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Brevets Covid-19 : les « pharmas » soignent leurs contentieux

Par Denis MESHAKA

Publié le 22/09/2022

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Les sociétés pharmaceutiques Moderna et Pfizer ont d’abord adopté une posture « humaniste et philanthrope » vis-à-vis de l’accès aux vaccins contre la Covid-19. Insuffisamment semble-t-il pour éviter que l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) décide, en juin 2022, d’une suspension temporaire des brevets. Aujourd’hui, ces deux entreprises s’affrontent dans un procès en contrefaçon sur la technologie d’ARN messager. Ce « retour aux affaires » montre clairement que leur « humanisme » n’est que de façade.

En octobre 2020, en pleine crise sanitaire, dans un contexte où le récit officiel présentait le « vaccin » comme LA seule et unique solution pour sortir de la « pandémie » de Covid-19 [1], Moderna affirme : « Tant que la pandémie continue, Moderna ne fera pas valoir ses brevets liés à la Covid-19 contre ceux qui fabriquent des vaccins destinés à combattre la pandémie » [2]. L’entreprise étasunienne ajoute : « Nous sommes disposés à accorder une licence sur notre propriété intellectuelle pour les vaccins Covid-19 à des tiers pour la période post-pandémique ».

Mais en juillet 2022, à l’instar de la société allemande CureVac, également titulaire de droits de brevets sur la technologie vaccinale, Moderna passe à un autre volet de sa stratégie commerciale. Elle assigne en justice Pfizer et BioNTech pour contrefaçon de brevets. Ces derniers réagissent aussitôt et déposent une « demande de déclaration de non-contrefaçon » devant les tribunaux du Massachusetts [3]. Les réflexes habituels de l’industrie resurgissent inéluctablement lorsque des enjeux financiers se présentent. Y compris dans une situation de pandémie mondiale.

L’accès aux vaccins pour tous n’est pas une évidence

La question de l’accès aux vaccins pour tous se pose rapidement lorsque la pandémie est déclarée en mars 2020. L’arrivée des premiers vaccins à ARN messager, en décembre 2020 [4], soulève cependant des questions : celle de leur production en quantité suffisante [5], celle de la disponibilité des infrastructures nécessaires pour y arriver et celle de leur coût lié aux droits de licence des brevets. Les sociétés pharmaceutiques qui développent ces vaccins et autres éléments liés à la Covid-19 – notamment Pfizer et Moderna – protègent en effet ces innovations par des brevets, et ce à l’échelle mondiale. Plusieurs « pays en développement » [6], comme l’Inde et l’Afrique du Sud, sont concernés.

Dès octobre 2020, ces derniers demandent, via l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), la levée de l’ensemble des droits de propriété intellectuelle sur tous les « produits et technologies de santé » (dont les vaccins, outils de diagnostic, traitements et dispositifs médicaux) [7] [8]. L’objectif est de permettre aux pays les moins fortunés d’avoir accès ou de produire eux-mêmes ces outils qui, en théorie, doivent permettre de faire face à la pandémie [9]. Cette initiative est parrainée par 60 pays membres de l’OMC. Tout comme les États-Unis, via leur président Joe Biden, le Parlement européen appelle, en juin 2021, à la soutenir [10], en désaccord avec la Commission européenne. Cette dernière propose à l’OMC de plutôt lever des restrictions sur les exportations de vaccins et de favoriser les « licences obligatoires » encadrées et nationales [11]. Ce dispositif, prévu par l’OMC, permet à une autorité nationale – par exemple par saisie des tribunaux en France – d’octroyer des licences pour exploiter des brevets sans accord nécessaire de leurs propriétaires. Cette procédure s’effectue de façon encadrée et prévoit une indemnisation financière pour ces derniers.

Moderna et Pfizer réagissent à cette démarche des « pays en développement » : ils annoncent des mesures, respectivement en mars et mai 2021. Pfizer propose des vaccins à prix coûtant à 45 pays [12] et Moderna déclare renoncer définitivement à ses droits de brevets dans les 92 pays « à revenu faible ou intermédiaire » [13].

L’OMC acte une levée partielle des brevets

Ce n‘est qu’un an plus tard, le 17 juin 2022, après d’âpres négociations, que l’OMC acte la suspension des brevets sur les vaccins contre la Covid-19 pour une période de cinq ans. Au cours de celle-ci, les « pays en développement » pourront « autoriser l’utilisation des ingrédients et processus nécessaires pour la production et la fourniture de vaccins sans le consentement du détenteur du droit [NDLR : de brevet] dans la mesure nécessaire pour lutter contre la pandémie de Covid-19 » [14].

Plusieurs ONG, telle qu’Oxfam, estiment que l’OMC ne va pas assez loin. Elles regrettent notamment que cette mesure ne concerne pas les tests et les médicaments [15]. Clara Grudler, juriste à la Sorbonne, explique dans une étude que certains États industriels, comme la France, sont satisfaits de cette décision [16]. Elle reprend la position des États-Unis et de l’Australie qui volent tardivement au secours de la victoire juridique des « pays en développement » plutôt que de reconnaître leur défaite : « la production insuffisante des doses de vaccins et la pénurie de traitements en résultant seraient imputables aux droits de propriété intellectuelle, et notamment aux brevets, portant sur les traitements et vaccins. La levée des brevets permettrait alors d’accélérer la production mondiale, et de mettre un terme à cette pénurie ». La juriste complète avec la déclaration de Katherine Tai, la représentante pour le commerce des États-Unis : « les circonstances extraordinaires de la pandémie de Covid-19 appellent des mesures extraordinaires… », qui ajoute que « l’administration [NDLR : des États-Unis] croit fermement en la protection de la propriété intellectuelle, mais au service de la fin de cette pandémie, elle soutient la renonciation à ces protections pour les vaccins Covid-19 ».

