Ressources génétiques et souveraineté alimentaire
Les semenciers profitent de différentes instances internationales pour s’approprier les ressources génétiques. Les paysans tentent de s’y opposer, et viennent récemment d’obtenir la création de groupes de travail censés y remédier. Cet article présente quelques éléments du contexte qui permettront de suivre le travail de ces groupes.
Les variétés issues des systèmes semenciers paysans sont systématiquement ratissées, depuis une cinquantaine d’années, par une industrie semencière extractiviste de « gènes d’intérêt ». Avec toujours le même objectif à travers le temps : celui de puiser les traits sélectionnés et entretenus pendant des générations par les communautés paysannes dans un réservoir de plusieurs millions de variétés d’une considérable biodiversité. Mais les techniques d’analyse, de sélection et d’appropriation ont considérablement évolué.
Une sélection directement à partir des gènes
L’effort de sélection est progressivement passé de la plante entière, à la cellule, puis à la composition moléculaire. Le travail de création variétale s’intensifie aujourd’hui en laboratoire avec l’utilisation des séquences d’ADN numérisées, des algorithmes de métadonnées sur des marqueurs moléculaires, et des logiciels de calcul de probabilités permettant de distinguer un caractère particulier. Le coût d’analyse d’une séquence d’ADN a littéralement chuté en 20 ans et le criblage génomique des échantillons de semences paysannes conservés dans les banques ne pose plus de problème technique particulier. La question aujourd’hui pour le sélectionneur est de pouvoir être en mesure de relier la masse d’informations moléculaires qu’il a collectées à un trait de caractère complexe qui, souvent, inclut des connaissances et des savoir-faire provenant des communautés paysannes. Drôle de paradoxe : ces mêmes communautés qui maintiennent, par une agroécologie paysanne, les variétés pourvoyeuses de la ressource génétique et livrent généreusement des informations indispensables aux chercheurs sont soumises à des pressions soutenues des politiques semencières qui tendent à les faire disparaître.
En effet, presque partout dans le monde, les cadres juridiques et réglementaires instaurent la primauté des variétés industrielles. Celles-ci sont issues de la sélection moderne qui intensifie les manipulations génétiques et les biotechnologies pour essayer d’atteindre des performances inégalées dans un marché très concurrentiel. Les nouvelles obtentions variétales sont souvent des hybrides F1, qui ne peuvent pas être reproduites par l’agriculteur : elles exigent beaucoup d’intrants, et sont peu adaptées en agroécologie paysanne.
Puiser gratuitement dans les ressources, puis les privatiser
Plus de sept millions d’échantillons de graines sont entreposés aujourd’hui comme « ressources génétiques » dans les réfrigérateurs des banques de gènes des Centres internationaux de la recherche agricole du Groupe consultatif de la recherche agricole internationale (CGRAI), et dans les conservatoires des ressources biologiques des grands pays industriels. Depuis une dizaine d’années, une collection de sauvegarde a été enfouie dans « la caverne de l’Apocalypse » à Svalbard (Norvège) aux abords du Pôle Nord [1]. Cette conservation ex-situ permet la mise à disposition facilitée de spécimens aux généticiens, sélectionneurs et biotechnologistes des pays nantis ; de nombreux témoignages des chercheurs des pays pauvres montrent qu’ils ont beaucoup de difficulté à y accéder. Dans ce monde, la vision des semences paysannes, clé de la souveraineté alimentaire pour les nombreux paysans de la planète, se réduit à une matière première (« matériel génétique ») qui servira à obtenir de nouvelles plantes, « améliorées » pour conserver une efficacité aux systèmes de cultures industrielles. Une plus-value considérable est obtenue sur l’introduction d’un gène de résistance à une maladie – ou de tolérance à la sécheresse, ou encore d’enrichissement en fer ou en zinc – dans les monocultures intensives. Les nouvelles obtentions végétales sont protégées par des droits de propriété industrielle revendiqués par l’utilisateur de la ressource génétique, ce qui lui garantit l’exclusivité commerciale des semences et lui permet d’empêcher la reproduction de sa variété nouvelle à tout concurrent, en premier lieu à l’agriculteur, qui est à la fois client et concurrent.
Un dispositif international sophistiqué a été négocié avec difficulté entre pays du Sud, pourvoyeurs de ressources génétiques, et pays industriels, pour qu’ils puissent contourner les contraintes trop fortes d’accès aux ressources. Ces dernières sont en effet sous souveraineté nationale depuis la Convention sur la diversité biologique (1992, voir encadré ci-dessous). Ce dispositif, c’est le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation (Tirpaa), mis en œuvre en 2004, qui organise un système multilatéral d’échange des ressources pour 64 espèces cultivées majeures. Le système doit garantir un accès facilité contre un partage des bénéfices issus de l’utilisation de la ressource à travers un fonds dédié. Or, les caisses du fonds de partage étant quasiment vides, le système ne peut fonctionner. Malgré ce dysfonctionnement, certains pays industriels souhaitent encore élargir la liste des espèces bénéficiant de l’exception du Traité. Pour obtenir l’adhésion des pays du Sud riches en biodiversité et où les paysans sont nombreux, les pays industriels ont concédé du bout des lèvres la reconnaissance des droits des agriculteurs à conserver, sélectionner, échanger et vendre les semences de leurs variétés. Après six années de négociations, les discussions de la dernière réunion de l’Organe directeur du Traité à Kigali en novembre 2017 ont obtenu une modeste avancée avec « la création d’un groupe d’experts techniques ad hoc sur les droits des agriculteurs, qui doit notamment produire un inventaire des mesures nationales positives pour les droits des agriculteurs et faire des propositions pour la réalisation de ces droits » [2]. L’information génétique numérique et son appropriation par brevet seront au cœur des prochaines discussions.
La Convention sur la diversité biologique discute (aussi) des ressources génétiques numérisées
Fin 2016, les États parties à la convention internationale sur la diversité biologique (CDB) décidaient de se pencher sur les impacts que la numérisation des ressources génétiques pouvait avoir sur les objectifs de la convention qui sont la conservation de la biodiversité, son utilisation durable et surtout, un partage équitable des avantages découlant de cette utilisation des ressources génétiques. L’année 2017 fut celle de la mise en place de ce travail avec un groupe d’experts dédiés et d’une compilation d’informations et d’opinions des États signataires de la Convention dont le fruit vient d’être publié en janvier 2018 [3]. Le groupe d’experts vient également de se réunir à Montréal du 13 au 16 février [4] mais, à l’heure de publication de cet article, le résultat des discussions n’est pas encore connu. Le Tirpaa (sur une partie des espèces cultivées) et la CDB (sur les autres espèces) arriveront-ils aux mêmes conclusions ?
Éric Meunier
[1] , « Svalbard : pour l’humanité ou pour les semenciers ? », Inf’OGM, 14 décembre 2016
[2] Pour en savoir plus les résultats de la dernière réunion du Traité, http://www.semencespaysannes.org/bdf/veille/fiche-veille-2010.html
[4] Ordre du jour et documents préparatoires : www.cbd.int/meetings/DSI-AHTEG-2018-01