d’herbicides », Inf’OGM, 7 mai 2018
[13] Des cas similaires ont été documentés dans de nombreux pays : Belgique, Royaume-Uni, Suisse, Japon, Corée, etc.
[14] ,
, « OGM non transgéniques – La justice européenne à nouveau saisie », Inf’OGM, 17 novembre 2021
[15] , « Nouveaux OGM : chronologie des manquements de l’État français », Inf’OGM, 27 octobre 2022
[16] Gernot Pehnelt, Christoph Vietze, , Uncertainties about the GHG Emissions Saving of Rapeseed Biodiesel, Jena Economic Research Papers, 2012–039.
[17] Pierre Perbos (RAC-F), « Les agrocarburants européens« , juin 2008.
[18] Crutzen, Paul & Mosier, A. & Smith, Keith & Winiwarter, Wilfried. (2007). « N2O Release from Agro-biofuel Production Negates Global Warming Reduction by Replacing Fossil Fuels », Atmospheric Chemistry and Physics, v.8, 389-395 (2008). 8. 10.1007/978-3-319-27460-7_12.
[19] The land use change impact of biofuels consumed in the EU, Quantification of area and greenhouse gas impacts, août 2015.
[20] Globiom : the basis for biofuel policy post-2020, April 2016.
[21] Agrocarburants : comment
l’Europe réchauffe la planète, Mainmise de l’industrie sur la politique bioénergétique de l’UE, août 2016.
[22] Les biocarburants : des résultats en progrès, des adaptations nécessaires, Cour des Comptes 2016