A contrario, C. Grudler observe que certains pays comme le Japon et la Suisse s’opposent à la levée des brevets. Pour cette dernière, « une levée des brevets sur les vaccins contre la Covid-19 ne garantirait en rien un accès équitable, abordable et rapide aux vaccins, médicaments et produits de diagnostic contre la Covid-19 ». Similairement, le Japon veut « préserver le système du droit des brevets » et souligne « l’inutilité de la levée des brevets comme solution à la pénurie de doses de vaccins ». L’Allemagne avance les mêmes arguments et ajoute que « la capacité de production et le contrôle de la qualité sont les principaux obstacles à l’élargissement de l’accès aux vaccins – pas les droits sur la propriété industrielle ».

Les laboratoires et les industriels du secteur pharmaceutique s’opposent naturellement aussi à cette levée des brevets. Philippe Lamoureux, directeur général du Leem (syndicat français des entreprises du médicament), qui semble ignorer la question du prix des vaccins brevetés, déclare en juin 2022 : « cet accord n’apporte aucune réponse en matière de santé publique. L’accès aux vaccins n’est pas un problème de production insuffisante du fait de l’existence de brevets – nous sommes en surproduction mondiale aujourd’hui » [17].

Il existe pourtant un risque que l’industrie pharmaceutique ne puisse garantir la production suffisante d’un outil thérapeutique quel qu’il soit. A fortiori au vu des prédictions de l’OMS sur les possibles futures grandes pandémies [18]. Certaines mesures doivent donc être envisagées pour permettre aux « pays en développement » de s’organiser rapidement en cas de problème sanitaire majeur. Un transfert de savoir-faire de production (de vaccins ou autres) et de compétences logistiques serait une première étape pour une émancipation médicale des États qui le souhaiteraient. Mais cela doit aller de pair avec une levée des droits de propriété industrielle. Pfizer et Moderna ne seront sans doute pas disposées à aller aussi loin et, pour l’heure, elles se concentrent sur un autre enjeu : leur litige autour des brevets sur les vaccins à ARN messager.

Un contentieux, et ça repart

Moderna et Curevac poursuivent aujourd’hui Pfizer et BioNTech pour contrefaçon de leurs brevets couvrant leur technologie de vaccins à ARN messager. Celles-ci auraient permis à Pfizer de fabriquer le vaccin Comirnaty. Avec une capitalisation boursière de 56 milliards d’euros (+700 % ces trois dernières années), constituée au cours de la pandémie, Moderna est le principal adversaire de Pfizer dans ce contentieux.

Finis donc les « préoccupations » sanitaires internationales et le discours « humaniste et philanthrope » sur l’accès pour tous à la vaccination contre la Covid-19. La bataille juridique qui se dessine coûtera des millions de dollars. Mais cela représente très peu au vu des sommes colossales en jeu. Pour 2022, Pfizer et Moderna ont respectivement annoncé des prévisions de vente de vaccin contre la Covid-19 de 32 milliards [19] et 21 milliards de dollars [20]. En d’autres termes, un des – si ce n’est le – plus gros « blockbuster » de l’histoire de l’industrie pharmaceutique. Quelle que soit l’issue de ce contentieux, Pfizer et Moderna sortiront toutes deux gagnantes de la pandémie. Une fois la réparation financière effectuée par la partie vaincue, cette dernière bénéficiera d’une licence pour continuer à vendre ses produits vaccinaux.

Bien que les procès en matière de brevets soient chose courante dans ce secteur industriel, on ne peut s’empêcher de relever ici un paradoxe, une instrumentalisation. Le discours vertueux qu’ont tenu Pfizer et Moderna en proposant un accès « facilité » au vaccin pour « sauver des millions de vies » fait finalement place à une réalité : un conflit d’intérêt économique entre des entités valorisées à des dizaines de milliards d’euros.

[1Cet article n’aborde pas le volet sanitaire de la Covid-19 (soins, prévention, pandémie…) et les discours médiatique, scientifique et politique la concernant dans la mesure où le sujet a déjà été traité par Inf’OGM.

Voir Annick Bossu, « Vaccination contre la Covid-19 : des zones d’ombre », Inf’OGM, 12 septembre 2021

[3The United States District Court for the district of Massachusetts, C.A. No. 1:22-cv-11202, 25 juillet 2022.

[5Cette question est aujourd’hui résolue puisque des quantités importantes de vaccins périmés sont jetés à la poubelle.

Voir Etwareea, R., « Un milliard de vaccins anti-covid jetés à la poubelle », Le Temps, 11 juillet 2022.

[6Le terme de « pays en développement » est celui utilisé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS).

[8Ces deux pays ont historiquement déjà porté de telles demandes, notamment par rapport à la lutte contre le Sida, la tuberculose, etc.

[9L’Inde est le plus gros producteur mondial de vaccins, la plupart sous licence de sociétés pharmaceutiques occidentales.

[11L’OMC prévoit des plafonds spécifiques limitant la quantité ou la valeur des marchandises qui peuvent être importées ou exportées au cours d’une période. L’Union européenne, membre de l’OMC, demande la levée de telles restrictions pour augmenter ses contributions au programme Covax, qui vise à partager les doses avec 92 pays à faibles et moyens revenus.

[16Clara Grudler, « Levée des brevets sur les vaccins anti-Covid : solution miracle ou dangereux mirage ? », Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 14, 2022, 31-47.

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