Kurdistan : l’agriculture, principale victime
Depuis 1991, le Kurdistan d’Irak possède une forme d’autonomie politique : Bagdad, capitale de l’Irak, lui verse une partie de la rente pétrolière soit environ 17% du budget de l’Irak, qui a pour but la mise en œuvre d’une organisation démocratique dans ce gouvernorat. Mais la restructuration de cette zone, anciennement agraire et prospère, interpelle.
Le Kurdistan irakien a subi des violences extrêmes, des chocs successifs, des réformes agraires multiples, et ceci sur un temps long. La population a ainsi connu de nombreux déplacements accompagnés de changements structurels. Sous Saddam Hussein (1979 à 2003), la collectivisation a permis à l’État de s’approprier 99% des espaces agricoles. Le travail de sélection et de conservation a été retiré aux paysans dans un climat de peur et de domination. Ceux qui ont fait autrement ont subi des actes de violences ultimes à travers la politique des terres brûlées : destruction systématique des maisons, des récoltes, des semences, du bétail, des sources. 4500 villages sur 5200 ont été détruits, entre 1975 et 1989. Cette terreur s’est achevée avec l’utilisation de l’arme chimique à Halabja (5000 kurdes gazés en mars 1988).
Lorsque nous interrogeons la population sur cette période, les gens n’ont pas de mots, d’un coup leurs regards se perdent. Ces instants en disent long sur la violence de ces années : les paysans pris pour cibles parce qu’ils permettaient la résistance en nourrissant les peshmergas (l’armée kurde qui s’opposait alors au régime Baasiste), ont ainsi au fil du temps perdu leurs terres, perdu leurs semences, perdu leur rôle d’acteur.
Une reconstruction hors-sol
En 1991, lorsque débute l’occupation américaine, des lois vont changer, les ordres Bremer permettent par exemple la mise en place de la propriété intellectuelle sur les semences. Le Kurdistan irakien bénéficie d’un traitement un peu particulier : beaucoup d’investissements se font dans cette zone. Nous sommes aux frontières de Kirkouk et Mossoul, de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie, c’est donc un territoire stratégique. En 2009, le Kurdistan irakien se lance dans l’écriture d’un plan stratégique de dix milliards de dollars sur cinq ans, pour l’agriculture. L’objectif annoncé était la reconquête de l’autonomie alimentaire d’ici 2014. En 2012, seulement 25% de cette somme avaient été attribués. Sur le terrain, nous avons noté qu’un des blocages était l’accès à l’eau : pour atteindre la production escomptée, il aurait fallu irriguer 700 000 ha. Le plan étasunien n’en prévoyait que 100 000 ha et ce sont les gros propriétaires qui ont capté ces terres et se sont lancés dans de la monoculture intensive. Sur place, le Dr Sami Mhammad Amin, enseignant à l’université de Slahadin, nous explique que les paysans plantaient le blé et s’en remettaient « à la grâce de Dieu » pour la pluie. L’introduction de l’irrigation transforme donc le rapport des hommes à leur environnement et surtout les rapports entre eux puisque peu sont ceux qui ont accès à l’eau.
Comment se fait-il que ce plan propose des réponses techniques, à des problèmes politiques [1]]] ? Pourquoi une telle restructuration qui ne tient pas compte de la culture locale ? En effet, le déclin de l’agriculture n’est pas lié au mauvais travail des paysans, ni à une mauvaise gestion du territoire, ou de l’eau. Ce déclin est lié à des actes de violences et de dominations envers la population et envers l’organisation agricole, ce sont des causes politiques qui ont déstructuré le secteur. Alors qu’un plan hors-sol vient une nouvelle fois bouleverser l’organisation paysanne et les savoirs locaux, ce projet doit-il être considéré différemment par rapport à l’ensemble des réformes précédentes ?
L’exode rurale continue
Dans une revue éditée en 2011 par le gouvernorat du Kurdistan irakien, Kurdistan invest in democracy, deux pages seulement (sur 126) sont consacrées à l’agriculture. Dans ce qui était le croissant fertile, la « modernisation » de ce territoire prévoit de bétonner ses terres et de fonder son économie sur l’industrie pétrolière et les investissements étrangers. Comment parler de démocratie quand ceux qui nourrissent la population ne sont pas consultés pour reconstruire l’agriculture ?
Cette histoire nous révèle comment la reconstruction peut être tout aussi violente pour la paysannerie que la destruction. L’arrivée de la paix n’a en aucun cas stoppé l’érosion de la diversité biologique, et des petits producteurs. Ce projet d’investissement dans la démocratie rend compte de l’organisation d’un marché mondial dans lequel les pays sont encouragés à se spécialiser (pétrole contre nourriture). La non auto-suffisance alimentaire plonge les États dans des interdépendances, ce qui représente un bien gros risque au regard des conflits actuels.
[1] 1, Nous ne prenons ici que l’exemple de l’eau, que nous jugeons significatif dans cette zone, mais nous aurions pu extraire d’autres éléments tels que l’introduction des biotechnologies, l’encouragement de la monoculture et tout particulièrement du blé, voir [[ , « Au Kurdistan d’Irak, les paysans ont perdu leur autonomie semencière », Inf’OGM, 19 août 2014